Entrevues

Antoine de Baecque

5 juin 2010

« Il (Godard) construit son art, mais aussi sa vie, sur la ruine, c’est indéniable…»

On savait Antoine de Baecque passionné par la Nouvelle-Vague (La Nouvelle Vague, La cinéphilie, François Truffaut notamment). On lui reconnaissait également une admiration indéfectible pour Jean-Luc Godard (ce « Don du livre» rédigé à l’aube des années 90 aux Cahiers), cinéaste aussi monumental qu’insaisissable, homme-cinéma à lui seul et «chercheur désabusé, guetteur d’étoiles tellement mélancolique» pour citer Thierry Jousse. Avec sa récente offrande, simplement intitulée Godard, de Baecque ose comme nul autre auparavant se confronter à la légende godardienne, s’évertuant avec sa précision et érudition coutumières à cerner l’homme derrière le(s) personnage(s). Et le résultat, fruit de plusieurs années de travail acharné, est tout simplement passionnant… Extraits d’entretien (reproduit dans le prochain Séquences).

Propos recueillis par Sami Gnaba

Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour écrire une (première) biographie de Godard ? Qu’est ce qui peut expliquer selon vous un tel retard biographique, en France?

Sans doute parce que Godard est impressionnant, redoutable, largement insaisissable, protégé par un culte et une mythologie. J’ai su il y a longtemps que je voulais écrire une biographie de Godard, mais la gestation du livre fut longue. Je m’aperçois qu’il y a plus de quinze ans que j’y pense, alors que je ne me suis mis vraiment au travail sur ma biographie qu’il y a quatre ans. Pourquoi ? Evidemment, travailler sur l’histoire des Cahiers du cinéma, sur la Nouvelle Vague, sur Truffaut, même sur les rapports entre cinéma et histoire – tous mes livres précédents – représentait déjà une manière d’aborder Godard, comme de biais. Le travail frontal est venu tard parce Godard lui-même ne l’a pas favorisé : il est toujours vivant, d’abord ! Et il n’aime pas du tout le genre biographique. J’ai su très vite que je ne pourrais pas travailler avec lui, faire des entretiens avec lui, avoir accès à ses documents. Il a fallu non pas aller contre lui mais le contourner : voir ses proches, sa famille, ses collaborateurs, ses amis, qui m’ont confié beaucoup d’archives, de souvenirs, de documents, et j’ai pu revoir, dans l’ordre chronologique, tous ses films et toutes les émissions où il apparaît, à Beaubourg où tout ce trésor est conservé. Ce travail, sur trois ans, a permis de reconstituer un « puzzle » godardien, un corpus d’archives à partir duquel me mettre à écrire. Voilà l’explication de ce « retard » : sa présence encore vivante et œuvrante (son dernier film est sur les écrans) a longtemps fait écran, car c’est une présence intimidante, qui rend la tentative biographique risquée, presque non légitime, même si je la trouve, au final, tout à fait passionnante.

On décèle chez Godard une autodestruction continuelle dans son rapport à la création, presque rituelle chez lui…

C’est là un des grands thèmes qui parcourt ma biographie, avec le vol, la rupture, la vitesse, la mélancolie, l’histoire, la contemporanéité, autres « valeurs » majeures du cinéma et de l’existence de Godard. Il construit son art, mais aussi sa vie, sur la ruine, c’est indéniable. Tout ce qui marche, ce qui fonctionne, lui paraît facile, une recette à nier et à détruire. Un tournage de Godard se passe bien quand il se passe mal, c’est une énergie noire et négative qui irrigue ses films, fait naître par la tension et le malaise des relations et des histoires à filmer. Quand une représentation de lui-même s’impose, il la casse, de façon iconoclaste et brutale, rendant alors son œuvre illisible, invisible, pour mieux l’imposer cependant, tel un renouveau, une autre expérience. C’est ainsi que se succèdent les « périodes » de son cinéma et de sa vie. Car son œuvre et sa vie sont sur ce point inséparables — d’où l’intérêt biographique, contrairement à ce qu’il prétend.

À ces moments où il casse ses films correspondent des moments où il se détruit lui-même : pulsions et passages à l’acte suicidaires, accidents, exils, replis anonymes, entrées en clandestinité,… C’est vrai en 1967, quand il renie le cinéma qu’il a fait auparavant et fuit l’icône culturelle sixties qu’il est devenu ; c’est encore vrai en 1987, quand il cesse de jouer le jeu du bouffon médiatique qu’il a inventé avec la télévision et brise en mille morceaux les films à succès (relatif, mais deux millions d’entrées en France de Sauve qui peut à Je vous salue Marie) ; c’est toujours vrai en mai 2010, quand il fait faux bond au Festival de Cannes, liquide son atelier de Rolle, évoque son « dernier » film… D’une certaine façon, Jean-Luc Godard est mort, désormais. Mais son cinéma vit encore, il est toujours notre contemporain.

L’argent est un sujet qui revient souvent dans votre livre.

C’est l’un des intérêts de Godard : l’argent n’est pas tabou, il le rend visible. Il ne cesse de le filmer, d’en faire la métaphore de la société contemporaine capitaliste, de le rapprocher de l’art, de la beauté, de l’exploitation, du sexe. Lui-même entretient un rapport fort à l’argent : il n’est pas forcément très riche, se dit toujours en faillite (des « problèmes de type grec », mais on ne le plaindra pas : il n’est pas sur la paille), mais tient à être payé, ce qu’il croit juste pour ce qu’il donne. Godard est indéniablement un homme d’argent, autant que le cinéma est un art d’argent. Surtout, il ne veut rien devoir à personne : son indépendance est farouche.

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