Articles récents

No 338 – N’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art

8 avril 2024

AU MOMENT OÙ J’ÉCRIS CES MOTS, voilà déjà deux semaines que Sora, le nouveau générateur d’images vidéo de haute qualité et de longue durée (une minute) a été lancé par OpenAI. Une révolution survenant à un rythme effréné et suivant une courbe de croissance exponentielle. Lorsque ces mots seront publiés, l’intelligence de Sora aura grandement évolué et d’autres générateurs auront peut-être même déjà vu le jour. Nous vivons une période de profonde métamorphose de l’image, de la photographie et, très bientôt, du cinéma. Mais n’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art.

En 1945, André Bazin, théoricien et critique de cinéma, a dit que l’arrivée de la photographie, avec son caractère de «reproduction mécanique», avait libéré les arts plastiques de leur «obsession du réalisme», leur « obsession de la ressemblance (1) ». L’essence de cette reproduction mécanique du monde réel est ainsi cette promesse que quelque chose a été (2), une promesse qui, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », nous « [oblige à] croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté (3) ». À cette promesse de réalité s’est ajoutée pour plusieurs la notion de vérité, causant un tollé en 1982 lorsque le magazine National Geographic a publié une photographie modifiée des pyramides de Gizeh, montrant celles- ci plus rapprochées l’une de l’autre qu’en réalité. Ce fut, pour certains, le début de l’ère post-photographique ou tout simplement la mort de la photographie.

Tant de bouleversements basés sur une promesse. Si l’intelligence artificielle arrive, à son tour, avec sa promesse, j’imagine que celle-ci serait « tout est irréel ». Comme la photographie a un jour libéré les arts plastiques de leur obsession du réalisme, est-ce que l’IA libérera les arts de reproduction mécanique de leur contrat ? Les manipulations d’images sont, bien évidemment, chose courante depuis l’arrivée du numérique et même depuis les débuts de la photographie argentique. Ce que nous vivons plutôt, c’est une démocratisation exponentielle des moyens pour y parvenir, voire pour créer et produire sans aucune connexion physique directe avec le monde réel. Une démocratisation qui viendra nécessairement avec son coût et sa révolution.

Sommes-nous au début de l’ère où chaque individu pourra générer le film parfait, pour lui seul ? Des films sans longueurs, divertissants, émouvants, avec des effets spéciaux impeccables, de la lumière et des couleurs indépendantes de toute surprise et intempérie provenant du monde réel ? Est-ce que l’expertise n’aura plus besoin d’être acquise, mais sera plutôt accessible à tous et à toutes à condition de l’acheter et ce, à un prix de plus en plus dérisoire ? Et alors, quels films resteront ? Que restera-t-il à critiquer pour la critique ?

Un film, c’est bien davantage que des choix techniques, bien plus qu’un divertissement sans failles, qu’une illusion pleine d’émotions : c’est un acte de communication. C’est la prise de parole d’une personne qui souhaite partager quelque chose avec le monde. Regarder — et critiquer — une œuvre cinématographique, c’est ainsi chercher à comprendre le discours qui la sous-tend, c’est le vivre, le ressentir et le partager de nouveau, sous d’autres termes, d’autres angles, d’autres perspectives et d’autres sensibilités. Derrière un discours, il restera toujours une voix. Et cette voix, pour être unique et riche, restera — je l’espère — toujours d’abord marquée par une expérience humaine spécifique du monde. Cette expérience est — j’ose croire — la première chose qui survivra et qui constituera l’essence de l’œuvre d’art que nous continuerons à prendre plaisir à découvrir, scruter, écouter, comprendre.

C’est dans cette perspective de penser les films au-delà de leurs minutes à l’écran, de les penser comme des processus, que je suis heureuse d’inaugurer une nouvelle section à la revue : le cahier d’étude. Cette section, que j’espère poursuivre dans de prochains numéros et qui trouve son extension sur la page couverture, propose une série d’images tirées de la période de recherche d’un film — ici Soleils Atikamekw. Je voudrais sincèrement remercier la cinéaste Chloé Leriche, le photographe Glauco Bermudez et notre designer graphique Simon Fortin pour le temps, la confiance et la collaboration inestimables.

Bonne lecture, bonne découverte, bon cinéma.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) André Bazin. « Ontologie de l’image photographique », in : Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Les Éditions du Cerf, 1981 [1945], p. 12.
(2) Cette théorie a été proposée et développée par Roland Barthes dans son livre La chambre claire — Note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma; Gallimard; Seuil, 2013 [1980].
(3) André Bazin, ouvrage déjà cité, p. 13.

Festin boréal

5 avril 2024

La bête lumineuse

Alain P. Jacques

Dans la lignée de sa récente installation 7 paysages, présentée aux derniers Rendez-vous Québec Cinéma, Robert Morin poursuit avec Festin boréal son observation du territoire sauvage québécois. Ces projets, qui ont germé depuis que le cinéaste habite davantage la forêt que la ville, marquent une rupture évidente dans sa filmographie, sans pour autant s’en éloigner. Comme à son habitude, le scénariste-réalisateur s’amuse à brouiller la frontière entre le réel et la fiction avec une proposition formelle originale et inusitée invitant à la contemplation de ce qui, à la base, devrait être rebutant.

Alors que l’automne flamboie, un majestueux orignal en rut flaire une femelle. À l’instar du buck de la chanson de Desjardins, l’accouplement n’aura pas lieu. En effet, la flèche qui l’atteint mortellement au flan n’a rien à voir avec celle de Cupidon. Elle provient de l’arbalète d’un chasseur (Robert Morin) qui abandonne son trophée après avoir pris soin de l’immortaliser dans un égoportrait. L’essentiel du film se concentre alors sur la lente décomposition du cervidé ainsi que sur le cortège d’animaux et d’insectes venant successivement s’y repaître.

Avec l’idée d’appliquer des distorsions aux traditionnels documentaires animaliers de la BBC, Morin dévoile la besogne habituellement invisible de cette faune forestière en se permettant, au passage, quelques entourloupes qui font sa signature. Alors que 7 paysages plaçait le spectateur au centre du dispositif circulaire en l’immergeant dans un panorama de 360°, Festin boréal procède d’une mécanique inverse. Il le maintient à proximité, aux premières loges de l’action allant même jusqu’à offrir des points de vue subjectifs d’animaux et des images de l’intérieur de la carcasse.

Un tournage exigeant qui s’échelonne sur trois ans utilisant plusieurs dépouilles récupérées sur le bord de la route. Principalement tourné autour de chez lui mais aussi en Outaouais, au Saguenay et en Gaspésie, il lui aura fallu user de patience et de ruse pour parvenir à obtenir les images des charognards à l’œuvre. « Nous avons placé trois orignaux dans trois coins différents du parc La Vérendrye, loin de toute présence humaine. Cinq caméras par site munies de détecteurs de mouvements intégrés. Nous allions récolter les cartes SD deux fois par semaine pendant cinq mois. »

Sans comédiens ni narration en voix off, le passage des saisons devient le fil conducteur d’une nature vulnérable où l’humain joue un rôle perturbateur. Pas de musique non plus pour magnifier les superbes images recueillies par une équipe de collaborateurs, dont Thomas Leblanc Murray assumait la coordination. Que le chant des oiseaux, le craquement des arbres, le martèlement de la pluie et le souffle du vent hivernal pour briser le silence de la bande sonore conçue par Martin Pinsonnault. Avec ses caméras-témoins dissimulées tout autour de la carcasse, le cinéaste impose de longs plans fixes s’enchaînant doucement au rythme des changements de la lumière des jours. « Je ne me souviens pas du nombre d’heures [de matériel enregistré] et j’aime mieux pas. On a épluché ça à deux, [le monteur] Elric Robichon et moi, durant un an ».

Les geais bleus utilisant le panache comme perchoir tandis que le porc-épic le gruge pour aiguiser ses dents, même mort, cet élan d’Amérique demeure un maillon précieux de cet écosystème. Il assure une nourriture de subsistance aux nombreux résidents de la forêt comme le résume admirablement l’affiche du film. Pour sa 38e production, il importait au cinéaste « de montrer l’utilité de la mort dans la nature, sa propreté, alors que même nos morts sont polluantes ».

Expérience audiovisuelle d’une rude poésie, Morin fait la démonstration de l’œuvre du temps en renvoyant le spectateur à sa propre condition de mortel. Même s’il donne l’impression de s’être assagi, il n’en demeure pas moins que le regard qu’il porte sur le monde reste pertinent et sensible en cette ère de bouleversements climatiques. Apôtre écologiste ? « J’ai fait ce film pour moi d’abord. Il n’est donc pas pédagogique et encore moins propagandiste. »

Présenté dans le cadre de récents festivals en Abitibi et à Montréal, ce deuxième volet d’une trilogie devrait sortir en salle en février 2024. « Après le végétal et l’animal, j’aimerais faire un film sur les trois instincts des Sapiens, mais avec la même approche zoologique, peut-être avec des gens qui pratiquent le nudisme. Mais c’est à voir. »

Nota : Toutes les citations proviennent d’un entretien entre l’auteur et le cinéaste.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 337 de la revue (hiver 2024)

No 337 – L’heure des adieux

24 janvier 2024

Je ferai cette annonce sans ambages : ceci sera mon dernier mot de la rédaction pour Séquences. Après quatre années et 17 numéros à titre de rédacteur en chef, je tire tristement ma révérence. La raison? Il y en a plusieurs — certaines n’ont pas à être étalées ici —, mais essentiellement, je n’arrive plus à concilier les responsabilités qui incombent à ce poste important avec celles liées à la salle de cinéma que j’ai fondée à Québec l’an dernier avec Ariane-Caron Lachance, le Cinéma Beaumont. Le succès de notre projet, bien qu’il ne nous surprenne pas, a néanmoins dépassé nos attentes, et il m’est impossible aujourd’hui de porter ce projet important pour la vie cinéphile de ma ville et consacrer le même temps et sérieux à la revue. Depuis quelque temps, je sentais que c’était ma vie personnelle qui écopait de mon horaire de plus en plus chargé. Je laisse donc ma place dans le but de mieux concentrer mes énergies. 

J’ai accepté de succéder à Élie Castiel en 2019 à l’invitation d’André Caron, à une époque où notre salle de cinéma n’était encore qu’un vague rêve à peine formulé. Diriger une revue de cinéma était une occasion trop belle pour la laisser passer, la consécration d’une dizaine d’années passées à faire de la critique cinématographique pour diverses publications (24 images, Spirale et Séquences, bien sûr), ainsi que de la radio et de la télévision comme chroniqueur et animateur. Jamais ne m’avait-on confié autant de responsabilités depuis la fin de mes études en littérature, cinéma et journalisme, et je crois rétrospectivement m’être assez bien tiré d’affaires, en brassant la structure de la revue, en ajoutant plusieurs nouvelles plumes à notre équipe et en travaillant d’arrache-pied afin de rendre chaque numéro attrayant à l’œil — Séquences est une revue imprimée après tout —, notamment grâce à des couvertures illustrées par des artistes québécois et internationaux de grand talent. La réception à la maison de chaque numéro fraîchement imprimé, l’odeur fraîche de l’encre, était chaque fois un grand moment de fierté pour moi. 

Je continue de croire à la nécessité de la critique et à l’existence de Séquences, qui existe — il faut le souligner — depuis 1955. Cette revue est née d’une volonté d’accompagner les cinéclubs catholiques montréalais et de former intellectuellement les jeunes cinéphiles d’alors. Cette mission demeure, en excluant évidemment volet religieux : celle d’être accessible et de s’adresser tant aux amateurs qu’aux cinéphiles les plus pointus. À mon arrivée en poste, j’ai voulu accentuer ce ton plus direct de la revue, qui nous a toujours distingués de nos « compétiteurs ». J’espère que ma ou mon remplaçant, qui intégrera la revue  au moment où elle célébrera ses 70 ans, saura à la fois respecter l’âme de la publication et lui donner une saveur et une énergie unique. 

Je tiens à remercier mes deux principaux collègues avec lesquels j’ai collaboré à la conception de ces numéros, soit Claire Valade à la correction des textes et Simon Fortin au design graphique. Ce sont les échanges avec eux et leur professionnalisme contagieux qui me manqueront le plus. Je tiens également à remercier Yves Beauregard, directeur de la revue depuis 1994, de m’avoir fait confiance. 

Je ne disparaîtrai pas complètement pour autant! J’ai l’intention de continuer à contribuer à la revue comme critique. Vous pourrez également me lire occasionnellement sur le site web et dans les numéros papier de Nouveau projet. Et si jamais vous passez dans le fabuleux quartier Saint-Roch de Québec, je vous invite à venir me saluer dans notre cinéma qui me tient énormément à cœur. Une chose est sûre : jamais ma passion pour le cinéma n’a été autant dévorante qu’en ce moment. 

Merci à vous,

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF

2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.