7 octobre 2011
>> Sylvain Lavallée
La star
Dans Bringing up Baby, Cary Grant joue un paléontologue rigide apprenant à vivre en dehors des conventions sociales dans lesquelles il s’enfermait auparavant, au point d’embrasser une sorte d’irresponsabilité totale. Dans Monkey Business, il joue un scientifique rigide régressant, grâce à une potion, au stade d’adolescent puis d’enfant, mais cette fois il revient grandi (c’est le cas de le dire) à sa forme adulte, embrassant les responsabilités qu’elle implique. En paléontologue et en scientifique, Grant se tient le dos bien droit, il exagère sa raideur, montrant ainsi comment son expression est restreinte par les conventions, son corps retrouvant sa souplesse dès qu’il s’éloigne de celles-ci; il s’agit aussi des deux seuls rôles pour lesquels il porte des lunettes, cachant en partie son visage normalement fort expressif, des lunettes qui deviennent d’ailleurs inutiles dès que son personnage se délie. Les films d’Howard Hawks avec Grant jouent toujours sur cette question de l’expression personnelle au travers des règles astreignantes constituant le jeu de la vie en société, un jeu qui a tendance à nier l’individu, en tout cas à réguler son expression pour qu’elle se conforme au système en vigueur. I Was a Male War Bride, par exemple, présente l’absurdité du système administratif américain, une sorte de maison de fous dans lequel l’individu Cary Grant n’arrive pas à trouver sa place parce qu’il est trop hors-norme, il est obligé de dormir dehors, seul, parce qu’aucune institution ne peut accepter sa singularité. De là l’ironie de la dernière scène : Grant s’enferme dans une prison sur un bateau avec sa nouvelle femme, il jette la clé de sa cellule par-dessus bord (le personnage type de Grant n’hésiterait pas à décrire le mariage, cette convention pour signifier son amour, comme un emprisonnement volontaire) alors que l’on voit la statue de la Liberté au travers d’un hublot. Quelle liberté, doit-on se demander, celle d’être soi-même mais de ne pas être reconnu par ses pairs?
Allons un peu plus loin : il existe de nombreuses rumeurs sur l’homosexualité probable de Cary Grant, à moins qu’il ne fût bisexuel. Il s’est marié à cinq reprises, est-ce que son incapacité à soutenir un mariage indique qu’il avait des relations difficiles avec les femmes? Ces rumeurs semblent fondées, au moins en partie, elles sont relayées en tout cas par des sources crédibles, et cette homosexualité cachée teinte sa carrière de manière bien particulière : le conflit typique d’une comédie romantique de Grant, c’est son incapacité à consommer son mariage, ou à retrouver sa femme dans son lit. The Awful Truth, My Favorite Wife et I Was a Male War Bride se terminent tous sur Grant qui réussit enfin à rejoindre le lit de sa conjointe, ce qui fut bien difficile, et pas uniquement pour des raisons extérieures à la volonté de Grant. Comment interpréter le « I went gay! » de Bringing up Baby, que Grant crie à la dérision lorsqu’un personnage le découvre habillé d’un vêtement féminin, ou encore le travestissement complet de I Was a Male War Bride, un film reposant d’ailleurs sur une inversion des figures masculines et féminines, ou son refus d’accepter des femmes à bord de son sous-marin (rose!) dans Operation Petticoat? Ou encore, ces scènes dans My Favorite Wife où Grant est obsédé par Randolph Scott? Dans la fiction, Grant doit concurrencer Scott pour reconquérir sa femme, mais il se croit vaincu dès qu’il voit le torse nu de Scott, auquel il se prend à rêver à plusieurs reprises, le corps musclé de son rival apparaissant en surimpression sur son visage, des scènes d’autant plus ambigües que la rumeur la plus persistante à propos de Grant soit qu’il ait entretenu pendant une dizaine d’années une relation amoureuse avec ce même Randolph Scott (qu’il a rencontré justement sur le plateau de ce film). Cary Grant n’aurait jamais pu s’afficher publiquement comme homosexuel, après tout c’était une star réputée pour ses comédies romantiques, mais peut-être tentait-il d’exprimer son homosexualité comme il le pouvait, à travers les conventions du cinéma hollywoodien.
Pensons à ce « I went gay! » : un homme habillé en femme, c’est le cliché homosexuel le plus tenace, et probablement aussi le plus ridicule. Dans cette séquence de Bringing up Baby, Grant n’est pas drôle parce qu’il porte des vêtements de femme, il est drôle avant tout parce que les vêtements sont trop courts, parce qu’ils contrastent étonnamment avec son précédent sarrau de paléontologiste, parce qu’on sait que ce personnage si coincé n’est pas à l’aise dans de tels vêtements, et parce que Grant tire une gueule pas possible. Son cri de « I went gay! » ressort surtout comme de l’exaspération, exaspération parce qu’il est entraîné depuis le début du film de situations absurdes en situations absurdes, mais aussi peut-être exaspéré parce que l’on rit bêtement d’un homme habillé en femme. En fait, ce cri exprime surtout cela, l’idiotie de cette association entre l’homosexualité et un homme déguisé en femme, le « I went gay! » est absurde justement parce qu’on ne devient pas gai lorsque l’on porte des vêtements d’un autre sexe, et c’est ce que Grant nous dit. Que Grant ait voulu caché son homosexualité n’est pas anodin, lui qui joue souvent des menteurs, des manipulateurs, des personnages qui cache une identité sous une autre : on se retrouve alors à l’écran avec un homosexuel qui se terre jouant un homme déguisé en femme que l’on méprend pour un homosexuel, un imbroglio identitaire complexe certainement très grantien.
– mais attendez un instant, me direz-vous, je devais terminer de rapporter ma dernière interrogation, que vient faire cette introduction sur Grant? J’y arrive, à cette conversation, à pourquoi la dimension éthique du cinéma continue d’exister malgré l’esthétique actuelle du cinéma, elle qui semble nier la réalité des relations humaines en nous présentant des personnes isolées dans leur cadre, sans corps, et qui ne semblent jamais avoir conscience qu’il y a quelqu’un devant eux dans le contrechamp (évidemment, au tournage, il n’y a effectivement personne devant eux, on tourne les répliques de l’un puis les répliques de l’autre pour éviter d’avoir à payer deux salaires de star en même temps), mais ce détour par Grant s’éclairera dans ce qui suit :
– Je pense à quelques exemples récents, continuai-je pour convaincre mon interlocutrice qu’il y avait quelque chose à sauver dans le cinéma hollywoodien contemporain, Cowboys and Aliens par exemple, que les critiques ont vite relégué à la médiocrité estivale. Le moment cinématographique le plus jouissif de l’année se trouve pourtant dans ce film, lors de la première rencontre entre Daniel Craig et Harrison Ford. Dans la première demi-heure, Craig est présenté comme le personnage principal, puis peu à peu la présence de Ford commence à s’installer et rapidement les deux personnages semblent à égalité, pas tant dans le scénario que par ce qu’ils projettent à l’écran. Après la première scène de combat, ils se retrouvent face à face et leur duel n’est pas celui auquel on pourrait s’attendre : les deux stars se battent pour s’approprier le film. Ford gifle Craig pour lui dire, très clairement, « tasse-toi de là ti-cul, j’ai pas mal plus d’expérience que toi, tu ne voleras pas mon film », mais Craig lui retourne la gifle, très violemment, et Ford doit baisser la tête. Il laisse tomber, il donne le film à Craig, qui lui lance un sourire ambigu et sort du cadre.
– Oui, je m’en rappelle. Les personnages sont très secondaires dans ce film, ils sont sans importance. On ne voit jamais à l’écran le personnage interprété par Craig, on voit Daniel Craig, idem pour Harrison Ford. J’ai d’ailleurs lu des critiques se plaignant de cela, des personnages mal définis, l’impression de voir James Bond plutôt qu’un cow-boy solitaire, alors que l’intérêt se situe justement là.
– James Bond vs Indiana Jones, effectivement, ce serait un titre plus approprié. D’ailleurs, petite généalogie pertinente, Spielberg voulait faire un James Bond quand Georges Lucas lui a présenté cette idée d’archéologue aventurier, le premier Indiana Jones lui a servi de substitut à son projet de Bond. Et les deux acteurs, Craig et Ford, ont tourné avec Spielberg, qui produit Cowboys and Aliens. Est-ce un hasard si le personnage de Ford est toujours défini par rapport à la paternité, thème fétiche de Spielberg, très présent dans les Indiana Jones, et que Ford entretient indirectement une relation paternelle avec le personnage de Craig, alors qu’Indiana Jones a certainement influencé les James Bond modernes, dans l’attitude et une certaine mise en scène de l’action? Au-delà de la présence cohérente de Spielberg, il y a une continuité entre le personnage type de Ford et celui de Craig, et le film la met très bien en scène, que ce soit conscient ou non de la part du réalisateur.
– The Ides of March effectue aussi ce même type de lien paternel, cette fois entre Ryan Gosling et George Clooney, de manière beaucoup plus consciente (il n’y a qu’à voir l’affiche du film). Andrew O’Hehir décrit très bien la relation entre ces deux stars dans sa critique pour Salon, notamment lorsqu’il parle de l’admiration que démontre Gosling envers Clooney (j’utilise leurs noms d’acteurs, parce qu’encore une fois leurs personnages sont secondaires). La première scène de flirt entre Gosling et Evan Rachel Wood est très clooneyesque, dans la légère humiliation sympathique que subit Gosling alors qu’elle le piège dans la conversation, et à plusieurs moments Gosling imite de façon impeccable la gestuelle habituelle de Clooney. La scène dans l’avion, entre autres, on dirait un champ contrechamp entre Clooney et Clooney, alors que celui-ci critique l’idéalisme de Gosling, une leçon qu’il ne retiendra que trop bien. Est-ce le vétéran Clooney qui dit au nouveau venu Gosling, « Fais attention, tu te débrouilles bien présentement à Hollywood, mais bientôt tu te rendras compte que ce n’est pas si joli »? Un conseil que Clooney aurait peut-être aimé recevoir du temps de E.R. (notons d’ailleurs que Gosling a été pour la première fois remarqué dans The Notebook, un rôle de charmeur dans une comédie romantique qui n’est pas sans rappeler les débuts de Clooney). Et, impression très particulière, le dernier plan de The Ides of March, dans son ambiguïté et son insistance sur le visage impassible de Gosling, nous renvoie très directement à Drive.
– Voilà l’aspect le plus intéressant de ce film, ce casting et cette image que Clooney nous renvoie de lui-même, en désignant Gosling comme son successeur et en se donnant ce rôle de politicien démocrate. The Ides of March est visuellement le plus impersonnel des films de Clooney, la mise en scène n’a pas la même classe que celle de Good Night, and Good Luck par exemple, mais c’est en même temps son film le plus évidemment personnel. L’aspect politique du film est très convenu, je ne crois pas que c’est ce qui intéressait vraiment Clooney dans ce scénario, il y voyait plutôt une occasion de parler de sa propre image. Tous ses films en tant que réalisateur ne parlent d’ailleurs que de cela, l’image, les médias, l’illusion, ce qui se trame derrière, un thème loin d’être banal pour une star, une vraie d’ailleurs dans le cas de Clooney. Difficile de ne pas noter en passant à quel point il ressemble à Cary Grant…
– Je commence à voir où vous voulez en venir, un certain rapport éthique au cinéma qui continue d’exister dans la star, pas nécessairement à l’intérieur d’un même film, mais dans l’image qu’elle entretient d’elle de film en film.
– Exact : on comprend mal les stars aujourd’hui, on leur demande de jouer, de se travestir, de ne pas être elles-mêmes, mais au contraire, une star est intéressante par les variantes qu’elle offre sur un même rôle. Lorsque je vois George Clooney à l’écran, je ne veux pas oublier qu’il s’agit de George Clooney (ou de Ryan Gosling imitant George Clooney). Même chose pour Grant, un meilleur exemple d’acteur-auteur, peut-être le meilleur exemple : je vois toujours que c’est Grant qui joue tel personnage, et je bâtis mon interprétation à partir de cette reconnaissance de Grant, de ce qu’il me dit de lui en fonction de ce rôle qu’il a choisi, de l’interprétation qu’il en offre, de tout son passé d’acteur et parfois aussi de sa vie personnelle. La star Cary Grant est un mélange de Cary Grant lui-même et de son personnage, je ne peux donc pas oublier que j’ai face à moi Cary Grant, sinon la star s’efface, il ne reste qu’un acteur. Et des acteurs qui se fondent dans leurs rôles, c’est bon pour le théâtre. Au cinéma, il y a deux types d’acteurs intéressants : les stars et les non professionnels, deux catégories qui se recoupent sous bien des angles (importance de la physionomie, de la présence physique, mélange ambigu de la vie personnelle et de la vie à l’écran, etc.)
– C’est vrai, on ne peut regarder des acteurs français de la même façon qu’un acteur hollywoodien : est-ce qu’il y a vraiment une continuité signifiante, un véritable parcours personnel, dans la carrière de Depardieu ou Huppert, indépendamment de leur talent bien réel? Je ne crois pas, il me semble que seuls les acteurs hollywoodiens travaillent ainsi, et il y a quelque chose de très riche dans cette manière de retravailler le même rôle, de l’éprouver dans des situations nouvelles.
– C’est quelque chose qui se perd. La star a déjà existé en France, Gabin serait un bon exemple, mais je n’en vois plus aujourd’hui. Aux États-Unis aussi, ce ne sont pas tous les acteurs populaires contemporains qui travaillent ainsi leur image. Parce que c’est de cela qu’il s’agit : trouver une image qui nous représente, s’exprimer à travers elle, donc trouver un moyen d’expression personnelle au travers des conventions du langage du cinéma hollywoodien. En fait, c’est ce mercantilisme si décrié d’Hollywood qui permet à un acteur de s’exprimer ainsi : les films y sont faits en série, les scénarios sont bâtis sur un modèle fixe, les rôles que l’on offre à un acteur sont toujours très semblables pour créer une habitude chez le spectateur, ou pour utiliser l’acteur comme outil de marketing, tel acteur étant associé à tel type de film, alors les deux seules véritables sources de variation dans ce système sont le jeu des acteurs, qui peut être extrêmement nuancé malgré un rôle apparemment stéréotypé, et la mise en scène, deux aspects complémentaires évidemment. Voilà l’importance de la star : comment l’individu Cary Grant parvient-il à s’exprimer dans ce système pourtant si formaté, comment parvient-il à jouer et à user des règles et du langage du cinéma hollywoodien pour réussir à être Cary Grant? Il n’y a plus d’individualités aussi fulgurantes que Grant aujourd’hui, mais le cinéma hollywoodien n’est pas encore mort, il suffit de savoir où regarder. Peut-être qu’il faudrait commencer à parler de la politique des acteurs.
La conversation s’est terminée sur ces mots, et ainsi mon investigation, du moins la partie officielle, c’est-à-dire qu’il me faut encore régler mon drame personnel, et quant à moi il fait bien partie de cette enquête, mais je ne crois pas que Lauren Bacall l’avait prévu. Peu importe, ces articles constituent mon rapport d’enquête, et la seule conclusion que je peux offrir réside dans la résolution à venir de ma situation personnelle, et non dans les interrogatoires eux-mêmes, ni dans le cinéma. Ai-je trouvé Cary Grant? Je crois surtout que j’ai compris pourquoi Cary Grant a disparu, pourquoi il ne peut pas survivre dans l’état actuel du cinéma, même si son ombre y plane encore, de plus en plus diffuse. Et je crois aussi savoir pourquoi il est aussi précieux, pourquoi il ne faut surtout pas cesser de le chercher.
à conclure…
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