3 février 2012
>> Sylvain Lavallée
Rétro 2011? Mes pensées ayant dévié inopinément en cours de route, ce texte ne poursuit pas tout à fait ce qui a été amorcé la semaine dernière, sans que je m’en éloigne trop. On devrait donc reconnaître cette question, familière, celle qu’il me fallait résoudre dans ces Investigations cinématographiques automnales : est-ce que Cary Grant pourrait survivre à nos écrans contemporains? Bien que j’ai laissé cette enquête irrésolue, on ne s’étonnera pas si je dis aujourd’hui que je soupçonne fortement la présence d’un cadavre : si le dialogue est mort, il va de soi que Cary Grant itou. Mais commençons par l’optimisme, au fond je ne peux rien prouver, et amusons-nous un peu avec cette métaphore de Cary Grant comme représentant attitré de la possibilité du dialogue cinématographique, en remarquant sa fulgurante ressemblance avec George Clooney, particulièrement évidente dans Monkey Business par exemple. Est-ce que Clooney, en bon ménechme grantien, serait aussi un tel garant du dialogue, ce qui pourrait contredire mon constat funèbre? Cette analogie serait bien faible si elle faisait part d’une gémellité purement physique, certes frappante, mais peu signifiante, alors notons d’abord que Grant et Clooney partagent aussi leur personnalité de star, incarnant tous deux des séducteurs aux paroles paternes dont l’amabilité et le charisme contagieux servent d’outils de manipulation redoutable, assez efficace pour nous rendre sympathique leur turpitude usuelle. Certes, Clooney est moins cynique que Grant, ses facéties sont plus anodines, ce qui peut expliquer pourquoi il n’a pas encore eu droit à son Hitchcock, un cinéaste prêt à mettre en plein jour son côté dangereux pourtant bien présent. Il y a peut-être un peu de cela dans the American, mais même si Clooney y joue un assassin, il n’y est pas aussi inquiétant que Grant dans Suspicion, en fait le film porte sur sa solitude chagrine et ses troubles de conscience, il n’apparaît donc jamais aussi menaçant que Grant dans certaines de ses comédies, His Girl Friday entre autres, où Grant est un parfait salaud, aussi égoïste que voleur et misogyne. Clooney ne serait alors qu’une version soft de Grant, ce qui pourrait déjà nous convaincre que l’individualité stupéfiante d’un Grant ne peut plus se figer aussi solidement qu’autrefois dans nos multiplexes modernes, il n’en subsisterait qu’un fantôme empruntant cette silhouette clooneyesque, mais cette conclusion trop hâtive néglige le plus important point commun entre Grant et Clooney, leur commune prédilection pour les jeux de rôles, pour les personnages aux identités doubles, les réalisations de Clooney portant d’ailleurs toujours sur l’image, sur les coulisses de personnalités ou d’événements publics, la star tentant ainsi de penser sa propre image publique par la bande.
J’ai déjà abordé rapidement au cours de ces Investigations le dernier film de Clooney, the Ides of March, dans lequel le cinéaste désigne Ryan Gosling comme son successeur, lui enseignant au passage quelques rouages du métier, ce qui est déjà une marque de dialogue entre deux acteurs (l’affiche du film le démontre amplement à elle seule). Là encore, Clooney joue un personnage à double facette, Morris, un député démocrate terrant un secret pouvant ruiner sa réputation, mais il s’agit d’un événement ne concernant que sa vie privée, qui ne brime nullement ses nobles intentions politiques (bel exemple de cet aspect sombre ou cynique qu’il ne pousse jamais aussi loin que Grant). Évidemment, le film repose sur cela, l’aspect assez inoffensif de cet incident privé qui pourrait pourtant détruire une personnalité publique, que cet homme soit une star hollywoodienne ou un politicien (la star survivrait à une telle révélation, mais le People en parlerait pendant des semaines). Ou plutôt, le personnage de Clooney se présente comme un homme intègre, honnête, un bon family man, comme tout politicien américain doit l’être, et on découvre qu’il ne l’est pas, mais cette image n’est qu’utilitaire, elle lui rapporte des votes, elle ne concerne pas ses compétences de potentiel dirigeant d’une nation. Que les politiciens soient tous des menteurs, ou qu’une campagne électorale soit menée avant tout par un jeu d’influences et de corruption dans lequel les idéaux se noient, l’intérêt du film ne réside pas dans ces clichés; pourquoi Morris doit se présenter comme un family man honnête pour obtenir des votes, même si cela ne le représente pas nécessairement, ou, encore mieux, comment Morris vit avec cette image nécessaire mais fausse, ou encore comment bâtir son honnêteté ou son authenticité, l’authenticité étant toujours une construction lorsque l’on parle d’artistes ou de politiciens, voilà plutôt ce qui intéresse Clooney.
Tous ces questionnements s’adressent autant à Morris qu’à Clooney lui-même, l’acteur-cinéaste s’amuse ainsi avec sa propre image, il use d’une douce autoréflexivité par les rôles qu’il se donne dans ses propres films, ce qui n’est pas sans rappeler ces clins d’œil complices que lançait souvent Grant aux spectateurs. Dans les deux cas, les stars nous lancent ainsi une invitation ouverte à participer à leur jeu de manipulation, ce qui leur permet de mieux nous manier en nous faisant prendre conscience que nous le sommes (de grands séducteurs, dis-je). Leur aura de star, et j’oserais dire leur authenticité, c’est-à-dire la cohérence que nous sentons entre leurs personnages à l’écran et leur propre personnalité publique, provient en bonne partie du fait qu’ils sont franchement malhonnêtes, qu’ils nous charment, nous spectateurs, de la même manière qu’ils ensorcellent les personnages qu’ils côtoient dans la fiction, jonglant ainsi avec le regard que nous portons sur eux pour leur permettre de vivre plus librement au sein d’une image qui pourrait sinon les contraindre. Car cette image publique est avant tout une prison, c’est une identité imposée par le regard des autres, qui peut être vraie dans une certaine mesure mais qui sera toujours réductrice. Grant comme Clooney paraissent à l’aise dans leur image de star d’abord parce qu’ils affichent toujours la conscience qu’ils ont de celle-ci, protégeant leur vie privée (très efficacement pour des stars) de manière à ce que nous ne les connaissions que par leur image médiatique, celle qui, comme ils le répètent dans leurs films, n’est qu’une vue partielle de qui ils sont vraiment. Chez Clooney, cette conscience du regard des autres est plus affichée lorsqu’il se met lui même en scène dans ses films, alors que Grant se mettait naturellement en scène dans les films des autres. Clooney ne peut pas se défaire totalement de son image, essentiellement parce qu’elle est son gagne-pain (comme pour Morris), mais aussi parce qu’elle semble lui convenir même si elle le restreint, alors plutôt que la détruire il nous rappelle qu’il ne s’agit que d’une image et qu’en réalité nous ne savons pas ce qu’il y a derrière, une manière de rendre floue son identité qui était aussi au cœur de la gestuelle grantienne, une façon de se peindre en inconnaissable, parfois source d’angoisse.
Si Clooney est si à l’aise avec son image, on pourrait se demander pourquoi il a accepté de jouer dans the Descendants, un contre-emploi plutôt étonnant – en plus d’être un film médiocre sous bien des aspects, mais principalement pour le portrait qu’il dresse de la mère, terrible (on me pardonnera cette courte parenthèse, le temps de contrebalancer une critique qui a été bien trop élogieuse à mon goût) : elle mérite bien son coma, nous dit Alexander Payne, puisqu’elle a été infidèle. Tout le film porte sur les relations familiales sans qu’elle ait son mot à dire, on parle souvent au-dessus de son corps mort (alors que Clooney, à l’instar de Grant, est formidable pour mettre en valeur ses collègues), bel exemple de négation du dialogue s’il en est un (de toute façon, elle n’a pas besoin de s’expliquer, elle a tort). Il y a bien des facilités de scénario dans ce film, des dialogues explicatifs sans subtilité (et cette lourde narration) aux personnages supposément complexes parce qu’ils passent leurs temps à s’engueuler sous le coup de la colère (ils ne sont pas vraiment méchants, ils sont tristes faut-il comprendre), mais ce faux dialogue est bien le pire, d’autant plus ironique que le film prétend responsabiliser ses personnages alors que toutes les fautes sont déchargées sur la mère sans qu’elle puisse avoir droit à son point de vue. A priori, le casting de Clooney est donc plutôt étrange : pas de séduction pour lui ici, pas de doubles rôles, en fait c’est le contraire, il apprend que c’est sa femme qui cachait un secret. Dans un film typiquement clooneyesque, après avoir été ainsi floué, il aurait aussitôt entrepris de se venger avec le sourire, de façon sympathique pour nous spectateurs mais cruelle pour la principale concernée, il aurait perdu la face au bout du compte mais non sans avoir au moins essayé de donner la réplique. Rien de cela ici, il ne reste de Clooney que cette solitude, qu’il porte de moins en moins bien dans ses derniers films.
J’avais la même impression devant the Descendants qu’en regardant Grant dans le Penny Serenade de George Stevens, comme si ces réalisateurs tentaient de neutraliser les accents dangereux de leurs stars en leur donnant des responsabilités familiales, paternelles, alors que Grant comme Clooney sont en général allergiques au mariage, institution qu’ils assomment régulièrement à coups de cynisme répété. Il peut sembler étrange de reprocher à un acteur d’avoir choisi un contre-emploi, mais Grant et Clooney sont moins des acteurs que des stars, ce qui n’est pas la même chose. On parle souvent du déclin de la star hollywoodienne contemporaine, il n’y a plus aujourd’hui la même relation sacrée face aux idoles argentiques, ce qui est dû en partie au fait que l’on apprécie plus volontiers la polyvalence caméléonesque que la constance d’une individualité (sans compter cette défection du corps à l’écran, ce qui ne peut qu’entraver la star, elle qui existe largement par sa présence physique). Comme je le notais dans les Investigations, la star a une place bien précise au firmament, elle n’a pas la liberté de modifier son apparence, elle se promène de film en film en traînant avec elle son passé cinématographique, nuançant chaque fois son image dans un jeu de répétitions et de variations (comme ce que j’ai écrit sur Clint Eastwood il y a deux ans). En fait, la star est quelque chose comme un acteur-auteur, une personnalité qui réussit à s’exprimer au travers d’une industrie conformiste, profitant de ce format conventionnel pour épanouir sa singularité, même s’il s’agit au départ d’une stratégie de marketing. La star n’est donc pas ondoyante, elle est elle-même et rien d’autre, et elle est précieuse précisément parce qu’elle ne change pas, ou plutôt parce qu’elle évolue de film en film à partir d’un modèle fixe, d’une identité déterminée mais non déterministe. Quand Grant joue dans Penny Serenade, il n’est plus tout à fait Grant, il est effacé, il n’utilise pas ces grands gestes délibérément exagérés dont il a l’habitude, comme Clooney qui n’est plus tout à fait le même dans the Descendants.
Contrairement à Grant, ce dernier film ne représente pas pour Clooney un hiatus si évident, sa carrière penchait dans cette direction depuis quelque temps déjà, Clooney ayant été largement puni dans Up in the Air pour préférer le célibat à la famille: son personnage finissait dévasté, face à un constat de vie ratée, même si au départ il semblait parfaitement à l’aise dans son ermitage aérien volontaire, Jason Reitman nous préparant ainsi à ce rôle de père de famille chez Payne, une première étape vers une expurgation complète de Clooney. On pourrait aussi retourner à the American, où la solitude de l’assassin laissait fortement sentir son besoin d’être aimé, d’où sa volonté de quitter sa profession (on pourrait peut-être remonter jusqu’à Solaris, à cet homme seul hanté par sa femme, mais mon souvenir est trop lointain). the American comme Up in the Air portent tous deux sur la solitude d’un homme commençant à sentir le poids de son âge, tentant de changer de vie en réalisant le vide de celle-ci, ce qui lui sera interdit, sous prétexte qu’il s’y prend trop tard. Peut-être alors que Clooney a vu dans the Descendants une chance de mieux affirmer sa solitude, de la reprendre en mains : le dernier plan nous montre ce même homme, cette fois serein, avec ses enfants, certes, mais sans sa femme, une présence dont il n’a nullement besoin, comme s’il retournait volontiers au célibat. Tous ces films nous montrent en tout cas un Clooney inapte au mariage, mais contrairement à Grant, il accepte plus ou moins bien cette solitude, ce qui rend son image beaucoup plus convenable, moins dérangeante.
À mon sens, la différence majeure entre Grant et Clooney tient surtout à la qualité des films auxquels ils participent : même si Clooney voulait jouer un sale égoïste, voleur et misogyne, il n’y a plus personne aujourd’hui pour lui offrir un tel rôle. Il s’en est rapproché un peu avec Soderbergh (les trois Ocean) et les Coen (principalement Intolerable Cruelty), des films qui sont justement des renvois à un Hollywood aujourd’hui disparu (comme la majorité des rôles qu’il choisit d’ailleurs), mais nous sommes encore loin de Grant. Après Penny Serenade, Grant rebondissait avec Suspicion, il se retournait aussitôt contre son mariage pour prendre les allures d’un possible meurtrier préférant l’argent de sa femme à l’amour de celle-ci, et le fait que les soupçons s’avéraient infondés ne faisait que le rendre plus inquiétant : s’il n’est pas un meurtrier, comment justifier son comportement menaçant envers sa femme? Clooney n’aura probablement jamais l’occasion d’essayer un tel rôle, pour trouver un équivalent il faut se rabattre sur ses propres films. Car que nous propose au fond the Ides of March? Il s’agit d’abord d’un retournement explicite de the Descendants (peut être conscient puisque Clooney a annoncé le tournage de son film en octobre 2010, après le tournage avec Payne, en mars 2010) : non seulement Clooney y trompe sa femme, mais en plus le film nous dit précisément qu’il n’est pas ce family man que the Descendants nous présente, comme s’il voulait se dissocier illico de ce rôle. Toutefois, la mise en scène semble contredire cette idée, lors de la confrontation entre Gosling et Clooney en particulier, le visage de Clooney reste en partie dans l’ombre, fourbe, son ton se faisant doucement agressif. Le film représente alors Morris comme un sale menteur, il n’aborde pas cette situation avec l’insouciance et l’humour qui lui sont normalement associés, le ton se fait grave; implicitement, l’adultère et le mensonge sont réprouvés. Mais il y a encore autre chose, plus profond, ce sentiment de défaite de Morris, non pas l’arrogance blessée d’un illusionniste dévoilé, mais l’amertume d’un homme incapable d’être ce qu’il est, obligé de négocier et de faire des compromis (il accepte l’endossement de ce sénateur dont il ne voulait rien savoir) pour continuer à obtenir la sympathie de ce public pour qui il vit.
À ce point, que devient notre question de départ : est-ce que Clooney poursuit le dialogue cinématographique entamé autrefois par Grant? Depuis quelques années, Clooney s’éloigne de sa personnalité initiale, celle qui s’apparentait plus franchement à Grant, il se dirige peu à peu vers des zones plus conventionnelles, mais sa carrière demeure fascinante malgré ces pointes de moralisme, ne serait-ce que parce qu’il est l’un des derniers à ainsi penser son parcours d’acteur, à travailler aussi consciemment son image (il y a peut-être aussi Tom Cruise et Brad Pitt, et à moins d’inclure des acteurs d’une autre génération comme Eastwood, c’est pas mal tout). De plus, cette solitude qu’il traîne de film en film depuis le début des années 2000 est peut-être plus contemporaine et pertinente que le cynisme qu’il semble avoir délaissé complètement, d’autant plus qu’il nous renvoie un corps assez opaque, réservé (surtout dans ses drames), à l’inverse de l’exubérance grantienne, comme si ce corps, désœuvré, n’avait plus d’importance, ne trouvait plus sa place, souvent hanté d’ailleurs par un passé qu’il ne peut pas actualiser. Il faudrait alors nuancer notre lecture de the American : Clooney y fabrique un fusil (son image) qu’il donne à ses employeurs (les cinéastes) qui s’en servent pour le tuer (ils fustigent son image), une circularité ironique qui est sa perte, son image ne pouvant plus s’ancrer sur nos écrans plats et numérisés. Voilà, en somme, ce que nous dit Clooney : il n’est plus possible d’incarner Grant aujourd’hui, le cinéma ne le permet plus, alors Clooney ne peut plus que traîner son corps solitaire, mélancolique, délaissé par un art qui n’a que faire de ce qu’il peut offrir (il suffit de comparer la mise en scène de Up in the Air ou the Descendants à celle d’un Howard Hawks pour voir l’abyme séparant ces deux mondes). Dernier vestige d’une époque révolue, que la présente ne peut accepter, Clooney se fait châtier pour être ce qu’il est. Je ne suis pas un homme de famille, comme mes derniers films pourraient le laisser croire, nous dit the Ides of March, et on ne me permet plus d’afficher impunément ma préférence pour le célibat, alors que reste-t-il de moi? C’est peut-être la clé du dernier plan de ce film, une forme de Qui suis-je? posé par le visage impénétrable de Gosling, qui justement, dans les premières scènes, imitait la gestuelle typique de Clooney (dans le flirt avec son interne : la désinvolture spirituelle de leur échange, le large sourire un peu pincé, frondeur, le regard direct, étincelant, signe d’écoute attentive, et la même conscience des gestes posés), pour se diluer peu à peu, s’étioler, jusqu’à se terminer sur ce visage impassible, dur et froid, une identité inconnue à l’avenir incertain, ultime gros plan sur une star qui se sait condamner à l’extinction.
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