17 décembre 2015
Vaste programme que s’est imposé Miguel Gomes (Tabou), la voix la plus singulière des cinéastes portugais de sa génération. S’inspirant de la structure des mythiques récits des Mille et Une Nuits, dont ne subsiste en réalité que le personnage de Shéhérazade et quelques phrases ou idées du livre, le réalisateur lisboète réinvente le monde, ou crée le sien propre, avec ses changements de vitesse imprévus, ses brisures abruptes, ses décalages image/son déroutants – un monde qui emprunte à la vie de tous les jours et à l’actualité (aux actualités), mais aussi à la folie, à l’animisme, au théâtre (la séquence du tribunal, entre autres), au cinéma même (on pense, bien sûr, à Pasolini) et à d’autres formes d’art, et qui obéit à sa propre logique. Où le chant des oiseaux rejoint celui des humains, où les animaux dialoguent avec les hommes.
Même si le Cinéma du Parc présentera chaque tranche à raison d’un volet par semaine, il convient de parler des trois films comme d’un tryptique, à la fois magique, sombre, bluffant, déjanté et absurde. En effet, appréhendés séparément, les trois volumes (eux-mêmes segmentés en plusieurs tableaux) n’ont pas la même force que pris dans leur ensemble, même s’il n’y a que peu de liens apparents entre chacun. Pourtant, l’auteur cautionne la pause de quelques jours que sera forcé de prendre le spectateur pour visionner chaque portion de son œuvre. Il est vrai que six heures de projection ininterrompue de cette masse d’images, de récits, de couleurs et de sons a de quoi étourdir.
En fait, si Gomes se donne le mandat de tracer le portrait de son pays pendant la crise économique et sociale qui le secouait en 2013 et 2014, c’est plutôt un état d’âme qu’il tente de filmer, évoquant un maelström de sentiments jetés au spectateur comme une immense toile d’araignée, où il se fait happer ici par l’âpreté de témoignages réels, çà et là par la légèreté et la sensualité des divers contes, et encore là-bas par la trivialité des tranches de vie (fictives ou non) dépeintes chez les habitants de son pays.
Aidé de Sayombhu Mukdeeeprom, le chef opérateur attitré d’Apichatpong Weerasethakul, pour donner une luminosité parfois fantômatique à ses images, on comprendra que Gomes a filmé en roue libre, sans vraiment savoir où il aboutirait à l’issue de cette longue période de tournage (près de deux ans), se laissant « pénétrer » par les découvertes inattendues, comme le groupe de pinsonniers dont il ignorait jusque là l’existence. À cela s’ajoute une maîtrise du montage qui fournit au cinéaste un outil de plus lui permettant, en alternant destins collectifs et individuels, de porter un regard critique sur l’état de son pays, soit par la lorgnette du documentaire (fermeture d’un chantier naval, manifestations) ou celle de la fiction tragicomique (des économistes européens en constante érection, le meurtrier qui fuit la police, les drames des résidants d’un HLM).
Il en ressort un objet filmique parfois bancal, parfois longuet, mais audacieux, unique, inclassable. Parce que jamais fait avant.
Genre : ESSAI DRAMATIQUE – Origine : Portugal / France / Suisse / Allemagne – Année : 2015 – Durée : 2 h 05 (v. 1) ; 2 h 11 (v. 2) ; 2 h 05 (v. 3) – Réal. : Miguel Gomes – Int. : Crita Alfaite, Adriano Luz, Americo Silva, Rogéro Samora, Fernando Loureiro, Carlota Cotta, Miguel Gomes, João Pedro Bénard, Margarida Carpinteiro, Chico Chaps, Luíza Cruz – Dist. / Contact : Kino Lorber.
Horaires : @ Cinéma du Parc
CLASSEMENT
Exempté
MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. ★ Mauvais. ½ [ Entre-deux-cotes ] – LES COTES REFLÈTENT UNIQUEMENT L’AVIS DES SIGNATAIRES.
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