Articles récents

No. 344 – À hauteur d’étoiles

25 septembre 2025

JE NE SAIS SI C’EST parce qu’elles se font aujourd’hui rares, et donc désirables, parce qu’elles sont souvent tout simplement magistrales ou parce qu’elles portent, encore et toujours, de grandes émotions humaines intemporelles, mais les images en noir et blanc m’envoûtent. Comme devant une apparition, le noir et blanc m’hypnotise et m’ébahit. J’ai alors l’impression que le temps bat à un autre rythme, que les ténèbres et les cieux sont descendus sur Terre pour mettre en scène le spectacle du réel. Devant elles, je reste là, humaine, à regarder.

Quand j’ai choisi de mettre Shifting Baselines (2025), la nouvelle œuvre du cinéaste québécois Julien Elie, en couverture de ce numéro, j’ai soudain eu ce désir insensé de transposer tout le magazine en noir et blanc. Plus aucune couleur ; seulement du noir sur des pages blanches, des images en multiples teintes de gris. Mais rapidement, la raison est revenue à moi : les pures émotions ne suffisent pas ; le noir et blanc parle, signifie. L’appliquer de force sur les images des autres belles et grandes œuvres présentes dans les pages de ce numéro serait les soumettre à un nouveau sens, un sens qu’elles n’ont pas choisi en usant, elles, de couleurs. Un noir et blanc ne s’impose pas — du moins, plus aujourd’hui.

Pendant de longues décennies, question d’avancées technologiques et de coûts, il était bien, toutefois, le seul apte à recréer cette plus que parfaite illusion du réel. La photographie et le cinéma des premiers temps n’avaient d’autre choix que d’embrasser l’absence de couleurs, à moins, bien sûr, de venir colorier la pellicule après coup. Le noir et blanc était alors une limite. Mais sans la possibilité d’autre chose, il pouvait tout signifier : le réel des Lumière mécaniquement capté et reproduit, le rêve et la magie d’un Méliès, la folie et le cauchemar d’un Lang, la tourmente, le mystère, la romance, le souvenir. Un Casablanca (Michael Curtiz, 1943) et ses grands sentiments n’auraient tout simplement pas la même noirceur en couleurs. Après tout, c’est Humphrey Bogart, la Seconde Guerre mondiale, l’amour, le sacrifice, la désillusion. La Seconde Guerre aura été sans couleurs, une guerre a posteriori et à distance ; la guerre du Vietnam, elle, a imprégné la rétine comme une guerre du présent, en couleurs, une guerre plus réelle que réelle. La démocratisation de la couleur et son hégémonie auront entraîné une nouvelle perception du monde par les images, relayant même, pour un temps, le noir et blanc à un simple gage du passé et d’un temps révolu. Mais chacune, en n’étant soudainement plus la seule option de représentation, s’est tout à coup retrouvée libérée de ses limites et de ses contraintes. Utiliser le noir et blanc ou la couleur est devenu un choix.

De tous les noir et blanc, c’est de celui-là que je me réjouis réellement. Le noir et blanc d’aujourd’hui, celui qui est numérique, celui qui se pense, se réfléchit, s’impose. Ce n’est pas un noir et blanc du passé ou du rêve ; c’est plutôt celui qui survient où et quand on ne s’y attend pas. Comme le noir et blanc de Shifting Baselines, c’est celui qui s’assoit sur l’épaule des géants (1) d’avant pour évoquer l’accompli et construire le nouveau. Dans l’image de Shifting Baselines, il y a tout, comme une capsule de sens et de temps. Entre passé, présent et futur, ses bâtiments ronds et métalliques me rappellent les gazomètres de Bernd et Hilla Becher ; ils me rappellent l’industrialisation et l’après-guerre ; ils me rappellent que la destruction est à échelle humaine. Sur la machine rectiligne, le mot SpaceX résonne et, nécessairement, avec lui résonne tout ce qu’il englobe et implique : Elon Musk, l’Amérique actuelle, le temps présent. Et là, derrière tout cela, siègent, robustes et impassibles, les fusées d’un futur longtemps rêvé ; là siègent l’impossible, le surhomme, l’ambition dévorante, l’enchantement. À distance, comme un tableau à méditer, l’image et son noir et blanc invitent à me détacher, à réfléchir, à prendre de la distance. C’est un noir et blanc qui m’éloigne et qui m’incite à regarder à hauteur d’étoiles le spectacle des mortel·le·s.

Nous avons véritablement vécu un shift dans nos possibilités de représentations, le point de départ à partir duquel on peut aujourd’hui expérimenter pour la première fois avec l’image n’étant tout simplement plus le même. Mais heureusement, les géants sont encore là, bien visibles et présents. Il suffit de nous rappeler qu’il faut parfois regarder en arrière et que nous ne sommes finalement que des mortel·le·s.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Être assis·e·s sur les épaules des géants est un concept développé depuis plusieurs siècles et qui renvoie au fait que nos connaissances actuelles dépendent des découvertes et des savoirs de nos prédécesseur·e·s : les géants. Accessoirement, « On the Shoulders of Giants » est aussi le nom qui a été donné à la mission spatiale Apollo 17. Pour en apprendre plus sur ce concept, je recommande Sur les épaules des géants d’Umberto Eco (2018).

No. 343 – L’or à deux faces

26 juin 2025

C’EST VIOLETTE, l’une des deux femmes en or de Chloé Robichaud, qui scintille en couverture de ce numéro. Cheveux dorés, le visage recouvert d’un masque de beauté étincelant comme un jonc, elle se regarde dans un miroir semblant tiré d’un autre temps. Elle se regarde, se juge, se confronte, mais que voit-elle ? À travers quels yeux se regarde-t-elle ? Est-ce à travers les siens : ceux qui étaient si éclatants une minute auparavant alors qu’elle profitait d’une journée seule avec elle-même, dans l’intimité de sa chambre à coucher ? Est-ce à travers ceux de son mari, qui vient tout juste de briser cette dite intimité en lui téléphonant pour remettre en question ses plus récentes décisions ? Ou est-ce à travers les nôtres, spectateurs et spectatrices, témoins du spectacle de cette vie fictive, celle qui, nécessairement, ressemble un peu, beaucoup ou passionnément à ce que nous sommes, vivons, rêvons ou craignons ?

En 1970, l’histoire d’adultère libératrice et coquine des Deux femmes en or de Claude Fournier se terminait par une scène des plus festives : un juge de paix émoustillé et enflammé lançait avec chaleur aux deux femmes jugées pour les conséquences de leurs aventures qu’elles n’étaient rien de moins que « deux femmes en or ! ». Certainement ici, au sortir de la Révolution tranquille, la liberté n’avait ni juge ni bourreau. Libérées des diktats d’un état catholique, les femmes y rêvaient de plaisir, au grand bonheur des hommes qui les rencontraient, à l’indifférence de leur mari. L’adultère y était une fête, un acte de rébellion où les notions de bien et de mal prescrites par l’état religieux étaient volontairement retournées l’une sur l’autre. L’émancipation y était collective ; le procès, l’annonce du nouveau régime de jugement maintenant mis en place — laïque, plus éthique que moral.

En 2025, nous sommes dans un autre temps. La dorure des Deux femmes en or de Robichaud a quelque peu terni, s’éloignant de l’exaltation pour arriver plutôt sous la forme de questions. À la fois ferme et fragile, encerclé de fioritures d’antan, le regard de Violette semble se demander et nous demander : suis-je une femme en or ? Qu’est-ce qu’une femme en or ? Dois-je être une femme en or ? Dans cette relecture du film original, la liberté et l’émancipation se sont visiblement transformées en des responsabilités individuelles parfois difficiles à porter. Comment savoir et décider ce qui relève du bon ou du mauvais, du bien ou du mal, comment savoir quel chemin prendre ?

Le cinéma est obsédé par la question du bien et du mal. Parfois de manière manichéenne, comme dans le film hollywoodien et ses super-vilains, parfois dans sa dénonciation et sa critique du politique, souvent dans les simples conflits qui portent les récits. Combien de films vous viendraient en tête si on parlait de personnages à la croisée des chemins ? De protagonistes pris à affronter un grand changement soudain dans leur vie et poussés à prendre une décision — préférablement la bonne — pour rediriger leur quotidien dans la direction souhaitée ? N’est-ce pas la base d’une très grande majorité de scénarios que de partir d’un élément déclencheur, d’un conflit ? S’ils sont généralement externes, ces conflits sont la plupart du temps le miroir d’un conflit interne plus important. Comme le craillement de la corneille qu’entend soudainement Violette un matin, dans la cour intérieure comme dans sa tête, et qui ressemble au son d’une femme qui jouit. Dès lors, son présent ne sera plus le même et son futur non plus.

Ces conflits sont peut-être là pour nous divertir, nous faire rire, pleurer, rager. Mais ils sont aussi là pour nous faire vivre, comme par procuration, les réactions, les émotions, les actions et les décisions des personnages. Vivant et évoluant devant nos yeux, les protagonistes nous poussent alors nécessairement à nous questionner sur nous-mêmes, sur ce que nous ferions si nous étions à leur place. Regarder un film devient une manière de nous purger, dira Bruno Dumont dans les pages de ce numéro, mais aussi, je propose, de nous confronter à nos propres valeurs et nos propres idéaux. Comme si nous y cherchions, un peu à la manière d’aller à la messe le dimanche, un temps d’introspection, de remise en question, de confrontation avec ce qui nous dépasse.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Clusters de Léa Valérie Létourneau et André Turpin

9 mai 2025

Immortaliser l’esprit de lieux

Alain P. Jacques

Clan Kain, Cluster 4, 2020 de Léa Valérie Létourneau et André Turpin. Photo prise par Alain P. Jacques dans l’espace du Centre PHI. Avec l’aimable autorisation du Centre PHI.

PRÉSENTÉE EN SEPTEMBRE 2024 au Centre PHI à Montréal, l’exposition Clusters regroupe sept photographies créées conjointement entre 2020 et 2023 par Léa Valérie Létourneau et André Turpin, des artistes reconnus qui œuvrent habituellement au cinéma. Traduit par « amas, agrégat, accumulation (1) », le titre de l’exposition fait référence à des endroits secrets, imprégnés de vécu et submergés d’objets singuliers qui ont grandement fasciné les artistes. « Ces lieux servent d’archives à la petite histoire et les artéfacts sont les derniers témoins qui encapsulent les souvenirs et les émotions d’autrefois », précise le texte affiché à l’entrée de la salle où sont suspendus les grands formats.

Au moment du repérage pour diverses productions, Léa Valérie Létourneau, directrice artistique, décoratrice et scénographe depuis plus de dix ans, déniche des lieux surprenants qu’elle archive en les photographiant. Parmi ses trouvailles, des coups de cœur qu’elle présente au réputé directeur photo Turpin qui, impressionné par le foisonnement baroque qu’ils renferment, décide de contribuer au projet.

Comme fil conducteur, Létourneau et Turpin choisissent de mettre en valeur des espaces particuliers transformés par le temps et ses occupants, afin de fixer leur empreinte visuelle et presque olfactive avant leur disparition. Cela explique sans doute le parfum d’intemporalité et de nostalgie qui se dégage de la majorité des images. Tantôt un cendrier sur un bureau (Clan Kain, Cluster 4, 2020), sinon, plus loin, la lumière d’un cellulaire (Sous-sol à Sainte-Julie, Cluster 6, 2021) deviendront furtivement nos repères pour situer l’époque. À l’exception de la dernière œuvre où l’intervention des concepteur·trice·s est plus évidente, le parti pris des artistes de limiter le déplacement des « reliques » au maximum respecte une fidélité presque documentaire qui servira de base à la fiction.

En effet, la posture et le costume des comédien·ne·s placé·e·s dans chaque sanctuaire obéissent à une minutieuse mise en scène inspirée des histoires personnelles des gens modestes qui l’ont fréquenté. De facture cinématographique, chaque tableau s’apparente donc à un photogramme tiré d’un film dont le synopsis reste à éclaircir. En ce sens, les œuvres s’inscrivent dans la mouvance, observée depuis quelques décennies, d’une photographie narrative qui se libère d’une représentation factuelle du réel en explorant la richesse et la diversité des outils numériques. Ainsi, le travail du duo rappelle davantage les créations de l’artiste contemporain Gregory Crewdson que celles de Robert Doisneau. De plus, plastiquement, elles se rapprochent de la peinture hyperréaliste plutôt que du photojournalisme.

Le scénariste-réalisateur de Zigrail (1995) tient à souligner que de « contrôler l’image méticuleusement d’un bout à l’autre (2) » ainsi que de choisir un lieu comme bougie d’allumage d’un récit procède d’une démarche diamétralement opposée à celle adoptée au cinéma. En effet, ce still cinema (3) offre la prémisse d’une histoire que chaque spectateur·trice est libre d’inventer.

Pour apprécier pleinement l’expérience, il faut déprogrammer le réflexe de consommation instantanée des images pour prendre le temps d’observer attentivement le contenu de celles-ci. Les spectateur·trice·s sont alors invité·e·s à s’attarder sur chacune des photos et à interpréter ses diverses composantes comme s’il s’agissait d’indices narratifs donnant un sens à tout ce chaos contrôlé. Donc, au fur et à mesure que l’image est apprivoisée, une scène se construit parallèlement à partir des référents de chacun·e.

Tout cela est rendu possible par la grande liberté de lecture offerte aux spectateur·trice·s qui peuvent ainsi laisser leur regard errer dans les moindres recoins du champ, de l’avant à l’arrière-plan, sans jamais rencontrer de zone floue. Pourtant, les conditions d’éclairage de ces pièces ne semblent pas permettre d’obtenir cette absolue netteté de l’image, cette grande profondeur de champ. Afin d’obtenir une telle limpidité, Turpin a opté pour un ingénieux subterfuge. En effet, chaque cluster résulte de la fusion de plusieurs photos (jusqu’à 75 dans le cas de certaines d’entre elles) conservant le même cadrage, mais possédant une mise au point différente et limitée à quelques pouces. En morcelant ainsi progressivement leur image en multicouches claires et, par conséquent, isolées du reste de l’environnement flouté, Létourneau et Turpin ont reconstitué artificiellement une profondeur de champ infinie grâce à un invisible et laborieux photomontage utilisant la superposition numérique.

Techniquement impeccable, le résultat donne le vertige. La dimension imposante des photographies (72 po x 55 po) et le réalisme du contenu induisent une impression d’immersion propice à la découverte d’éléments nouveaux relançant l’intrigue. Que fait cette gamine en haut de l’escalier sans surveillance ? Et cet homme qui espionne à travers les stores verticaux ? Et ce foie démesuré au milieu du bureau ? Entre l’insolite et le tangible, on se prend au jeu des hypothèses, alors que, insidieusement, à mesure que le casse-tête se précise, apparaît dans le terne des couleurs défraîchies le sombre portrait d’une société étouffée par son abondance et prisonnière de vestiges qui prennent la forme de boîtes éventrées (Marchand de tapis, Cluster 2, 2021), de factures (Bureau de Stephan Skoda, Cluster 1, 2020) ou d’affiches jaunies (Studio amateur, Cluster 5, 2021).

Dans l’intimité d’une pièce de travail ou de loisir, les artistes donnent l’impression d’avoir croqué, à leur insu, des personnages dans leur quotidienneté somme toute ordinaire. Évidemment, la complexité de la prise de vue, excluant une telle captation sur le vif, donne parfois aux protagonistes l’allure figée et polie de statues de cire. Par ailleurs, en plaçant ainsi les observateur·trice·s en témoins invisibles et privilégié·e·s d’un moment privé, les artistes cherchent à stimuler une réflexion sur la précarité des traces qu’on laisse.

S’ajoutant à la surabondance d’informations visuelles, une mise en scène inventive s’amuse avec les mises en abîme (Cluster 5), les jeux de réflexions exploitant miroirs et vitres (Cluster 4) ou le pouvoir de suggestion du hors champ (Cluster 2). Loin d’alourdir l’ensemble, elle ajoute au parcours du regard une dimension ludique supplémentaire.

Si vous avez manqué cette trop brève exposition, il n’y a malheureusement pas de reprise prévue au moment de mettre sous presse. Tout de même, ce projet d’« archéologie contemporaine (4) », comme le surnomme Létourneau à juste titre, se poursuit et compte déjà quelques réalisations en réserve pour une version 2.0 de Clusters. D’ailleurs, si vous désirez aider leurs recherches, vous pouvez proposer des lieux inusités qui ont une âme à l’adresse suivante : clusters.photo@gmail.com.

Notes
(1) Léa Valérie Létourneau citée dans Jean Siag, « Arrêt sur image », La Presse, 21 septembre 2024
(2) André Turpin cité dans Amélie Revert, « “Clusters” : Pour la petite histoire », Le Devoir, 20 septembre 2024
(3) André Turpin cité dans Jean Siag, op. cit.
(4) Léa Valérie Létourneau citée dans Jean Siag, op. cit.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 341 de la revue (hiver 2025). 

L’exposition débarque maintenant à La petite Place des Arts de Saint-Mathieu-du-Parc et sera ouverte gratuitement au public du 9 mai au 8 juillet 2025 (https://www.lapetiteplacedesarts.ca/).

2025 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.