12 mai 2011
Heidegger au grand écran
Le fait est bien connu : Terrence Malick a tour à tour étudié à Harvard puis enseigné au MIT. Sa connaissance de Heidegger est fine, aiguisée et d’autant plus manifeste qu’il a traduit l’une de ses oeuvres, Le principe de raison. Certains commentateurs ont jugé « improbable et hors sujet qu’il [ait cherché à] illustrer la philosophie de quelqu’un »[1]; d’autres, tout aussi résolus, ont insisté sur l’alliance entre Heidegger et Malick[2]. N’y aurait-il pas lieu maintenant d’adopter une voie mitoyenne, de comprendre le cinéma malickien à l’aune de Heidegger et la pensée heideggérienne, à l’aune de Malick ?
>> Pierre-Alexandre Fradet
Si l’on fait fi de la qualité et que l’on s’en tient à l’ordre du nombre, on sera en peine de rapprocher l’œuvre de l’Américain de celle de l’Allemand. Le corpus du second comporte plus de cent volumes; l’œuvre du premier, quant à elle, ne totalise que quelques titres. Toute nomenclature philosophique ou artistique ne révélant en soi rien de la nature même d’une œuvre, mis à part peut-être qu’elle a été plus ou moins mûrie, ourdie avec soin, méditée, l’idée d’un rapprochement entre Heidegger et Malick ne peut donc être révoquée d’emblée. Par quelle courroie reliera-t-on l’un des plus éminents penseurs du 20e siècle avec un cinéaste dont on a dit, avec un grand à-propos, qu’il sait faire « retrouver la sensation »[3], révélatrice du monde lui-même plutôt que facteur de spectacle ? Tout d’abord, par l’usage particulier qu’il fait de la voix off.
Le réalisateur a ses marottes, ses manies. La plus connue d’entre elles est celle d’avoir recours à une narration décentrée, c’est-à-dire à une voix qui s’ajoute au récit sans s’y imbriquer ou y correspondre de point en point. Ce mode de narration a pour conséquence de faire apparaître un lieu, un espace, un temps qui excèdent et questionnent le présent du récit imagé. Il permet entre autres à Malick de mettre en images un thème bien cher à Heidegger, la mise en question de l’être comme présence. Mais le réalisateur ne se borne pas à illustrer et à rendre accessible le sens de cette idée; il ne fait pas de ses œuvres les simples servantes d’une pensée philosophique. Loin de n’être qu’instrumental, son objectif semble aussi consister tantôt à passer au crible la pensée heideggérienne, tantôt à la nuancer et à en subvertir certains pans.
Par-delà l’instrumental, l’image malickienne
Envisageons d’abord le cas de Badlands. Rappelant par plus d’un côté l’histoire de Monster et celle de Bonnie and Clyde, le film relate la virée d’un couple d’Américains, Holly et Kit, avidement recherchés par la police. Il est patent que « Kit veut vivre sans retenue ses ambitions de cow-boy et pousse jusqu’au paroxysme la morale d’action-réaction du self-defense »[4]. Mais les motifs qui le conduisent à l’action sont nombreux et complexes, et en relever quelques-uns pourra inciter à voir dans Badlands une étude, délibérée ou inconsciente, de la distinction entre l’être et l’étant chez Heidegger. Présentée grossièrement, cette distinction renvoie à la différence qui oppose le fait même qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, à toute chose particulière qui a part à l’être (comme l’individu humain, le Dasein). Étant la condition de possibilité de toute chose, l’événement primordial et inexplicable, l’être apparaîtra aux yeux de Heidegger comme la vérité même. Or, pour avoir cherché à connaître ce dernier à travers l’histoire, les métaphysiciens auraient eu tort de le négliger et de n’atteindre que l’étant. Cette négligence s’explique en partie par l’obsession de la technique accentuée à l’ère moderne et qui incline l’homme à occulter, perdre de vue, oublier le dévoilement de l’être au profit d’une considération de l’étant utile.
Dossier complet : Séquences [nº 272, pp. 21-37]
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