24 février 2012
>> Mario Patry
Il faut dire dès le départ qu’une génération complète d’intellectuels universitaires a grandi avec une certaine vénération pour Pauline Kael, la plus redoutée de toutes les critiques américaines auprès des réalisateurs des deux côtés de l’Atlantique. La lecture de ses deux bouquins, regroupant ses meilleures critiques, ne fait que confirmer notre admiration, autant pour son intégrité que pour son discernement (presque) sans failles.
Pauline Kael est née à Petaluma en Californie le 19 juin 1919 et est décédée des suites de la maladie de Parkingson le 3 septembre 2001 à Great Barrington au Massachusetts. Elle est issue d’une famille de fermiers juifs d’origine polonaise et n’a pas terminé ses études universitaires à Berkley, abordées en 1936. Elle a commencé par de petits boulots serviles avant de publier sa première critique en 1953 sur Limelight de Chaplin dans City Ligths. Lorsqu’elle signe sa première critique dans Le New Yorker ( un magazine culturel hebdomadaire « à la sophistication cosmopolite »), le 21 octobre 1967, c’est déjà une auteure accomplie; elle est âgée de 48 ans. Elle quitte cette tribune prestigieuse le 11 mars 1991, auréolée d’une gloire internationale bien méritée. Sa réussite offre un sérieux démenti à l’adage selon lequel il n’y a pas de deuxième chance dans un destin américain, et nous impose la conviction que l’Amérique est une grande civilisation pour produire une intellectuelle de cette envergure.
Antoine de Bacque avait publié une remarquable étude en 2003 chez Fayard au titre accrocheur: La cinéphilie, invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968. Chroniques européennes et Chroniques américaines de Pauline Kael nous offrent le deuxième testament de cette cinéphilie, la nôtre, celle de 1968 à 1991. C’est l’époque de la grande révolution du septième art qui nous conduit au cinéma contemporain. En 1968, il y a eu, en effet, une fracture dans l’histoire de la civilisation occidentale. Avant, nos mythes étaient tournés vers le passé, depuis ils sont résolument tournés vers l’avenir… Par ailleurs, Pauline Kael confirme de façon magistrale la coupure qu’avait très bien pressenti Pierre Vérroneau dans Les cinémas canadiens (L’Herminier, Paris, 1978) lorsqu’il déclare avec justesse : « Aussi bien au Canada anglais qu’au Québec, il n’y a plus de place pour les authentiques créateurs. Les créateurs ont fait place aux artisans » (p. 134). L’article de Pauline Kael dans Chroniques américaines y consacre une longue analyse pleine de lucidité et d’aplomb, le 5 août 1974 (pp. 207-244). Ne soyez pas surpris si vous versez quelques larmes pour cette leçon de cinéma.
Je défie n’importe qui de lire une seule ligne de cette auteure sur un film que vous ayez vu (ou pas) et d’arrêter avant la fin de l’article. Kael a un style d’une grande efficacité autant pédagogique que ludique, sans aucune prétention. C’est véritablement une voix humaine qui s’exprime avec une précision hallucinante. Même lorsqu’elle descend en flammes un film, nous exultons d’une joie libératrice et nous ne pouvons nous retenir de rire aux éclats ! Il y a la critique de cinéma avant et après Pauline Kael. C’est tout simple. Elle a été à la critique de film ce que les Beattles ont été à la musique pop. Bien sûr, elle n’épargne aucune réputation établie, que ce soit Stanley Kubrick, Fellini, Bergman ou Woody Allen, et elle n’hésite pas davantage à égratigner un Coppola ou un Peckinpah (qu’elle traite de fasciste pour Straw Dogs) ou un Altman après les avoir portés aux nues. Bon, elle ignore Sergio Leone, mais il s’agit d’un phénomène très parisien au départ, sur le plan intellectuel. Même en Italie, on ignorait Leone… La preuve en est que le seul livre d’entretien qui lui soit accordé a été publié en France. Et elle déteste cordialement Clint Eastwood, qu’elle traite aussi de fasciste. Elle admire Jules et Jim de François Truffaut, de même que Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci, qu’elle tient pour des chefs-d’oeuvre, de même que les deux Parrains de Coppola.
Que l’on soit d’accord ou pas avec Pauline Kael, on doit admettre sa rigueur indéfectible et sa franchise brutale à toute épreuve. C’est une lecture aussi stimulante que Sur le cinéma de Bertolt Brecht (L’Arche, Paris, 1970) ou Du Cinématographe de Jean Cocteau (Belfond, Paris, 1988), lecture fort enrichissante tant pour les cinéphiles engagés et avertis que pour les étudiants en cinéma. Elle reconnaît elle-même que « les films seuls ne suffisent pas; un régime strict de culture populaire est une forme de privation » (Chroniques américaines, p. 74). C’est un véritable épitomé de l’Histoire mondiale du cinéma contemporain qu’elle nous offre à lire avec autant de passion que de panache.
Pauline Kael : Chroniques américaines (Paris : Sonatine, 2010), 570 pages | Chroniques européennes (Paris : Sonatine, 2010), 377 pages
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