Entrevues

Costa-Gavras

27 janvier 2010

« Je n’aime pas faire concurrence aux autres… »

Est-il nécessaire de présenter Costa-Gavras si ce n’est que pour rappeler que ses films ont eu un impact considérable et que ses dénonciations de certains systèmes politiques étaient moulées dans des récits magistralement structurés. La classe de maître promise par les organisatrices de Cinemania  2009 a eu lieu. Costa-Gavras a répondu aux questions d’un auditoire à la fois intrigué et subjugué par le poids des réponses. Paroles si denses et arborant tant de significations que nous avons voulu rencontrer le réalisateur en privé. Costa-Gavras nous parle de l’idée qu’il se fait du cinéma.

Propos recueillis par Élie Castiel

Jusqu’à aujourd’hui, Z demeure votre film fétiche, alors qu’avant ce film vous aviez tourné Compartiment tueurs, d’une force remarquable, toujours inédit en DVD. Mais depuis quelque temps, vous avez laissé de côté le thriller politique pour poursuivre une carrière plus variée.

Je pense, comme c’est le cas dans Eden à l’Ouest, que faire un film sur l’immigration ou sur la détresse de la classe moyenne (Le Couperet), c’est de faire de la politique. Je ne pense pas que ce concept soit uniquement axé sur les dictatures, d’autant plus que celles-ci ont presque toutes disparu. Il y a d’autres situations sociales qui, par leur nature, peuvent devenir des préoccupations politiques. L’économie, par exemple, entre dans la politique. Celle-ci est partout !

Vous êtes né en Grèce, mais vous n’avez jamais tourné dans votre pays d’origine, sauf dans ce dernier film, et en partie uniquement. Un cinéaste comme Theo Angelopoulos n’a pas renoncé à raconter l’histoire de son pays en la filmant de l’intérieur.

Beaucoup de choses se passent en Grèce. Mais je ne les connais pas à fond. Pour les Grecs, comme moi, qui vivent à l’extérieur de leur pays, la Grèce, c’est le rêve, l’idéalisation totale, voire même une utopie. Je vis cette Grèce à travers sa musique, sa littérature, mais pas par le biais de sa vie quotidienne. Quand je vais sur place, mes sentiments à son égard changent radicalement parce que je trouve trop de choses qui me déplaisent. Et c’est là le dilemme. Il est difficile de tourner l’utopie. Angelopoulos fait un certain type de films. Il est unique et suit sa voie avec un sens aigu de la continuité. Et c’est bien ainsi. C’est un auteur à part autant pour le cinéma grec que pour le cinéma mondial. Je préfère attendre avant de tourner en Grèce. Lorsque je me sentirai prêt, je saurai qu’il est temps.

Et pourtant, le court épisode tourné en Grèce dans Eden à l’Ouest est celui qui nous a paru le plus touchant.

Sans doute, mais un épisode ne fait pas un film. J’ai voulu, en tout cas, éviter le côté touristique, et peut-être bien que mes racines m’ont sans doute influencé.

Chacun de vos films procède selon une esthétique particulière. Est-ce là votre façon de travailler ?

Chaque film impose une idée de la forme, du rythme aussi. Je crois beaucoup au rythme. Sur ce point, Bergman avait une pensée selon laquelle il était important pour un réalisateur de tenir le spectateur cloué à son siège afin qu’il puisse comprendre les véritables intentions de l’auteur. Je vois là une leçon de cinéma. Chaque récit impose sa logique et son esthétique. Dans L’Aveu, par exemple, j’arrête le film au milieu et je dis que le personnage impliqué n’est pas mort. Il fallait que le spectateur cesse de composer avec l’angoisse du suspense. Ce genre de répit est un effet de mise en scène qui s’impose de lui-même.

Une autre idée : on assiste aujourd’hui à l’éclosion d’une pléthore de jeunes cinéastes alors que vous faites partie d’une génération où peu de cinéastes comptaient et tournaient fréquemment. Comment vous sentez-vous dans ce nouvel environnement ?

Je vais simplement continuer à tourner. Je ne me sens pas du tout être dans des Jeux olympiques où le meilleur l’emporte. Je ne vois en aucun cas la concurrence autour de moi, et je n’aime pas faire concurrence aux autres. Il faut en finir avec cette idée de meilleurs 100 films de la décennie, ou de meilleurs réalisateurs du siècle. C’est une absurdité totale. Le cinéma est un art de création, point final. C’est formidable si des jeunes peuvent s’exprimer aujourd’hui, mais il est également rassurant que des moins jeunes, comme moi, ou bien encore Alain Resnais ou mieux encore, Manoel de Oliveira, puissent encore tourner.

Le 35 mm impose une esthétique particulière, et c’est dans ce format que vous tournez. Comment vous sentez-vous, par contre, devant les nouvelles technologies qui s’imposent de plus en plus?

Je tourne en effet en 35 mm, mais c’est vrai également que j’utilise tous les autres moyens du numérique, parce qu’il s’agit là d’une révolution importante qui remet en question certains des fondements des images en mouvement. J’utilise le numérique pour le montage, le mixage, le bruitage et pour tout ce qui concerne la sonorisation. Il est certain que tôt ou tard je passerai à la caméra numérique comme plusieurs cinéastes de ma génération l’ont déjà fait. Le problème qui est préoccupant, c’est la durée de vie du format. Il est de dix à douze ans, alors que le 35 mm a une plus grande longévité. Mais en tant que réalisateurs, nous n’avons guère le choix, nous devons nous adapter à l’air du temps. C’est arrivé avec le début du parlant. D’autres mouvements ont suivi. À titre d’exemple, mon ami Chris Marker ne tourne qu’en numérique. C’est pour lui un excellent outil de travail.

Qu’il s’agisse du 35 mm ou du numérique, la caméra se penche de plus en plus sur la corporalité. Et dans le cas de votre dernier film, c’est encore plus évident.

Oui, en effet, mais dans Eden à l’Ouest, le récit tourne principalement autour d’un personnage, alors que mes films précédents étaient, pour la plupart, des films collectifs, englobant plusieurs protagonistes. Mais parler de corporalité est un phénomène de mode. On a déjà parlé de l’improvisation, du côté brechtien de la mise en scène. Ce sont des mouvements de pensée qui créent des relations, des paramètres qui relient le cinéaste à son œuvre. La réflexion critique autour de la corporalité est sans doute née à partir d’un raisonnement intellectuel sur le gros plan. Le format télé, par exemple, participe à une illustration de l’ensemble, au détriment de l’individuel (possible au cinéma). C’est par le truchement du plan serré (visages, mains, autres attributs physiques…) que se manifeste le rapprochement au corps. Au cinéma, de par la grandeur de l’écran, les plans peuvent êtres plus variés, tout en donnant à un seul personnage l’importance physique qu’il mérite.

Sur le plan du récit, vous montrez le problème de l’immigration sous un jour ensoleillé alors que le propos est grave.

J’attribue cette particularité à ma volonté de montrer la présence de l’immigré non pas comme un drame, mais comme un fait du quotidien. C’est ainsi que j’ai voulu mon personnage solaire. Aujourd’hui, on focalise sur quelques groupes d’immigrés au détriment de beaucoup d’individus capables de s’assimiler. En France, par exemple, 30 % de la population est issue de près ou de loin de l’immigration.

Sur ce point, vous reconnaissez-vous dans le personnage d’Elias ?

Peut-être que oui, mais inconsciemment. Lorsque je suis arrivé en France, par contre, on trouvait du travail très facilement. C’est ce qui m’a permis en effet de poursuivre mes études à l’IDHEC. La situation est bien différente aujourd’hui.

Et peut-être bien que vous vous déciderez malgré tout à tourner en Grèce.

Oui, j’en ai bien l’intention, mais je cherche encore mon sujet. Les Nations unies organisent chaque année un forum international sur l’immigration. Dernièrement, on m’a demandé de siéger comme président du forum. J’ai découvert des choses inacceptables, comme le racisme, la discrimination, l’humiliation, l’exploitation des individus dans certains endroits du monde. Même en Grèce. Il y a peut-être là matière à faire un film.

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