Entrevues

Denis Côté

11 novembre 2010

« Avec Carcasses et Curling, je trouvais que c’était le temps de fouiller un peu plus dans l’humain … »

Des États Nordiques jusqu’au récent et très touchant Curling, Denis Côté n’aura cessé de poursuivre une voie qui lui est propre. Obstinément. Dans le décor souvent sage du cinéma québécois, Côté fait figure d’enfant terrible dont les films, par leur ambition esthétique, par leur degré d’exigence et par leur âpreté, préservent un mystère indélébile, tout en autorisant chez leur spectateur une expérience hors du commun! À l’occasion de la sortie en salle de son dernier opus, nous nous sommes longuement entretenus avec lui.

>> Propos recueillis par Sami Gnaba

Est-ce que la critique vous manque des fois?

Je te dirais qu’une fois sur dix, ça me tenterait d’écrire sur un film que j’ai vu. Des fois, c’est pour de vrai et complètement justifié, et d’autres c’est en pure réaction, parce qu’on a dit que c’était bon ou pas bon. Mais, non, je ne m’ennuie pas vraiment. Je vois la critique un peu comme mon ancienne vie. Et, en plus, j’ai trop connu l’envers du décor. Dès que tu critiques trop, ton média risque de perdre de la publicité. Je le vois bien aujourd’hui. Dès que quelqu’un est trop direct dans ses opinions, il est tassé soit sur des blogues, soit dans des revues plus spécialisées, dans lesquelles la question de la publicité est moins dominante…Je me demande comment je pourrais vivre en tant que critique aujourd’hui, en donnant mon opinion comme je le faisais à l’époque. Quand j’étais au ICI et que Quebecor ne nous surveillait pas, on écrivait ce qu’on voulait. On a construit notre réputation comme ça. Un jour, les gens de Quebecor ont commencé à se poser des questions, ils ont appris que deux ou trois compagnies de cinéma n’achetaient pas de la pub chez nous, parce qu’ils «ne savaient jamais si Denis Côté allait les détruire». Je ne peux pas me battre contre ça.

À notre dernière rencontre, vous m’avez dit souhaiter «tirer votre cinéma vers quelque chose de plus simple et limpide». Je trouve que Curling répond merveilleusement bien à ce désir de simplicité….Où le placez-vous par rapport à vos autres films?

Il y a un mot qui se promène et que je redoute; accessible. Ça serait mon film le plus accessible! C’est peut-être vrai. Je l’ai écrit en 2006 et on ne l’a pas tourné avant 2010. Le film a donc grandi en moi…Un film comme Carcasses ça se tourne en 10 jours et on voit après ce que ça donnera. Nos vies privées, c’était assez pareil. Elle veut le chaos, lui, a muri peut-être pendant un an et demi dans ma tête. C’était né d’une autre sorte d’impulsion. Avec Curling, j’ai découvert comment c’était bon de vivre avec son film pendant un temps. Ça fait cliché de dire ça, mais tu apprends à vivre avec tes personnages…Les gens me disent que mes cinq films sont très différents, mais je ne suis pas d’accord. Curling, dans sa structure, ressemble beaucoup à Nos vies privées et Les états nordiques. On est encore à suivre deux personnages qui vivent chacun de leur côté, pris dans leurs secrets, comme dans Nos Vies privées. J’ai encore les mêmes préoccupations, mais c’est un film moins formaliste. Nos cadres sont solides, rigoureux. Je joue encore à l’auteur qui tire les ficelles, je cache des éléments, je donne des informations au compte-gouttes. J’espère toujours trouver un spectateur participatif, qui est actif devant le film. Si tu es passif, les réponses risquent de ne jamais venir.

Cette dite accessibilité vient probablement du fait que votre mise en scène respire plus. On vous sent plus proche de vos personnages. Vous leur donnez plus de «chair psychologique» en quelque sorte.

Ouais, mais c’est un film encore rigoureux, je pense. Tu n’as pas un plan pour rien. En apparence, le film a l’air plus sage, mais il y a aussi une économie très calculée, qui l’enrichit. Au niveau du look sinon, moi et Josée (la directeur photo) avons beaucoup parlé de la «Berlin School», cette vague de cinéastes allemands (Valeska Grisebach, Ulrich Kohler…) émergée dans les années 2000 qui faisaient des films hyperréalistes, super crûs. Ce sont des films tournés sans effets de caméra et avec des acteurs non-professionnels. Curling est très teinté par leur approche naturaliste et non-spectaculaire.

En parlant de Carcasses, vous m’aviez dit que vous étiez dépourvu de cet engagement manifeste chez les documentaristes et d’autres de vos contemporains. Aujourd’hui, on peu dire que vous avez acquis cette engagement vis-à-vis de vos personnages.

Moi, je ne voyais pas ça comme un défaut. À mes yeux, Carcasses restait encore un objet formaliste, un objet de cinéma. Je n’y traitais pas de la rencontre d’un vieil homme, ou de sa vie. Laisse échapper Benoît Pilon dans le champ avec Jean-Paul Colmor, t’es sûr qu’il va te ramener un portrait très, très humain et chaleureux.

Je crois que Carcasses vous a donné les ressources nécessaires pour rentrer dans l’intimité de vos personnages et de côtoyer leur humanité aussi.

Plus jeune, j’étais obsédé par le cinéma, par ses formes. C’étaient des films où le cinéphile en moi s’exprimait. Non sans un certain souci de provocation. Mais avec Carcasses et Curling, je trouvais que c’était le temps de fouiller un peu plus dans l’humain. Dans Curling, on se pose très proche de l’homme, avec tous ses mystères et ses contradictions. Le personnage du père y est maladroit, il surprotège sa fille puis il l’abandonne plus tard… Je trouve qu’il y a des équations très humaines dans Curling. Un homme maladroit trouve un petit gars mort sur la route et va le cacher dans son garage, ça peut apparaître gros à première vue, mais c’est profondément humain comme geste.

Autre chose qu’on dénote dans votre film, c’est la configuration très picturale de l’espace, tout comme les postures très statiques de vos personnages.

J’ai hérité ça de Carcasses. La mise en scène chez moi va toujours primer sur le scénario. Ça ne changera jamais. Puis, Josée est une esthète aussi. On n’a pas besoin de travailler très fort pour arriver à quelque chose de beau, même si je déteste ce mot. Le monde qui me dit que mes films possèdent des belles images, je prends ça un peu comme une insulte. Avec les moyens techniques d’aujourd’hui, n’importe qui pourrait produire des belles images.

Par sa façon assez intraitable de sacrifier le sens, de contrecarrer les conventions du récit dit traditionnel, votre cinéma acquiert une puissance poétique et d’évocation qui est plus à chercher chez un Pedro Costa ou un Bruno Dumont que dans le cinéma québécois. Avez-vous ce sentiment de faire bande à part?

Au Québec, tu le sais, c’est la dictature du sujet qui prime. C’est le sujet avant tout, puis s’il y a du cinéma là-dedans ça sera accidentel. En ce qui me concerne, c’est d’abord le cinéma, quitte à perdre des grands pans du sujet, quitte à abandonner ce qui ferait la richesse du sujet. Tu sais, quand Pedro Costa filme Vanda ou En avant jeunesse, on n’est pas certain de ce que ça raconte. Mais ce n’est pas du cinéma de CLSC… Je dois t’avouer que Vanda a eu une influence assez majeure sur Carcasses. Le cinéma de Costa me parle beaucoup, par son économie et par son aptitude à arriver au cœur des choses. Quant à Dumont, depuis qu’il est venu à Montréal, ses films m’ont apparu encore plus violents. C’est quelqu’un qui a une violence en lui pas possible. Dès qu’il ouvre la bouche, c’est de la mitraillette ce gars-là. À l’entendre parler, expliquer son cinéma, je ne sais même pas s’il y a de l’empathie chez lui. Costa, c’est autre chose pour l’avoir côtoyé un peu. C’est un personnage sombre, mais moins que Dumont, obsédé aussi par les questions de forme, qui refuse de parler de son cinéma…Mais pour revenir à ta question, je te dirais que ce qui m’attriste au Québec, c’est que ce n’est pas une terre très cinéphile. Je veux un milieu que je ne trouve pas au Québec. Pour la vivacité de notre cinéma, il n’y a pas de pendant cinéphile fort. Des films de cinéphiles, réussis ou ratés, il n’y en a presque jamais.

Hormis vous, Dolan et peut-être Philippe Falardeau, il n’y a pas beaucoup de cinéastes québécois qui ont la chance d’exposer leur œuvre à l’étranger. Comment expliquez-vous ça?

Ce qui est particulier chez moi, c’est que j’ai un réseau que j’ai nourri de manière quasi maladive. Il y a un certain nombre de choses que je fais et que d’autres réalisateurs ne font pas. Regarde, si tu m’invites à ton festival en Suède, je deviens ami avec toi et l’équipe du festival. C’est tout à fait naturel! Je reviens chez nous, je fais un nouveau film, je vais te recontacter. C’est du «net working». Le truc c’est de ne pas devenir un prétentieux qui envoie son Kit à tout le monde, et qui harcèle tout le monde dans les festivals. Il y a beaucoup de cinéastes qui contrairement à moi s’en foutent de ça. Ils se voient en tant que cinéastes qui sont là pour faire des films. Et quand leur film est achevé, ils le laissent entre les mains de leur distributeur et attendent leurs dividendes. Il faut que tu sois une PME personnelle, quand tu fais des films d’auteur. Ça répond bien à mon côté control freak. Je fais tout ça tout seul. C’est payant. Présentement, c’est Métropole qui s’occupe de distribuer Curling et je ne les lâche jamais. Je mets mon nez dans tout : la bande-annonce, l’affiche, le nombre de copies, dans quels cinémas le film va jouer. Ça ne me tente pas que mon film m’échappe. Alors qu’on m’appelle intransigeant ou wathever, c’est presque une qualité. Mais en même temps je ne veux pas que ça soit une étiquette qu’on me colle. Je pense qu’il y a un bruit qui court comme quoi c’est dur de travailler avec Denis Côté. Ce n’est pas dur. C’est juste que je me soucie de ce que je fais, point.

C’est sûr qu’il y a encore un peu de ce côté provocateur. Il y a des pistes narratives qui ne m’intéressent pas vraiment. Je ne suis pas intéressé à les conclure, disons. Je n’en ai rien à foutre des cadavres. C’est complètement accessoire. La fille a un seul vrai rapport au monde dans tout le film et c’est quand elle découvre ces cadavres. Mais elle n’a pas les codes en elle pour lire ce qu’elle a sous les yeux. Et si on voulait parler de ces cadavres comme si on était dans un conte, on pourrait dire qu’ils sont un peu comme ses amis…Ce sont des éléments plantés là pour créer du mystère, pour créer des fausses pistes. À Locarno, il y avait des gens qui me disaient que c’était un autre de mes films à trous. C’est un peu condescendant à l’entendre comme ça. Peut-être qu’il faut juste avoir envie de combler ces trous.

Pourquoi le tire Curling?

Parce que c’est le seul élément dans tout le film qui met une étincelle dans les yeux du personnage et qui pourrait lui donner le goût de se rapprocher des gens.

Il y a une scène qui me semble cruciale dans votre film, c’est celle où Kennedy et Sophie découvrent que la petite n’est jamais allée à l’école, parce que son père la préfère confinée chez eux, en sécurité. Fidèle à votre réputation, vous  filmez presque toute la séquence en plan large, comme si vouliez minimiser son effet dramatique. Pourtant, toute la piste de votre film est là.

Ouais, mais il faut faire attention pour ne pas trop appuyer. Je la filme de loin, en apparence désintéressé,  parce que j’ai une peur du dialogue informatif. J’ai peur des scènes explicatives. Et des fois, ça me rend trop pudique ou timide, au point où je n’en donne peut-être pas assez…C’est une qualité et un défaut à la fois.

La campagne dans votre cinéma est un lieu de prédilection assez évident. Pourquoi?

Je filme là, parce que je suis incroyablement urbain. La campagne m’apparait comme un lieu magique. Comme je n’y vais jamais, je ne le banalise pas. J’aime la mythifier. Je vais voir une cabane abandonnée et un peu comme un enfant je vais commencer à me construire plein d’histoires là-dessus.

Vous  écrivez votre scénario en prévision d’un lieu précis?

Tant que je n’ai pas les lieux, je ne peux pas verrouiller mon scénario. Quand je vois un lieu en repérage, je réécrit la scène pour.

Est-ce que vous pensez pouvoir filmer un personnage féminin un jour ?

C’est ma grande préoccupation. Mon prochain film d’ailleurs portera sur ça. Je suis rendu à peu près à cinquante pages d’écrites. Ça sera une coproduction avec la France.

Ça traitera de quoi?

C’est l’histoire d’une femme qui sort de prison puis qui va s’installer chez son oncle, dans une vieille cabane à sucre. Elle sera rejointe par une deuxième femme qui, elle aussi, sort de prison. On découvre alors que les deux vivaient dans la même cellule, que la vieille est tombée en amour avec la plus jeune, et que toutes les deux veulent revivre ensemble en reproduisant les conditions de leur incarcération dans la  cabane. Mais là, la plus jeune des deux, une fois remise en liberté, veut redécouvrir le monde des hommes. Donc, ça devient assez tendu entre les deux. Drôle aussi…Le dernier tiers du film sera assez glauque, mais je veux que ce soit romantique aussi. Je veux vraiment écrire pour des femmes cette fois-ci. Je suis tout le temps un peu mal à l’aise quand les hommes écrivent pour des femmes. Tu sens qu’ils ne maitrisent pas nécessairement l’univers féminin. On n’est pas tous Bergman ou Almodovar.

Vous avez un titre?

Pour l’instant, ça s’appelle Une pensée pour le diable, mais ça devrait changer (rires).

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