24 février 2012
Raoul Ruiz qui meurt, c’est un peu comme Picasso qui disparaît : peu de cinéastes depuis Godard ont autant exploré le cinéma sous toutes ses formes, au risque souvent de ne pas être compris du public. En adaptant Le temps retrouvé, dernier ouvrage de Marcel Proust et clef de voûte de toute son œuvre, Ruiz relevait un défi de taille, celui de créer un langage cinématographique capable de traduire les chassés-croisés temporels du grand Marcel.
>> Anne-Christine Loranger
Marcel Proust est pour bien des gens un grand auteur français (et donc un intello) qui a minutieusement décrit le monde aristocratique de son temps (donc un snob) en faisant de phrases de deux pages (bâillements, terreur, dégoût, c’est au choix). L’œuvre de Proust, comme d’ailleurs celle de Ruiz, rebute à bien des égards par sa taille et par le génie même de sa langue. C’est donc dire que ce sont deux génies créateurs de langages qui se sont retrouvés au sein de cette fracture temporelle organique qu’on appelle le cinéma, le travail complexe du second donnant soudainement vie et lumière à la sombre et caustique recherche du premier.
Étendu sur son lit, Marcel mourant, doutant encore de lui et de ses capacités littéraires, se dépêche d’achever son dernier ouvrage. Se remémorant ceux qu’il a aimés en regardant de vieilles photos, il nous les présente dans un lumineux ballet de souvenirs : Gilberte, belle et amère, Robert de Saint-Loup, courant les maîtresses pour camoufler ses rafles dans les bordels de garçons, la magnifique Odette, mère de Gilberte, le brillant baron de Charlus, impudique et fragile, la princesse de Guermantes, fine et redoutable, la caricaturale Mme Verdurin, tout ce petit monde de l’aristocratie française de la Première Guerre, longuement fréquenté au sein de La recherche qui se dévoile sous la loupe du réalisateur chilien.
Le film, tout comme l’œuvre de Proust, avance au rythme d’un spectacle de trapézistes, c’est-à-dire dans de rapides chassés-croisés dont les acrobaties se répondent tout en se construisant, projetant les protagonistes d’une époque vers l’autre en dépit de toute chronologie mais non de toute cohésion. Deux lieux s’y imposent : le salon rupin (à défaut d’être huppé) de Mme Verdurin et, lors d’un concert, des années plus tard, celui de la princesse de Guermantes. Marcel (Marcello Mazzarella, parfait), déambule au milieu des salons parisiens comme un cygne à travers des parterres de cobras, si splendide et vulnérable qu’on l’entoure sans penser à le mordre. Mais le cygne, lui, sait nager. L’eau monte au milieu des tumultes de la guerre, envahissant peu à peu le territoire des serpents royaux dont le venin ne sert plus à grand-chose au milieu d’une plaine inondée par l’avancée roturière, symbolisée à la fin du film par la grotesque Mme Verdurin devenue la nouvelle princesse de Guermantes. La splendide cinématographie de Ricardo Aronovich passe du microcosme au macrocosme, s’attachant autant au détail d’une porcelaine ou d’une coiffure qu’aux mouvements des foules distinguées qui, même assises, continuent de se mouvoir dans de lents glissements parfaitement adaptés aux mouvements temporels qui constituent le cœur de l’œuvre proustienne.
L’enfant Marcel n’est jamais loin de l’adulte dans le film de Ruiz; manipulant un faisceau lumineux ou un projecteur, le petit et le grand Marcel dévoilent autant qu’ils dissimulent, le charme des personnages tenant aussi et surtout aux mystères qu’ils continuent de recéler. L’interprétation des acteurs y est exemplaire : Pascal Greggory nous fait sentir la duplicité conjugale et la bravoure militaire de Saint-Loup, en même temps que sa voracité charnelle, alors que d’une dent avide il dévore son dîner tout en célébrant le courage des poilus sur le front. John Malkovitch, en baron de Charlus, fait avancer son personnage sur le fil d’un rasoir de perversité grand style. La scène où il défile au milieu d’une haie de prostitués mâles en distribuant deniers et conseils avec la dignité d’un pair de France, alors même qu’il vient de se faire enchaîner et fouetter à l’étage au-dessus, constitue un tour de force d’autant plus étonnant que Malkovitch y joue en français. La dialectique minutieuse du temps et de l’intemporel, sens profond du Temps retrouvé, est magiquement traduite par les figures d’Odette (sublime Catherine Deneuve) et par Gilberte (Emmanuelle Béart, troublante), la première demeurant le seul être sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise alors qu’il transforme la seconde en monstre.
Si Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz commence par un gros plan sur un petit ruisseau surplombé par le clocher de Combray, il se termine sur la grande mer, image magnifique qui résume parfaitement l’œuvre proustienne, puisque c’est le détail anodin, transparent, qui mènera Marcel aux profondeurs de l’infini.
France / Italie / Portugal 1999 — Durée : 158 minutes — Réal. : Raoul Ruiz —Scén. : Raoul Ruiz, Gilles Taurand — Images : Ricardo Aronovich — Mont. : Denise de Casablanca — Son : Philippe Morel — Cost. : Caroline de Vivaise, Gabriella Pescucci — Mus. : Jorge Arriagada — Int. : Marcello Mazzarella (Marcel), Catherine Deneuve (Odette de Crécy), Emmanuelle Béart (Gilberte), John Malkovitch (Baron de Charlus), Vincent Perez (Morel), Pascal Greggory (Robert de Saint-Loup), Marie-France Pisier (Mme Verdurin), Chiara Mastroianni (Albertine), Arielle Dombasle (Mme de Farcy), Edith Scob (Oriane de Guermantes), Elsa Zylberstein (Rachel), Christian Vadim (Bloch) — Prod. : Paulo Branco — Dist. : Christal.
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