17 juin 2011
Dans la filmographie d’Abbas Kiarostami, Ten (2002) occupe une place particulière. Par sa structure d’abord, un compte à rebours en dix chapitres. Par ses images ensuite, dont la quasi-totalité est tournée à l’intérieur d’une automobile. Par son propos enfin, une réflexion sur la place des femmes.
>> Jérôme Delgado
Ten est le premier film numérique de Kiarostami. Non pas le premier tourné à l’aide de caméras de cette technologie: l’épilogue dans Le Goût de la cerise, 1997, et le documentaire ABC Africa, 2001, découlent de captations numériques. S’il faut considérer Ten comme sa véritable première incursion dans la culture digitale, c’est que Kiarostami a sciemment travaillé en fonction d’elle. L’outil s’adapte ainsi mieux au cinéma qu’il prône, certes de fiction, mais imbriqué dans le réel. La caméra numérique rapproche le cinéaste de son sujet comme jamais.
« On peut désormais considérer que faire un film, c’est comme écrire un livre, peindre un peinture, sculpter une sculpture », dit-il dans le documentaire 10 on Ten (2004). « On peut, poursuit-il, effectuer avec la caméra un virage à 360 degrés et capter la vérité. L’absolue vérité. Tourner devient quelque chose d’irréfléchi, acquiert une spontanéité sans limites. »
Il y a une part de ce virage dans Ten. En enfermant ses personnages dans l’habitacle d’une voiture, Kiarostami fait pivoter sa caméra de 180 degrés. Il tourne alors le dos à ce qui le caractérisait et le caractérise encore. Disparus les vastes paysages et les sinueuses routes d’Iran qu’il livre avec magnificence (ou de la Toscane dans le dernier, Copie conforme). Si les scènes dans une automobile ne sont pas rares chez lui (notamment dans Le Goût de la cerise et dans Copie conforme), elles n’ont jamais cette importance. C’est l’autonomie numérique qui permet ce huis clos sur la route.
La structure à rebours s’apparente au clin d’œil historique. En incluant cette numération qui précédait le début des films à une autre époque, Kiarostami semble signifier qu’il continue, malgré le numérique, à faire du cinéma. Le décompte décroissant sert aussi le récit. Plus on « recule », plus le personnage central se révèle: hors cadre dans la première séquence, avec ses verres fumés par la suite, pour finalement apparaître visage nu, mais tête voilée.
Film à deux personnages, bâti sur le principe du dialogue (comme dans Copie conforme), Ten permet à Abbas Kiarostami de renouer avec ses racines après l’escapade de son précédent, ABC Africa. S’il s’agit d’un exercice formel à part, il permet au cinéaste de livrer un autre de ses portraits sociopolitiques de l’Iran, mi-fiction mi-documentaire.
Il ne serait pas erroné cependant de voir dans Ten son film le plus féministe. Pas uniquement par la part importante de personnages féminins — il n’y a qu’un seul visage masculin, celui d’un garçon. Que le cinéaste iranien rassemble plus d’un rôle social (de la maman à la putain, en passant par la sœur, la fiancée, la vieille dame) signifie beaucoup. Il ne s’agit pas de parler de la femme iranienne, mais des femmes, de leurs multiples réalités.
Il n’y a pas que cela qui rend Ten féministe. L’automobile offre un rare moment de liberté à l’Iranienne. Espace semi-privé semi-public, la voiture est un bijou pour un cinéaste qui s’intéresse au réel. Kiarostami a déjà admis avoir laissé la caméra rouler seule. Sans sa présence, sans sa direction d’acteurs. Le choix de filmer à travers le pare-brise exprime en soi la distance sociale imposée à cette caméra mâle, aux grandes oreilles.
Aussi libre soit-il, cet espace est suffocant. La conductrice peut bien s’épancher, interpeller un automobiliste, sa voix ne porte pas. Espace d’expression, certes, mais contraint et contraignant, donnant une fausse impression de liberté. Les commentaires du garçon, déjà homme dans sa manière de s’adresser à sa mère, rappellent la condition d’assujettie qui revient aux femmes.
Abbas Kiarostami a toujours su nuancer ses propos. Le critique Alain Bergala croit que « la contrainte de la censure a peut-être constitué un élément non négligeable de sa singulière puissance de création [1]. Une des scènes les plus fortes de Ten montre une passagère en larmes, le crâne rasé. Voilà une évocation de cinéphile, référence à La Passion de Jeanne d’Arc (1928) de Dreyer, pour dénoncer les liens tordus entre domination masculine et religion.
France / Iran / États-Unis 2002, 91 minutes — Réal. : Abbas Kiarostami — Scén. : Abbas Kiarostami — Images : Abbas Kiarostami — Mont. : Vahid Ghazi, Abbas Kiarostami, Bahman Kiarostami — Int. : Mania Akbari (la conductrice), Amin Maher (Amin) — Prod. : Marin Kamitz, Abbas Kiarostami – Dist. : Séville.
[1] Victor Erice /Abbas Kiarostami. Correspondances (Paris : Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 2007)
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