24 juin 2011
>> Sylvain Lavallée
Faisons comme si nous n’avons pas un monument sous les yeux et tentons de voir ce qu’il peut y avoir autour, ou comment contourner The Tree of Life pour ne pas en parler toutes les semaines : essayons en commençant par un article tournant autour dudit film, mais ne l’abordant pas spécifiquement. Richard Brody du New Yorker rapportait cette semaine une critique de David Thomson sur The Tree of Life dans laquelle Thomson s’inquiète que le film « will mystify large audiences and leave a greater gap between popular cinema and the art house. » Drôle de reproche : le grand public, que l’on imagine attiré instinctivement (et uniquement) vers le film à cause de la lumière irradiée par sa star, Brad Pitt, serait comme berné par cette fausse promesse, s’y brûlerait les ailes, se disant « ah non, je croyais voir du cinéma populaire, mais me voilà devant du cinéma de répertoire, hermétique de surcroît, je m’ennuie tant de Legends of the Fall! » Je ne comprends pas comment on peut réprouver un film selon la présomption qu’il ne charmera pas le public que l’on suppose qu’il tente de rejoindre, pire encore, selon la présupposition qu’il aliènera des spectateurs qui ne demandaient rien de plus qu’à être bêtement divertis. Ça fait beaucoup de préjugés et de conjectures en peu de mots.
Je ne suis même pas sûr de comprendre ce que veut dire exactement Thomson, et son texte n’étant disponible en ligne que pour les abonnés du journal, je ne peux me fier qu’à ce que Brody en rapporte, ce qui n’est probablement pas en faveur de Thomson. Néanmoins, il est assez évident que Thomson n’a pas aimé The Tree of Life et peu importe pourquoi, ou s’il a tort ou raison, cela ne fait que compliquer son argument : si le film est mauvais, le public n’est-il pas capable de le reconnaître, dans lequel cas il serait apte aussi à se dire, il me semble, « voilà un mauvais film de répertoire, ce qui n’est pas représentatif de tous les films de répertoire, certain doivent bien être bons », ce qui ne pourrait pas contribuer à agrandir le fossé. À moins que The Tree of Life ne soit un bon film de répertoire, qui ne serait donc accessible, par définition, qu’à quelques élus, alors en bon démocrate Thomson s’insurge, il aimerait mieux que Malick asperge aussi la plèbe de son Amour soi-disant universel (belle façade!) L’interprétation la plus simple partirait peut-être plus du mot mystify : la foule ne comprenant rien au film, elle se dit « ah merde, je ne pige que dalle, ça doit être un de ces films de répertoire que la critique aime tant… » En tout cas, peu importe, il me semble que dans toutes les interprétations que l’on peut accorder à cette phrase, le grand public ne peut que paraître imbécile. Entre un film, raté ou non, qui s’adresse à un public intelligent (j’estime que ce point n’est pas à débattre) et un critique qui traite implicitement le grand public d’idiot, je me demande ce qui est le plus apte à agrandir ce fameux fossé entre le cinéma populaire et le cinéma de répertoire.
Brody réplique à Thomson ainsi : « Thomson speaks for a constituency that doesn’t exist: there was never a gap between popular cinema and the art house, and any movie theatre that showed, in first run, Vertigo or Scarface or Citizen Kane or Johnny Guitar or The King of Comedy or Once Upon a Time in America or Black Swan was an art house, even if not advertised as such. » Je suis à moitié d’accord avec Brody: à l’exception de Black Swan (franchement, Brody, Black Swan? Dans la même liste que Citizen Kane?), ces films « commerciaux » ou « populaires », en tout cas hollywoodiens, font preuve d’une démarche artistique aussi valable que les bons films que l’on regroupe un peu arbitrairement dans la catégorie de « répertoire » (et donc leur démarche artistique est aussi plus valable que celle des mauvais films de répertoire, ce qui revient à dire que la comparaison est encombrante, il suffit de dire qu’il s’agit de bons films) – mais d’affirmer qu’il n’y a aucun fossé entre le cinéma populaire et le cinéma de répertoire, c’est quand même un peu gros. En fait, nuançons un peu, pour que ma parenthèse ne contredise pas le reste de la phrase : je crois que le cinéma a effectivement effacé ce genre de hiérarchie, que ces comparaisons sont inutiles, mais je crois aussi que personne ne s’en est rendu compte, ou personne ne s’en soucie. Le problème ne vient donc pas du cinéma lui-même, aucun film ne peut agrandir le fossé entre le cinéma populaire et le cinéma de répertoire, ce fossé n’existe que grâce au discours que l’on tient sur le cinéma et il ne peut être agrandi ou rétréci que par ce même discours. Mais qui tient un tel discours sur le cinéma, qui a creusé cette damnée fosse? La critique, bien sûr, celle-là même qui tente de se sortir de ce trou en ne parvenant qu’à s’y renfoncer davantage.
La critique pourra me répliquer qu’en réalité, s’il existe une expression telle que cinéma de répertoire, cela découle avant tout d’un grave problème de distribution, et il est vrai qu’on n’en serait pas là si tous les films du monde étaient présentés sur nos écrans sur un pied d’égalité, mais ce problème uniquement politique a depuis longtemps été évacué par des considérations esthétiques. Le terme « cinéma de répertoire » ne désigne pas des films présentés dans une seule salle par grande ville, il désigne plus ou moins tout ce qui ne ressemble pas à du cinéma hollywoodien. Dans la majorité des cas, tout ce qui ne ressemble pas à du cinéma hollywoodien est effectivement présenté dans une seule salle (quand on est chanceux) par grande ville, et ce qui est du cinéma hollywoodien est présenté dans toutes les salles en continu, mais en entendant « cinéma de répertoire » notre esprit pense d’abord à l’esthétique, ensuite à l’accessibilité, si même il y pense. Encore là, cette prééminence de l’aspect esthétique a été rendue possible par l’omniprésence du cinéma hollywoodien, une situation qui a créé l’idée d’une norme cinématographique, à partir de laquelle tout est articulé. Le terme « cinéma de répertoire » est donc utile, mais on pourrait déjà se faciliter les choses si l’on revenait à sa définition uniquement politique pour qu’il ne désigne que des films délaissés par la machine publicitaire hollywoodienne, une définition factuelle qui ne laisse place à aucune ambiguïté.
Jusqu’ici, ça va, même s’il y a une résonnance esthétique à notre distinction, elle est assez facile à appliquer, reconnaître un film hollywoodien n’étant pas particulièrement ardu, et il n’y a pas encore de valeur qualitative associée à nos termes. On remarquera toutefois que j’ai utilisé l’adjectif « hollywoodien », une épithète objective désignant un lieu physique, mais ce n’est pas celle que l’on utilise normalement. Les problèmes commencent lorsque l’on brandit des expressions vagues comme « cinéma populaire » ou « cinéma commercial », qui visent plus large que la seule industrie hollywoodienne, des termes pernicieux, comme j’en ai déjà parlé il y a quelque temps, puisque nous ne savons pas s’ils désignent les intentions supposées de l’œuvre ou leur (réelle) fréquentation en salles. Par leur ambiguïté, ces termes véhiculent tout ce lot de préjugé que le critique aime bien combattre – un combat bien futile tant que l’on se contente de nier que ces termes possèdent une connotation qualitative (en disant il y a de bons films populaires et de mauvais films de répertoire) sans remettre en cause leur existence. Ça devient particulièrement évident lorsqu’un critique prétend dépasser ces distinctions en les réaffirmant implicitement, par exemple en disant, sous prétexte qu’il y a de la place pour toutes les formes de cinéma, que parfois on a juste envie d’être diverti alors que d’autres fois on préfère penser, que parfois on a envie d’un film pop-corn sans prétention mais qu’il ne faut pas en abuser, ce qui nous indique d’emblée qu’un film pop-corn est moins bon qu’un film de répertoire, mais qu’on peut l’apprécier même si, ou quand même.
Un bon exemple cette semaine, alors qu’en rapportant le débat sur les « légumes culturels » amorcé aux États-Unis par l’article de Dan Kois que j’ai mentionné récemment, Helen Faradji, de 24 Images, explique ainsi la position des critiques du New York Times à ce sujet : « En chef de file des indignés, Manohla Dargis et A.O. Scott du New York Times, toujours eux, renvoyant dans les cordes ce pauvre Kois en lui rappelant que les films-légumes (sa grande thèse : les films d’auteur sont des légumes, on doit en manger, mais ils seront toujours moins bons qu’un bon vieux burger) sont non seulement bien bons, mais qu’en outre, ils sont bénéfiques pour la santé et n’empêchent en rien d’apprécier en plus un bon gueuleton de films-burgers de temps à autre. » L’analogie culinaire est extrêmement pauvre en partant, alors à sa défense Faradji se débrouille avec ce qu’elle a, mais cette phrase contredit directement ce qu’elle écrit plus bas, lorsqu’elle applaudit A.O. Scott qui refuse la distinction films pop-corn / films-légumes. Comment fait-on pour préférer de temps à autre des films-burgers (ou des films pop-corn) aux films-légumes si aucune de ces catégories n’existe?
Je ne peux m’empêcher de percevoir dans cette phrase de Faradji l’attitude générale de la critique envers Hollywood ou les films « populaires », ou en tout cas ce type de mépris implicite envers tout un pan du cinéma se fait souvent sentir (c’est le préjugé inverse de celui de Thomson et de Kois, mais étrangement personne ne lève les boucliers lorsqu’il se manifeste celui-là… peut-être parce qu’on s’épuiserait à tenir constamment le bras levé). S’agit-il d’un dédain réel, plus ou moins inconscient, ou d’une lacune de vocabulaire ou de syntaxe? Peu importe, pour le lecteur, le résultat est le même, et si je fais mon bon pragmatique, je dois conclure qu’il s’agit d’une fausse question puisqu’il n’y a pas de différence effective entre les deux options. Faradji répliquerait probablement qu’elle ne nie pas qu’il y a des films-légumes hollywoodiens ou populaires, mais sa phrase nous dit très explicitement que les films d’auteur sont des légumes et rien dans son texte ne nous permet de douter de la véracité de cette analogie, même si elle l’emprunte à Kois. Et qu’est-ce que l’on oppose constamment au cinéma d’auteur? Il n’y a pas de doute permis, les films d’auteur sont bons par nature. Prôner un régime équilibré préserve l’analogie de Kois, Faradji ne remet pas en cause son association hasardeuse entre les films lents et contemplatifs et des légumes bons pour la santé, ce qui est précisément le problème. Voilà encore une belle manière de creuser le fossé : si je n’aime pas les films contemplatifs et lents, je dois conclure que je ne mange que des burgers et je devrais commencer à m’inquiéter pour ma santé (heureusement pour moi, je mange une bonne portion de légumes régulièrement). S’il y a des films-légumes et des films-burgers, il est impossible de les associer exclusivement à des catégories comme films d’auteur et films populaires. Il y a, bien sûr, des films divertissants que l’on aime et apprécie justement parce qu’ils sont divertissants, ce qui n’est pas une tare, mais que l’on ne me dise pas que l’analogie culinaire indique justement qu’il y a autant de place pour les divertissements bien faits que pour les films d’auteur plus… Quoi, au juste? Quand je consomme un divertissement bien fait, il s’agit d’un légume, pas d’un burger, il n’y a pas de différence nutritive entre un divertissement bien fait et un bon film contemplatif. Et il n’y a surtout pas de prescription en art, comme le suggère Kois lorsqu’il se sent obligé d’aimer certains films, ou quand on me dit que certains films sont des légumes et d’autres des burgers. Personne n’a le droit de m’imposer ce qui est bon pour moi, il n’y a rien de tel qu’un plaisir coupable, mes goûts sont valables tant que je suis apte à les défendre.
On le voit bien, ces catégories n’ont de toute façon aucun sens, et les burgers de l’un peuvent bien être les légumes de l’autre. Ce type d’analogie alimentaire reprend l’idée qu’il y a de ces bons films (nutritifs) que l’on n’aime pas et de ces mauvais films (junk food) que l’on aime, et il faut alors comprendre que ces films-burgers on peut les aimer même si l’on sait très bien qu’ils sont moins nutritifs que les films-légumes, et donc qu’il existe nécessairement une distinction high / low, populaire / répertoire, fast food / gourmet. C’est une question qui me tracasse depuis un bail et que je veux ouvrir ici, parce qu’elle n’est pas sans lien avec la discussion : existe-t-il vraiment de bons films que l’on n’aime pas et de mauvais films que l’on aime? Ou, procédons par empirisme, avez-vous déjà lu une critique disant sérieusement « voici un grand film, mais maudit que j’ai trouvé ça platte »?
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