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Douter de son regard

1er avril 2011

>> Sylvain Lavallée

Le titre de mon article de la semaine dernière s’appliquerait beaucoup mieux à celui-ci : j’écrivais alors qu’Abbas Kiarostami nous invite dans Copie Conforme à un exercice d’assouplissement du regard, qu’il met en scène la rigidité avec laquelle nous regardons l’autre. Pour son dernier film, Vénus noire, Abdelattif Kechiche propose une réflexion similaire grâce à une expérience beaucoup plus radicale, enfermant tant et si bien sa protagoniste principale dans le regard des autres qu’elle n’en devient plus qu’un objet, littéralement. Entreprise de réification, le film se pose donc comme une réflexion sur le regard du spectateur et son corolaire, la représentation et le spectacle. Le racisme n’est que le sujet apparent du film, d’ailleurs s’il en était autrement on ne pourrait pas être aussi happé par cette œuvre, de laquelle on ressort lessivé, accablé, abattu, broyé, etc. Si Kechiche s’était contenté de dénoncer le racisme, on pourrait regarder le film de loin, se dire que tout ça c’est du passé, qu’aujourd’hui une telle horreur n’est plus possible, et on repartirait avec la bonne conscience qu’on en a fait du chemin, moralement, depuis ce dix-neuvième siècle débauché et primitif. Mais ce n’est pas possible, Kechiche ne permet pas cette distance, et qu’il s’agisse d’une reconstitution, aussi impeccable soit-elle, est somme toute secondaire. Le racisme, c’est une forme extrême de regard tyrannique, c’est cette image fixe et immuable dans laquelle toute une race est contenue, réduite, où l’autre est donc tenu, contre son gré, en constante représentation. En faisant de ce regard lui-même le sujet de son film, Kechiche évite donc de tomber dans une plate (et évidente) dénonciation du racisme.

Sa réflexion est sans doute passionnante, par contre sa démarche peut être questionnée : Vénus Noire est un film à subir, une sorte de séance de sadisme envers le spectateur, comme si seule la souffrance pouvait nous faire comprendre l’abjection de ce récit. On n’est pas trop loin, en fait, de la méthode Mel Gibson : le spectateur doit souffrir afin de comprendre la souffrance du Christ, une opération apparemment nécessaire à l’édification d’un martyr, comme s’il fallait passer par un acte d’auto-flagellation (bien volontaire, on n’aurait qu’à sortir de la salle pour y échapper), qui lui seul nous permettrait de comprendre véritablement que le Christ et Saartjie Baartman sont morts de par nos péchés. Kechiche est vaguement plus subtil que Gibson, en ce qu’il n’a pas besoin de déverser plus de sang que trois cents hommes peuvent en contenir pour nous convaincre de la violence que son personnage subit. Vénus Noire se structure plutôt autour de la répétition incessante d’une même scène, le spectacle que donne Saartjie Baartman, l’exposition répétée de son corps. En spectacle devant la plèbe londonienne, puis devant les aristocrates français, en passant par la prostitution et les instruments de mesure de scientifiques trop curieux, Baartman exhibe constamment son exotique beauté, ou plus exactement ses attributs sexuels particuliers, ses fesses disproportionnées et ses organes génitaux arborant des lèvres s’ouvrant comme un tablier, jusqu’à ce qu’elle soit transformée en statue après sa mort, continuant ainsi à être exposée, cette fois au musée de l’Homme à Paris jusqu’en 1974. Il nous faut moins de cinq minutes pour comprendre l’essentiel du propos, seul ce résumé suffit, il ne reste plus à Kechiche qu’à nous resservir cette même scène d’exhibition encore et encore, de la nous faire subir à nouveau dans toute sa durée, une bonne vingtaine de minutes à chaque fois.

Je me questionne donc sur cette méthode qui consiste à faire souffrir le spectateur, comme s’il était impossible pour lui d’appréhender autrement la souffrance d’autrui. Il y a là comme une logique d’œil pour œil : voyez ce que la société a fait subir à cette pauvre femme, voyez ce que mon film vous fait subir en retour, vous le méritez bien! C’est d’autant plus vrai ici que le film ne se place jamais vraiment du point de vue de Baartman, la mise en scène est omnisciente, elle alterne entre diverses perspectives en n’en privilégiant aucune. Kechiche n’a donc pas l’excuse de vouloir nous faire partager la souffrance de son héroïne, ce qui serait de toute façon aussi illusoire que simpliste (comment rendre aussi prégnante pour le spectateur une souffrance réelle sans la dénaturer ou en diminuer la portée?) De plus, le cinéaste n’a pas le choix de se placer ainsi au-dessus de la mêlée, depuis sa haute position morale qui lui permet de croire que, lui, il a le droit de nous fouetter pour nous faire comprendre, parce que sa cause est noble, et son enseignement salvateur. J’exagère, bien sûr, et on sent peu ou pas ce ton moralisateur durant Vénus Noire, mais qu’une œuvre puisse être conçue comme un assaut contre le spectateur m’étonnera toujours (ce qui n’est pas la même chose, bien sûr, qu’un film simplement déprimant ou choquant).

D’un autre côté, cette démarche m’apparaît inévitable dans ce cas-ci (contrairement au cas de Gibson), puisque la répétition et l’expérience de la durée sont nécessaires, sans elles tout s’effondre : la chosification du personnage n’est possible qu’au prix de cette épreuve réitérée, la transformation d’une femme en statue ne se fait pas instantanément, il faut ce long processus d’exhibition. Et il ne s’agit pas d’une pure répétition, il y a tout de même variation du type de regard et de leur intensité. De même pour la durée, on pourrait dire qu’on n’a pas besoin de revoir entièrement le même spectacle, une fois suffit, mais c’est uniquement dans cette durée que se révèle Baartman, c’est dans des moments fugitifs que nous sentons sa révolte, c’est dans l’expérience du temps que nous pouvons voir sa résistance s’effondrer, ses limites repoussées (des nuances, encore une fois, qui échappent à Gibson, qui lui répète toujours la même scène, ne variant que superficiellement la douleur infligée). De plus, dans Vénus Noire, on n’entre pas dans le récit par le biais de l’identification, on y est inclus nécessairement de par la réflexion menée par Kechiche, parce qu’il démontre la sauvagerie d’un regard que nous n’avons pas le choix de ramener à nous puisque nous sommes en train de voir le même spectacle que le public du film, d’où l’impossibilité de se mettre à distance de cette reconstitution. Si on se sent aussi atterré, c’est parce que notre propre regard est remis en question. Le trouble qui nous submerge provient donc autant de notre rapport à ce spectacle que de notre empathie pour le personnage, mais cette simple identification ne suffirait pas à nous bouleverser autant.

Lors de la première du film à Venise, on a beaucoup reproché à Kechiche une position morale douteuse, semblable à celle que j’énonçais plus haut. Par exemple Mathieu Macheret pour Critikat : «  Le drame du personnage, c’est qu’il ne peut s’établir entre le monde et lui qu’un rapport spectaculaire – que Kechiche, par la multiplication des plans de réaction, tente de convertir en rapport spéculaire : « vous, spectateurs, suspects parce que spectateurs, avez-vous bien jaugé votre regard »? […] C’est dire si, en ne lui accordant presque aucune extériorité (un quelconque hors-scène) – à un moment, elle va s’acheter un chapeau, puis, un scientifique lui tire le portrait – Kechiche enferme lui-même Saartje dans une spirale spectaculaire. Il n’en fait justement qu’une pure extériorité. Un individu hors-norme qui, par sa non conformité, s’expose. Un corps qui se montre. Un monstre. Vous avez compris ? Le coupable, c’est vous. » De ce constat, Macheret en conclut que Kechiche tente de nous prendre la main dans le sac, en train de jouir de cette belle « monstruosité » comme le public dans le film, Vénus Noire étant « un procès dont le spectateur est l’accusé ».

Se limiter à une telle critique serait négliger l’aspect évidemment autoréférentiel du procédé, on ne peut pas simplement assimiler notre regard à celui des spectateurs diégétiques, nous avons sur eux l’avantage d’être conscients de ce jeu sur le regard. L’objectif de Kechiche n’est donc pas de nous accuser, mais de nous faire prendre conscience de la force de ce regard, de son processus, en nous le faisant partager momentanément pour ensuite nous en sortir (d’où l’absence de point de vue fixe), un va-et-vient aussi étourdissant qu’impitoyable. La souffrance éprouvée n’est pas celle de notre culpabilité dans ce spectacle monstrueux, mais celle qui nous oblige à voir de l’intérieur la puissance d’un regard qui annihile l’individu. Contrairement à ce qu’écrit Macheret, Kechiche ne nous présente pas Baartman comme un corps hors-norme, même s’il refuse toute psychologisation de son personnage : il n’y a presque pas de scène en coulisse, Baartman est pratiquement toujours en mode exhibition, et quand elle ne l’est pas, elle est très effacée, un retrait qui est difficile de ne pas voir comme un mécanisme de défense. Malgré cette absence d’une intériorité marquée, elle n’est pas présentée par le film comme une pure extériorité, encore moins comme un monstre. Car elle résiste à sa réification, et l’opération est longue justement parce qu’elle tente toujours d’imposer implicitement son humanité, par ces refus de se laisser toucher d’abord, par ces moments de grâce où elle se révèle véritable artiste (par sa voix et son violon), ou par sa pudeur devant les scientifiques. De plus, ce qui fait d’elle un « monstre », ce qui constitue sa non-conformité physique, ce fameux tablier des Hottentotes (son vagin), n’est jamais montré par Kechiche, lui respecte cette pudeur.

Macheret reproche aussi au réalisateur son manichéisme : « […] la caméra de Kechiche coupe le monde en deux. D’un côté les voyeurs – qu’on peut aussi bien appeler les racistes – qui nous présentent un émincé de faciès abominables, crispés par la peur ou le désir. De l’autre Saartjie […] » Encore une fois, ce serait faire fi des nuances, ce serait par exemple considérer le regard amusé et ébaubi du sous-prolétariat londonien équivalent au regard froid et analytique des scientifiques français, deux formes de racisme, certes, mais qui ne sont certainement pas les mêmes. Ce serait aussi oublier deux scènes importantes, celle du procès et celle de l’artiste, les deux rares moments où Baartman est considérée, provisoirement, comme humaine. Prenons l’artiste d’abord : il fait partie des scientifiques qui examine Baartman pour authentifier son physique d’hottentote, mais il est le seul parmi eux qui respecte sa pudeur, qui la regarde comme un tout, et qu’il dessine ainsi, des pieds à la tête, au contraire de ses collègues qui la mesurent et l’observent un membre à la fois, qui la morcellent. Difficile de ne pas voir dans ce dessinateur une représentation de Kechiche lui-même, qui refuse lui aussi de soulever le jupon de son actrice, qui veut filmer son personnage avec la même dignité que lui accorde l’artiste dans son dessin. Cette scène du portrait est brève, mais elle permet à Kechiche de marquer la différence entre le regard de sa caméra et celui du public qu’elle filme. Le cinéaste établit ainsi clairement son projet de redonner une humanité à un individu qui n’y a jamais eu droit, en utilisant les moyens mêmes qui ont permis sa réification, c’est-à-dire la représentation.

La scène du procès est plus complexe, c’est elle qui questionne le plus durement notre regard de spectateur, c’est le moment où Kechiche doute lui-même de la pertinence de sa démarche. Le patron de Baartman, César, est amené devant la justice anglaise, accusé d’exploiter une esclave noire et d’offrir un spectacle indécent. Il se défend en disant que Baartman est libre, qu’elle est payée (ce qui semble être vrai, mais on ne connaît pas les modalités du contrat), qu’il ne s’agit donc que d’un spectacle; Baartman est une actrice. Un avocat nous rappelle qu’en art, il faut être conscient d’être devant une représentation pour pouvoir l’apprécier comme tel, si cette distance n’est pas permise, on ne peut plus distinguer ce qui tient du réel et ce qui tient de l’art. Le spectacle de Baartman nous permet-il de faire cette différence, comment savoir si elle joue librement un rôle? La question, évidemment, se rapporte aussi au film lui-même, car tout ce que subit Baartman, l’actrice qui la joue (Yahima Torres) le subit aussi. Ça ne veut pas dire que Kechiche exploite son actrice au même titre que César, mais il faut se poser la question : qu’est-ce qui différencie le spectacle de César de Kechiche qui filme ce spectacle? Si c’est le regard de l’autre et le fait d’être en constante représentation qui a permis de statufier Baartman, comment justifier un nouveau regard et une nouvelle représentation? Kechiche ne participe-t-il pas lui-même à ce qu’il dénonce, et nous de même, en tout cas tant que nous restons dans la salle?

Quand elle est amenée à témoigner au tribunal, Baartman confirme les propos de César, elle affirme qu’elle est bel et bien une actrice – mais que peut-elle dire d’autre si elle veut sauver sa dignité? Dire qu’elle ne joue pas, ce serait l’identifier à l’image qu’elle donne sur scène, ce serait la confiner dans ce préjugé qu’elle incarne en spectacle. Or, en disant qu’elle joue, elle donne raison à son patron et lui permet de gagner sa cause, puisqu’ainsi il ne peut plus être accusé de l’exploiter, elle certifie qu’il ne s’agit que d’un spectacle. Cette scène est terrible, car au moment où l’on permet enfin à Baartman d’affirmer son humanité, en la considérant digne d’intérêt par la justice, elle se fait ramener illico à son stéréotype, la foule lui refusant le droit d’être une actrice, puisque si c’est vrai elle accorde ainsi la victoire à son patron. Pour le public du procès, il faut qu’elle soit conforme à ce qu’on voit sur scène, sinon elle n’est plus exploitée et la cause est perdue. Le public ne semble pas comprendre qu’il faudrait admettre qu’elle joue, mais que le spectacle qu’elle donne n’en est pas moins dégradant.

Il y a ici quelque chose de fondamental qui a échappé au public du procès : à la fin du spectacle donné par Baartman, César permet à l’audience de toucher les fesses de la vénus. Or, ce toucher met fin à la représentation en éliminant toutes les barrières qui nous tiennent normalement à distance du spectacle. Dans un musée, on ne peut pas toucher les œuvres, elles ne s’appréhendent que par le regard, même chose au théâtre ou au cinéma, le toucher est toujours exclu. C’est ce toucher qui empêche Baartman d’être une simple actrice, et qui, bien sûr, est le premier pas certain vers sa chosification, car ce n’est pas la femme que les spectateurs viennent toucher, mais l’image qu’elle donne d’elle durant la représentation, une image stéréotypée et fausse qui devient subitement vraie lorsqu’on nous permet de la toucher. Baartman, alors, n’est plus qu’une paire de fesses, pire encore, l’image que l’on se fait de sa paire de fesses; elle est déjà morcelée, bien avant la rencontre avec les scientifiques, c’est la première instrumentalisation de son corps, qui se poursuivra jusque dans la prostitution, jusque dans les instruments de mesure (au nom d’un savoir).

Kechiche, lui, évidemment, ne nous permet pas ce toucher, il nous garde toujours à distance de la représentation. Tout de même, on ne peut s’empêcher de lui poser la question : qu’en est-il de Yahima Torres, elle qui donne ce même spectacle? Il y a au premier niveau une différence dans le degré de liberté accordée à l’actrice, Yahima Torres ayant pu librement imposer ses limites à son réalisateur, celles que Baartman se voit constamment obligée de repousser malgré elle. Mais en réalité, cette liberté est supposée de la part du spectateur, il nous est impossible de savoir si les larmes que nous voyons couler lors du dernier spectacle dans le salon parisien sont celles de Torres jouant la détresse de Baartman ou celles, réelles, de Torres devant subir les mêmes attouchements que Baartman. Je ne veux pas accuser Kechiche de quoi que ce soit, au contraire c’est lui-même qui le fait, car s’il y a une différence entre le film de Kechiche et le spectacle de César, au-delà du toucher, c’est bien dans le doute induit par cette scène qu’elle réside. Cette scène du procès, qui nous renvoie explicitement à notre propre position de spectateurs, s’adresse autant (sinon plus) à  Kechiche lui-même en tant que réalisateur qu’à César. Le cinéaste nous présente ainsi le doute qui est au cœur de sa mise en scène, un doute qui rend impossible le regard tyrannique, qui veut nous assurer que nous ne sommes pas en présence d’une nouvelle tentative de chosification (ce dont le cinéma est fort capable).

Kechiche, en fait, s’identifie autant au César qui exhibe son actrice qu’au César qui, plus tard, devient spectateur et comprend l’horreur du spectacle; le cinéaste oscille entre ces deux pôles, par nécessité. Il y a quelque chose d’assez étrange ici, dans ce film qui doute d’une méthode qu’il emploie pourtant, et cela donne envie de revenir à notre position de départ (il ne faut pas oublier, quand même, que de feindre le doute est le meilleur moyen de convaincre son interlocuteur de notre honnêteté). Pourquoi tout cela? On dit du film qu’il est « nécessaire », mais il faudrait bien dire à quoi. Devoir de mémoire? L’art ne sert pas à nous fouetter la mémoire, et il n’a aucun devoir envers l’histoire. Propos pertinent? Tout ça aurait pu être dit autrement, à partir d’une prémisse fictive, ce qui serait déjà moins problématique. Car il y a un écueil ici que Kechiche n’évite pas complètement, celui de prendre son personnage et d’en faire un symbole, ce martyr qui attire tous les regards et les absorbe, qui n’existe que par la souffrance qu’ils provoquent, ce qui n’est finalement qu’une nouvelle instrumentalisation (je rejoins ici Macheret, qui adresse un reproche semblable). Il n’est plus tant question dans le film de Saartjie Baartman que de la démonstration que son histoire permet, de ce questionnement sur le regard qui nous fait perdre de vue la femme derrière le dispositif de mise en scène. D’ailleurs, toutes les critiques du film ne parlent que de ça, le regard, le regard et encore le regard. Kechiche a beau faire poindre l’humanité de son personnage, celle-ci dans le fond ne sert qu’à alimenter la réflexion. Faire un mélodrame larmoyant n’aurait pas été mieux, certes, mais dénoncer le spectacle par le spectacle demeure pour le moins paradoxal, et finalement Kechiche nous convainc peut-être que trop bien du doute qu’il éprouve et que l’on ne peut que partager face à sa mise en scène.

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