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Pi

16 juin 2011

Entre structure et chaos

Embrasser la forme plutôt que le fond. User – abuser même – de gros plans, du grand angle, de l’électro beat et du montage effréné. Filmer les acteurs en contre-plongée, la caméra installée directement sur leur corps. Multiplier les hallucinations, les métaphores visuelles, les sons stridents et toute forme d’excès. Cette approche stylistique pourrait être considérée aujourd’hui comme clichée, si ce n’est comme un exercice cinématographique collégial : en 1998, il s’agissait d’une petite révolution.

>> Julie Demers

En réalisant Pi, Aronofsky faisait naître son premier long métrage avec très peu de moyens. Sans producteur ni maison à hypothéquer, le jeune cinéaste avait emprunté 100 $ à ses amis et leur avait promis que 150 $ leur reviendraient si la sortie du film pouvait suffire à rembourser ses frais. Aucun d’entre eux ne se doutait bien sûr qu’une œuvre sur l’obsession mathématique – qualifiée de « passionnant devoir d’école » par Positif – encaisserait trois millions de dollars américains et remporterait le prix de la mise en scène à Sundance en 1998. Enfant terrible des studios, Aronofsky multiplie depuis le temps les projets ambitieux et sait enjamber avec adresse les dangers que seuls les grands réalisateurs savent contourner. Ce front et cette ardeur lui ont valu plusieurs critiques acerbes ; en tous les cas, pourtant, Aronofsky en est sorti indemne.

Dès Pi, le réalisateur faisait preuve d’une fièvre unique et préférait le fracas à la sagesse. Même si certains critiques ont signalé que son œuvre manquait de maîtrise, tous s’accordaient à dire que le long métrage révélait un cinéaste de talent, dont le grand mérite était de revisiter le style vidéoclip. Bien entendu, Aronofsky n’est pas le seul à avoir imité l’esthétique du hip-hop et de MTV ; mais il figure parmi les premiers à l’avoir utilisée non pas pour réaliser une œuvre au goût du jour, mais pour créer une fiction ambiguë aux accents exploratoires. En fait, aux yeux du jeune cinéaste, le vidéoclip représentait un bassin d’inspiration inépuisable capable d’influencer le cinéma narratif. Estimant que la forme doit primer sur le fond, il souhaitait prouver que le nom d’esthète lui convient bien et qu’il sait manier la caméra. Rien d’étonnant donc à ce qu’il ait multiplié les effets, enfilé les images altérées, les macros et les plongées extrêmes dans un montage syncopé. Afin d’accentuer les contrastes et glisser dans un expressionnisme aux tonalités électros, il opta par ailleurs pour le noir et blanc reverseal, un noir et blanc qui éradique le gris.

Le goût pour l’excès du réalisateur ne tient nullement du baroque. C’est que Pi est construit, tout comme l’esprit de Max, autour d’une structure implacable. Les événements présentés dans le film s’égarent, dérapent, se dérèglent, oui, mais une mécanique persiste qui vient tout simplement à rouler trop vite. L’histoire détient en elle-même une structure organique, la spirale, sans compter que les plans possèdent une organisation interne qui compense leur débalancement. À l’instar de Greenaway, Aronofsky construit ses plans en les séparant en trois, le tiers central devant servir de point de déséquilibre. La logique qu’il adopte vacille entre ordre et instabilité, et il n’est pas indifférent que l’intention du cinéaste ait été de dépeindre un univers intérieur où les visions et la réalité, comme dans Eraserhead, sont et demeurent indiscernables.

Aronofsky amorce donc avec Pi une réflexion sur la déconstruction de la narration et de la nature des images au cinéma. Son film, qui porte directement sur l’obsession mathématique, fait office d’ébauche pour les oeuvres à venir. Pi constitue en effet le point de départ d’une trilogie sur la foi qui se terminera avec The Fountain et dont les trois épisodes seront produits par la même équipe, entremêleront les mêmes histoires d’illusions brisées, impliqueront la même structure non linéaire et feront appel de façon récurrente aux images mentales. La fin de cette trilogie inaugure, il faut le noter, une nouvelle époque pour Aronofsky, au cours de laquelle il déconstruira avec The Wrestler le cinéma intimiste mainstream américain. La déconstruction ne s’opérera pas cependant cette fois au moyen du style, mais bien à travers le choix des acteurs et des moyens de production. Si quelque chose caractérise véritablement Aronosky et le distingue de plusieurs de ses collègues américains, c’est donc bien le besoin qu’il ressent depuis ses débuts de résister aux lieux communs et de transporter plus loin les barrières à franchir. Reste toujours à voir, malgré tout, si son Black Swann saura s’imposer comme une référence autant que ses fictions précédentes.

>> États-Unis, 1998, 84 minutes – Réal. : Darren Aronofsky – Scén. : Darren Aronofsky, Sean Gullette, Eric Watson – Images : Matthew Libatique – Mont. : Oren Sarch – Mus. : Clint Mansell – Son : Brian Emrich – Int. : Sean Gullette (Max), Sol Robenson (Mark), Lenny Meyer (Ben) – Prod. : Eric Watson – Dist. : Alliance.

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