9 décembre 2011
>> Sylvain Lavallée
Noël est encore dans deux semaines, mais j’ai décidé de sortir de l’ombre un peu plus tôt que prévu afin de m’offrir un petit cadeau. Non, je ne pense pas à vous, chers lecteurs, ce qui suit est purement narcissique : voilà pratiquement un an que je poursuis une rétrospective de papa Spielberg, revoyant un de ses films de temps à autre et m’étonnant à chaque fois de ce que j’y découvre, même si j’ai déjà vu la plupart de ses films une bonne dizaine de fois il y a quelques années. Bref, ça fait longtemps que je médite sur ce cinéaste et que je passe à un doigt d’écrire quelque chose sur lui, d’autant plus qu’au cours de cette année il m’est devenu précieux (alors qu’auparavant il était très loin dans mes priorités cinéphiles), alors je ne peux cette fois laisser passer l’occasion de m’épancher un brin (peut-être beaucoup) sur son cas, avec ces Adventures of Tintin et War Horse qui sortent sur nos écrans. Mais avant de plonger dans son œuvre, petite introduction cette semaine pour nous permettre d’en saisir l’importance.
En écrivant mes Investigations cinématographiques, je revenais souvent sur une question que je voulais intégrer, mais que j’ai fini par laisser tomber, pour toutes sortes de raisons, et Spielberg me semble l’occasion parfaite pour la relancer : n’est-ce pas un peu trop facile d’être un auteur en dehors des conventions du cinéma classique? Je terminais mes Investigations sur cette idée qu’une star comme Cary Grant utilisait le langage hollywoodien ultra conventionnel pour exprimer sa profonde individualité, et il me semble qu’à quelque part il s’agit de ce que le cinéma classique a de plus beau à offrir. Faut-il rappeler que le cinéma est un art industriel, et que s’il a été le parfait reflet du vingtième siècle, au point que ce siècle et cet art se confondent (on ne saurait dire qui reflète qui), c’est bien parce que le cinéma s’adresse à la masse, qu’il est produit en masse, qu’il est projeté devant une foule (moins maintenant, mais le cinéma n’est plus du tout un reflet de son temps), par des machines avec lesquelles l’homme s’entremêle en se projetant à l’écran dans ces images mouvantes? La branche la plus franchement industrielle de cet art, ce cinéma classique, n’a trouvé jusqu’à maintenant qu’un seul moyen pour atteindre cette universalité tant importante d’un point de vue mercantile, c’est-à-dire utiliser un langage extrêmement conventionnel et répétitif, mais ce que nous démontre le cinéma quand il se fait art au sein de cette industrie, c’est que ce jeu de conventions n’a rien d’intrinsèquement impersonnel, qu’il est possible d’exprimer son individualité au travers de la masse, sans avoir à s’y opposer nettement. Et cette façon d’être soi-même en demeurant au sein de la foule m’apparaît un témoignage plus essentiel à notre époque que celle du marginal qui affiche sans ambages sa différence.
Malheureusement, on ne sait pas trop comment parler de ces individus qui opèrent en secret, on ne les reconnaît souvent même pas tant leurs discours se confondent, en surface, à ceux de leurs confrères. Regarder au-delà de la surface, c’est d’un autre temps, on ne fait plus ça aujourd’hui, alors un type comme Spielberg peut se retrouver dans le même bateau qu’un Howard, ou un Mann peut être sérieusement comparé à un Nolan. Ce n’est pas pour rien que l’on maintient cette division absurde entre le cinéma commercial et le cinéma d’auteur et qu’on ne parle plus des auteurs qui œuvrent au sein du cinéma commercial : c’est tellement plus facile de remarquer le marginal, il est tellement plus facile à décrire, il suffit de dire en quoi il n’est pas pareil, même si, finalement, la plupart du temps, il n’est pas pareil de la même manière que tous les autres qui ne sont pas pareils. Combien de critiques prennent le temps de placer au sein de leur filmographie la nouvelle œuvre d’un Spielberg, d’un Cronenberg ou d’un Eastwood, pour utiliser des exemples récents, à part en quelques mots brefs qui ne veulent rien dire, du genre, Cronenberg travaille sur le corps, il fait de l’horreur corporelle? Ah oui, et encore?
Tarr, Ceylan, Costa et Ming-liang sont des auteurs, cela tient de l’évidence, et c’est en fait tellement évident que je ne vois pas l’intérêt de le noter. Par contre, affirmer que Spielberg, ou Mann, ou Eastwood, Fincher, Cronenberg, Scorsese, Coppola, de Palma, Clooney, etc. sont des auteurs, voilà quelque chose qu’il faut argumenter, qu’on ne peut pas avancer en espérant que notre interlocuteur soit aussi perspicace que nous. Du moins, il fut un temps où ce genre d’affirmation devait se défendre, le cinéma en dépendait. Ce n’est pas la première fois que j’en parle, la notion d’auteur promouvait l’idée que des expressions personnelles peuvent émerger au sein d’une industrie. Par conséquent, si on sort la notion de ce contexte industriel, il ne reste qu’un pléonasme insignifiant. Or, le mot auteur n’est que rarement utilisé pour désigner un cinéaste hollywoodien, encore moins pour défendre la valeur artistique d’une œuvre hollywoodienne. À vrai dire, peu de critiques prennent encore la peine de défendre le cinéma comme un art tellement ce statut est maintenant tenu pour acquis. Il suffit de voir comment la critique décrit son propre travail, quelque chose comme une réclame pour le « bon » cinéma. C’est essentiellement ce que disait Marc Cassivi dans une chronique sur Le vendeur il y a quelques semaines, donnant l’impression que son travail de critique ne valait pas plus que l’influence qu’il exerce sur le box-office : « Comme une oasis salvatrice, surgit de temps à autre un succès-surprise du cinéma d’auteur. Un film d’exception qui ratisse plus large et nous encourage, les critiques, à poursuivre notre travail. » Personnellement, je ne cherche à pas guider un spectateur vers un film ou à l’en éloigner, je préfère de loin le gars qui me dit « merci, vous m’avez fait voir ce film autrement » que celui qui me dit « je n’aurais jamais vu ce film sans vous, mais tout ce que vous en avez dit me passe cent pieds au-dessus de la tête », même si le premier parle du dernier blockbuster et le second d’un film obscur n’ayant pas fait plus de cent entrées en salle. Tant mieux si la critique peut aider à vendre quelques billets pour des films autrement négligés, mais ce n’est pas son rôle, c’est une conséquence indirecte, un dommage collatéral.
Le vendeur, dans ce texte de la Presse, ce n’est pas le film de Sébastien Pilote, c’est Cassivi qui veut nous convaincre d’investir notre budget cinéma hebdomadaire sur son poulain. Pourquoi Le vendeur serait un film d’auteur, de l’art, on ne le saura pas, ce n’est pas important. Quand la critique parle ainsi du cinéma d’auteur, se donnant ce rôle de publicitaire d’un cinéma marginalisé, il n’est plus question d’art, simplement de marchandise. Un auteur, autrefois, c’était synonyme d’artiste, c’était l’ouverture d’une discussion, aujourd’hui, c’est une marque de commerce, un point final. En fait, le véritable problème, c’est que l’on n’a plus à défendre l’idée que le cinéma est un art, c’est maintenant une vérité acceptée, alors personne ne s’étonne si je dis que Spielberg est un artiste, en tout cas pas autant que lorsqu’on disait pour la première fois qu’Hitchcock est un artiste. On n’a plus besoin de prouver, envers et contre tous, que Spielberg fait de l’art, alors qu’il n’y a là rien de si évident, rien qui peut se passer d’une démonstration, celle qui fait la différence entre une véritable critique d’un auteur ou une publicité pour un auteur inc.
Et Spielberg, justement, est un cas particulier, puisqu’il réfléchit le cinéma hollywoodien et sa propre place d’artiste au sein du spectacle hollywoodien plus que tout autre cinéaste. Il est probablement l’auteur qui ressemble le moins à un auteur tant ses films empruntent franchement la forme du divertissement grand public, mais il pense le spectacle de l’intérieur, il y intègre sa pensée tâtonnante, cherchant à résoudre cette question qui le hante : comment réaliser un spectacle responsable? Ou comment faire de l’art dans une manufacture de l’évasion? Cette réflexion lui est particulièrement précieuse puisqu’il est l’architecte en chef du Hollywood contemporain, il est donc toujours en dialogue avec lui-même, ses films se répondent les uns les autres à travers une série de thèmes et de figures qu’il met en parallèle, une pensée en forme de doutes et de remises en question (semblable en cela à celle d’Eastwood). Impossible d’aborder un de ses films dans le vide, sans lui trouver au moins un contrepoids dans sa filmographie. Une critique de The Adventures of Tintin ne mentionnant ni Indiana Jones, ni A.I., ne mène à rien. Une critique de War Horse ne mentionnant pas Munich ne parle même plus de War Horse, mais d’un tout autre film qui ne serait pas réalisé par Spielberg, même s’il en a toutes les apparences. Ne pas comparer certains personnages de Tintin et de War Horse, c’est oublier qu’ils ont été réalisés par le même homme.
La semaine prochaine donc, je veux jeter un regard sur cette filmographie, avant d’aborder plus directement ses deux derniers ajouts. En attendant, un peu de pub, allez voir Tintin!
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.