8 juillet 2011
>> Sylvain Lavallée
Oui, oui, aimer Michael Bay, comme on se doit d’aimer Fritz Lang. Ils ont eu droit tous deux à leurs Criterion, non? C’est une vieille blague, avancer que Michael Bay est un auteur parce qu’on peut dénicher quelques traits particuliers dans son œuvre, Manohla Dargis déjà l’avait argumenté dans sa critique de Transformers : Revenge of the Fallen, et on s’y remet encore aujourd’hui à la sortie de son dernier film, par exemple ici, comme s’il suffisait, pour être un auteur, d’avoir un mouvement de caméra caractéristique qu’on réutilise de film en film, ou un « thème » aussi général que « overwhelming violent conquest ». Je ne sais pas trop à quoi rime cette blague, si elle sert à dévaloriser le concept d’auteur en l’appliquant à l’homme qui sert usuellement de bouc émissaire pour tout ce qu’il y a de pourri au royaume d’Hollywood (un non-sens puisque le concept d’auteur, du moins dans sa définition originelle, est une déclaration d’amour quasi-inconditionnelle à un cinéaste, il ne peut pas y avoir de mauvais auteur), ou s’il s’agit ainsi de vilipender encore plus Bay (si c’est possible), en insinuant que non seulement il fait des films de merde, mais en plus il les fait intentionnellement, ce qui est bien pire. Je ne pense pas que Bay soit un auteur, encore moins la pire calamité cinématographique contemporaine (je réserve ce titre à des types comme Ron Howard), mais je suis assez d’accord avec cette phrase d’Alex K, de Ruthless Reviews, dans une critique du dernier Transformers : « Michael Bay is one of the most talented directors working today, in that he knows precisely how to assemble atrocious bullshit. »
Contrairement à Alex K., toutefois, ces conneries ne m’ont pas laissé complètement indifférent, ou plutôt, si, pendant les deux tiers du film ce qui se déroulait à l’écran ne provoquait rien chez moi, pas même de l’ennui, un léger amusement peut-être, mais bon, même si j’ai vu ces images il y a quelques heures à peine, je ne suis pas certain que je m’en rappelle, et je ne pense pas que ce soit vraiment important puisque tout le film tient dans sa dernière partie, une séquence d’action d’une quarantaine de minutes où enfin tout se met à éclater, les robots se tapent dessus et les immeubles s’écroulent à n’en plus finir, et franchement quel spectacle! Il faut dire « enfin » parce que cette séquence est la raison d’être de Transformers, et je me demande toujours devant de tels films pourquoi il faut passer par un scénario inepte afin d’en arriver à tout ce mouvement furieux : est-ce qu’il y a vraiment quelqu’un qui va voir un film de jouets-robots géants qui s’entretuent pour voir autre chose que des jouets-robots géants qui s’entretuent? Et dans le cas de Transformers : Dark of the Moon, le scénario est évidemment secondaire, Bay se contrefout complètement d’amener ses revirements ou de leur donner un poids dramatique quelconque. Les événements arrivent, un point c’est tout : ils n’existent que le temps qu’ils sont à l’écran, rien ne les prépare, ils n’ont aucune conséquence, et le film est si incohérent qu’on dirait presque chaque plan correspond à un trou dans le scénario (même le titre est troué, tout le monde sait bien qu’il manque un mot). C’est l’instantanéité absolue, la gratification immédiate poussée à l’extrême, le temps n’existe plus, il n’y a que le moment présent.
Pourquoi alors faire un effort, même minimal, pour écrire ce scénario? Je n’ai rien contre un mauvais scénario ou l’absence d’une « bonne » histoire dans un film, j’ai toujours dit que le cinéma repose sur la mise en scène et non le récit, ce qui s’applique autant à Michael Bay qu’à Lisandro Alonso. D’ailleurs, je ne comprends pas comment on peut critiquer le dernier Transformers sous prétexte qu’il aurait un scénario médiocre, incohérent, caricatural, etc., alors que c’est clairement assumé, délibérément accessoire, l’intérêt résidant ailleurs. Oui, il est aussi vain de se désoler de la minceur du scénario de Transformers que de se lamenter sur l’absence de développement dramatique dans un film contemplatif asiatique. Transformers est l’antithèse totale du cinéma d’un Tsai Ming-liang, à la pureté et la simplicité Bay préfère la démesure et l’emphase, mais dans les deux cas il s’agit d’une expérience essentiellement audiovisuelle, où les éléments narratifs hérités du théâtre et de la littérature sont inexistants ou superflus. Je ne dis pas que Bay est un artiste aussi génial que Ming-liang, ou qu’il pratique un cinéma « pur », si une telle chose existe, mais Transformers : Dark of the Moon est un film assez surprenant, moins classique qu’il ne paraît. Je ne connais pas assez Michael Bay pour comparer avec ses films précédents, je n’ai vu que The Rock et The Island, qui reposaient tous deux sur un scénario construit, avec des protagonistes auxquels l’on doit s’identifier, des revirements qui se veulent surprenants (et qui de mémoire était assez bien menés), la tension reposait alors autant sur la densité des scènes d’action frénétiques que sur le scénario, et pour ce que j’en sais ses autres films semblent suivre ce modèle plus classique. Rien de tel dans le dernier Transformers, le scénario est un vague prétexte pour amener des jouets-robots géants à se taper dessus, avec quelques hommes lancés au travers pour nous donner une idée des proportions de ce combat épique, pour bien mesurer la taille des colosses métalliques (ce qui est, remarquons-le, une idée de mise en scène efficace).
Évidemment, il y a une énorme différence entre un scénario minimal, voire inexistant, et un mauvais scénario, accessoire peut-être, mais bel et bien présent dans toute sa médiocrité. Toutefois, je crois que c’est la première fois que je ressens avec une telle évidence qu’un cinéaste hollywoodien se contrefout à ce point de son récit, comme s’il nous disait : « Je le fais parce que je n’ai pas le choix, je suis à Hollywood et il faut raconter une histoire, mais je ne vais pas faire comme si ça m’intéressait, et je sais bien que ça ne vous intéresse pas non plus, alors patientez un peu et bientôt je vous en donnerai pour votre argent. » Certains peuvent y voir du mépris envers son public, Bay se disant que de toute façon il ressortira grand gagnant au box-office, alors pourquoi engager un vrai scénariste, mais j’y vois plutôt un geste de nonchalance assez rebelle s’attaquant au fondement du langage hollywoodien. Du moins, c’est la seule manière que je peux comprendre ce scénario se déroulant toujours au présent, sans souci d’efficacité dramatique, un choix qui m’apparaît délibéré tant il est constant et, j’oserais dire, appliqué adroitement, les scènes s’enchaînant si vite qu’il est impossible qu’elles prennent une densité quelconque, le tout traité avec ironie et détachement (et c’est tant mieux, si de telles niaiseries étaient prises au sérieux, ce serait infiniment plus pénible). Ce je-m’en-foutisme narratif est au même niveau que l’humour absurde d’un Will Ferrell (énormément sous-estimé) : une brèche dans la causalité si stricte du récit hollywoodien, une joyeuse (et étonnante) entorse au classicisme sydfieldien.
On ne peut pas parler d’incompétence ici, la séquence finale suffit à prouver que Bay sait bien mettre en scène : ce dernier tiers est parfaitement lisible, les plans se succèdent avec logique et même avec une certaine économie (étrangement, dans ce film les plans sont plus courts et le montage plus incohérent durant les scènes de dialogue que durant les scènes d’action), des personnages qui nous laissaient jusqu’alors indifférents, voire qui nous étaient insupportables, deviennent subitement, grâce à l’image seule, des enjeux assez intéressants pour générer un suspens efficace (la scène de l’immeuble qui s’écroule surtout), et Bay sait profiter de son décor, l’architecture verticale d’un Chicago en ruines lui offrant des plongées vertigineuses, rehaussées par une 3D très bien intégrée, présente sans jamais être tape-à-l’œil. Dans l’article de Variety mis en lien plus haut, quelques critiques analysent succinctement le style de Bay et décrivent son montage comme ultrarapide, mais les scènes d’action de Transformers comportent des plans assez longs (d’une dizaine de secondes je dirais, ce qui est tout de même beaucoup plus que la moyenne, se situant plutôt autour de deux ou trois secondes), et son esthétique est très éloignée de ce qui est à la mode présentement, ce style faux documentaire à la Paul Greengrass que malheureusement pratiquement personne ne maîtrise excepté Greengrass. Bay est plus classique, sa caméra préfère le trépied et les mouvements souples et fluides, il ne rehausse pas l’action par une caméra trépidante ou des mouvements hachurés, il préfère les plans larges aux gros plans, ce qui lui permet d’emplir son cadre d’une débauche d’effets spéciaux époustouflants, que l’on peut prendre le temps d’admirer plutôt que de les entrevoir trop rapidement, une rare démesure visuelle qu’il réussit tout juste à contrôler pour ne pas la faire imploser. Ainsi, quand le critique Peter Debruge écrit ceci sur Michael Bay : « By getting in there and mixing up the angles, he creates the same sense of excitement and confusion through editing and camera placement that you would if you were actually in the fight », j’ai plutôt envie de dire que c’est le contraire, que cette description s’appliquerais mieux aux émules de Greengrass, incapables de cohérence spatiale (en fait, je garderais l’excitement pour Bay et je donnerais la confusion aux autres). Par contre, Justin Chang vise juste lorsqu’il dit : « there is almost a level of near-operatic abstraction to Michael Bay’s images when he is directing a really slam-bang, in-your-face action sequence. It almost becomes divorced from narrative, even. It’s spectacle truly for spectacle’s sake. Michael Bay taps into that little boy’s thrill of seeing stuff blow up better than anybody I can think of. » J’enlèverais peut-être le almost : ces scènes d’action sont réellement séparées de la narration, elles pourraient être appréciées pour elles-mêmes, hors contexte.
Et c’est finalement ce qui est si désolant puisque ces scènes d’action que l’on a envie d’applaudir seraient mieux appréciées sans ce contexte narratif : le scénario de Transformers : Dark of the Moon n’est pas simplement mauvais, il est souvent carrément offensant. Une scène complètement inutile au début du film nous montre les gentils robots faire le sale boulot du gouvernement américain, aller détruire une usine nucléaire au Moyen-Orient – en fait, le texte à l’écran nous dit qu’il s’agit du Moyen-Orient, mais on voit clairement le drapeau iranien… Cette scène n’a aucune raison d’être, les méchants robots ne sont pas des alliés des méchants terroristes, c’est une image de propagande qui sort de nulle part. Il y en a d’autres, depuis le deuxième Transformers Michael Bay a le droit à une entente particulière avec l’armée américaine, il profite de leurs équipements pour une fraction du prix, en échange de quoi il s’assure de donner une image positive des militaires, et oui, son dernier film pourrait bien servir de publicité géante pour l’armée. Ce n’est sûrement pas un hasard, non plus, si c’est Chicago que Bay a choisi de détruire, la ville de Barack Obama (mais bon, je ne peux pas vraiment reprocher à Bay d’être républicain). Il fallait s’y attendre aussi, mais son image de la femme, c’est quand même un peu pénible, on a l’impression que Bay a été inspiré par tout ce que décriait Laura Mulvey, comme s’il voulait mettre en scène une sorte de regard mâle aussi écrasant que ses patentes de métal qui s’entrechoquent : la nouvelle copine (Rosie Huntingon-Whiteley) de Shia LaBeouf est introduite de la manière la plus délicate qui soit, par une contre-plongée sur son postérieur alors qu’elle monte les escaliers, utilisation judicieuse du 3D s’il en est une. Cette copine n’a qu’une utilité : être désirée. Elle le fait très bien : elle est désirée par le gentil Shia LaBeouf, elle est désirée par le méchant Patrick Dempsey (on voit le conflit), elle est désirée par la caméra, elle est si désirable qu’elle réussit même à séduire le méchant robot Megatron! Et à côté il y a Frances McDormand, la seule autre femme du film, une fonctionnaire sèche et autoritaire qui ne peut pas être objet de désir (trop vieille? trop laide? trop coincée?), alors le film lui refuse carrément sa féminité : à plusieurs reprises, elle ordonne aux personnages masculins de cesser de l’appeler Madam, et la Rosie si désirable ne comprenant pas trop lui demande donc : « But… you’re a woman, no? », une question qui restera en suspens. On ne sait plus trop, à ce moment, si le film rit de son propre machisme tant le trait est exagéré – peut-être que cette question sans réponse devrait nous faire réfléchir sur ce qui nous est montré? – j’en doute, mais d’une manière ou d’une autre, on peut dire que c’est la grande classe (je n’ose même pas parler de cette scène où l’objet du désir est décrit comme une voiture).
Pourquoi alors un scénario? D’un côté, j’ai envie d’applaudir cette façon de se désengager de son récit pour mieux mettre l’accent sur l’aspect spectaculaire, mais de l’autre, il y aurait, il me semble, des façons plus élégantes de le faire (il faudrait quand même souligner que le début est assez réussi, avec son révisionnisme historique conspirationniste débile). En même temps (petite introspection), je ne comprends pas pourquoi ce genre de propagande et de bêtises machistes m’agacent ici, alors que je les pardonne aisément dans les films d’action des années 80 (ou plus récemment dans l’excellent The Expendables, diablement négligé par la critique). Pourquoi suis-je incapable d’en rire, comme je le fais bien devant du Michael « Death Wish » Winner? La nostalgie, l’absence de budget vs les centaines de millions, la mise en scène pas assez maladroite, les costumes ne sont pas assez kitsch? Il manque peut-être d’homoérotisme… Enfin, Michael Bay peut créer ce genre de spectacle bruyant comme pas un, il y a quelque chose d’unique dans ce qu’il fait et il y a un véritable plaisir dans cette outrance, alors j’ai envie de lui donner carte blanche : qu’il fasse péter ses trucs sans contraintes narratives, et peut-être qu’on pourra enfin l’aimer inconditionnellement.
Pour finir, voici un petit vidéo sur le recyclage façon Michael Bay, pour ceux qui s’insurgent du manque de nouveauté à Hollywood:
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