10 février 2012
>> Sylvain Lavallée
Concluons enfin cette rétro 2011 qui commence à traîner en longueur (ce n’est pas de ma faute, je n’ai pas encore vu de films de 2012!) : après avoir parlé du réalisateur comme auteur (Spielberg, Fincher, pour des exemples récents), de l’acteur comme auteur (Clooney), il faudrait peut-être envisager le scénariste comme auteur, la présence d’Aaron Sorkin au générique de Moneyball m’apparaissant plus pertinente que celle du réalisateur Bennett Miller, un film qui, par ailleurs, résume bien des idées lancées ici ces dernières semaines. Le travail d’un scénariste étant généralement dilué au fil des très nombreuses réécritures d’un projet, il est plutôt difficile, voire illusoire, de parler de scénariste-auteur dans le contexte hollywoodien. Il y a bien quelques scénaristes vedettes (Eric Roth, Steven Zaillian, David Koepp, …), mais exception faite de Charlie Kaufman, je ne saurais trouver une cohérence dans leurs divers projets, en tout cas jamais assez forte pour justifier une interprétation basée sur leur apport personnel, comme on peut le faire pour un cinéaste ou un acteur (je ne compte pas évidemment les cinéastes qui écrivent leurs propres films). Ainsi, Moneyball est peut-être un film de Bennett Miller, mais en tirer une analyse sous l’angle du cinéaste-auteur serait il me semble bien pauvre, tant les liens entre Moneyball et Capote sont superficiels (des adaptations de textes à saveur biographique? je ne vois pas en fait). Par contre, la continuité entre the Social Network et Moneyball est évidente, même si les thématiques du premier apparaissent plus furtivement dans le second. Comme Sorkin est arrivé sur le projet en fin de parcours, pour retravailler un scénario qui avait passé par plusieurs mains avant lui, dont ce Zaillian qui est resté jusqu’à la fin de l’écriture (un historique ici), il m’apparaît déjà assez exceptionnel que l’on puisse retrouver des traces de sa présence, même en filigrane, ce qui justifie amplement le rapprochement.
Il est peut-être exagéré de parler de Sorkin comme d’un auteur, dans la mesure où je ne me fie qu’à ses deux derniers projets (je n’ai pas vu the West Wing, et A Few Good Men est un souvenir très lointain), il reste qu’on ne peut éviter la comparaison, ces deux scénarios travaillant essentiellement le même sujet : le corps humain étant trop opaque, la communication étant obscurcie par un langage trop codifié, notre compréhension de l’homme passe dorénavant par les nombres. J’en ai déjà parlé suffisamment auparavant avec the Social Network, alors rappelons simplement que dans ce film Mark Zuckerberg réduisait les relations sociales à un algorithme, les traduisant dans ce code informatique constituant Facebook. Dans Moneyball, Billy Beane (Brad Pitt), le gérant d’une équipe de baseball, tente d’utiliser un système de statistiques pour choisir ses joueurs afin de remédier à un manque de financement l’empêchant de se payer des joueurs-vedettes. En surface, le film de Miller porte sur l’art de gagner, comme nous l’indique le sous-titre français, sur l’audace de ce Billy Beane qui tente d’imposer une nouvelle façon de gérer une équipe de baseball, d’abord ridiculisé, jusqu’à ce qu’il prouve l’efficacité de sa nouvelle méthode, sans qu’il puisse lui-même en savourer les fruits, une belle leçon de modestie et de persévérance, pleine de sensibilité, bien moulée pour plaire à la gent hollywoodienne. Le scénario de Sorkin, par contre, est plus critique vis-à-vis de l’entreprise de ce gérant, mais étrangement, même si ces doutes surgissent bel et bien dans le film à quelques reprises, ils paraissent négligeables, leur point de vue n’est pas assez développé pour contrebalancer sérieusement celui du personnage principal. Est-ce que l’apport sorkinien a été noyé au travers de sa collaboration avec Zaillian, ou est-ce Miller qui a préféré mettre de côté cet aspect critique dans sa mise en scène, je ne saurais dire, mais à l’écran Billy Beane est si glorifié qu’il est difficile d’entendre les reproches qui lui sont adressés. À bien y penser, il faut peut-être plus regarder du côté de Brad Pitt, non seulement star du film, mais aussi producteur, ayant même tenu le projet en vie pendant plusieurs années, partageant ainsi la persévérance de son personnage : sa présence est si écrasante dans le film (certainement une des grandes interprétations de l’année, et à qui devrait revenir cette statuette dorée en l’absence de Michael Fassbender) que les autres personnages paraissent négligeables à ses côtés, même ce pauvre Peter Brand (Jonah Hill) qui est pourtant à l’origine de ce projet révolutionnaire, mais dont le rôle est complètement secondaire; Pitt serait donc trop charismatique, au point qu’on écarte sans y penser ceux qui ne sont pas d’accord avec lui (une impression qui doit beaucoup à la mise en scène aussi, sans doute).
Moneyball présente assez explicitement la problématique posée dans mon premier texte de cette rétrospective : pour clore une dispute coriace, Beane demande à un de ses chasseurs de têtes s’il pense pouvoir juger avec certitude du caractère des joueurs qu’il engage, lui rappelant que peu de joueurs se sont révélés à la hauteur des attentes qu’on avait placées sur eux. Beane lui-même avait été ainsi embauché dans sa jeunesse : trois hommes débarquent chez lui en lui promettant une carrière exceptionnelle sur le terrain, ils affirment déceler en lui un talent rare, il accepte leur offre, mais rapidement il flanche dans l’action, tous les espoirs s’effondrent et sa carrière se termine avant même d’avoir vraiment commencé. Il est impossible de prévoir la carrière d’un joueur en discutant avec lui dans sa cuisine, nous ne pouvons savoir qui se cache derrière ce corps que nous rencontrons brièvement avant de décider s’il mérite ou non un emploi dans la ligue nationale, alors autant remplacer ce contact humain mais incertain par des statistiques et des mathématiques, une référence plus objective, voilà en somme ce que dit Beane. Le film présente ce discours de façon ambiguë, comme s’il était incertain de sa valeur éthique : quand Beane et Brand choisissent leurs joueurs, leur système de statistiques favorise des joueurs normalement écartés pour des traits physiques incongrus, comme ce lanceur à la démarche étrange. Le système traditionnel jugeait les joueurs de façon superficielle, évidemment puisque le seul référent était le corps, la décision d’engager ou non un joueur devant se prendre rapidement, sur la base de quelques observations faites sur le terrain. Quand Beane et Brand engagent ce lanceur bizarre, on a l’impression qu’eux sont au-dessus de ces jugements superficiels, qu’ils arrivent à voir plus loin que leurs collègues, mais dans le fond ils basent leur propre jugement uniquement sur des chiffres; on est en droit de se demander ce qui est plus superficiel, ou en tout cas ce qui est plus humain.
C’est exactement ce que l’on reproche à Beane d’ailleurs, par le biais d’un animateur de radio, je crois, disant en voix off dans une scène que Beane déshumanise le baseball en en faisant une simple affaire de mathématique… voilà bien, au fond, pourquoi le film ne permet pas à la dimension proprement sorkienne de prendre sa place : cette critique tout à fait pertinente est dite rapidement par une voix désincarnée, ce qui pourrait être amplement suffisant si le film ne s’accrochait pas aussi fortement au charisme de Beane. Prenons le rôle du coach, joué par Philip Seymour Hoffman : celui-ci a raison de s’insurger, Beane s’ingère dans le travail de son coach au point de rendre celui-ci inutile, mais l’interprétation d’Hoffman nous présente son personnage comme un « méchant », qui a nécessairement tort puisqu’il empêche par son attitude passéiste l’entreprise révolutionnaire de son patron. Ce qui n’est pas tout à fait faux, mais le film ne nous laisse pas le droit de voir en Hoffman une critique légitime, il est balayé du revers de la main avec la même désinvolture qu’affiche Beane. Moneyball ne souffre pas d’être trop subtil, le problème (mineur d’ailleurs) tient plutôt à cette impression que les critiques adressées à Beane sont non fondées, sans importance, et qu’il vaut mieux les ignorer, comme si Miller centre tant sa mise en scène et sa direction d’acteurs sur l’idée de « l’art de gagner » que le cinéaste ne voit pas qu’il y a à côté un propos bien plus pertinent sur la société contemporaine.
D’autres aspects sorkiniens ressortent toutefois plus fortement, notamment l’impossibilité de vivre ici et maintenant, Beane écoutant toujours les parties de baseball à la télévision ou à la radio (parfois même dans un stade vide). Mais contrairement à Zuckerberg, qui lui embrasse pleinement ce monde numérique abolissant le temps et l’espace, Beane voit cela comme une malédiction, il est persuadé que sa présence physique dans le stade porte malheur, son corps est maudit alors il y remédie, à contrecœur semble-t-il parfois, par l’entremise des médias, superbe métaphore s’il en est une du propos que je tiens ici depuis quelque temps, de ce corps délaissé, honni. Beane est aussi motivé, comme Zuckerberg, par un échec dans le passé (se faire larguer par sa copine pour Zuckerberg; perdre sa carrière de joueur pour Beane) qu’il tente de surmonter en imposant une nouvelle vision du monde passant par des relations sociales traduites en chiffres, éliminant ainsi l’élément humain à l’origine de sa défaite (choisir des joueurs avec comme seule référence les statistiques permettrait d’éviter des déceptions telles que celle qu’il a vécue). Encore une fois, contrairement à Zuckerberg, Beane appuie l’idée de Brand par dépit, parce qu’il ne voit pas d’autre solution, il n’affiche pas particulièrement d’enthousiasme face à ces statistiques. Beane voit le monde changer autour de lui et il s’ajuste en conséquence, mais c’est un homme d’un autre temps (il ne veut pas que sa fille ait de cellulaire par exemple), qui tient encore à l’homme (il entretient un vrai contact humain avec ses joueurs, ses collègues et sa fille, en même temps qu’on sent tout cela lui filer doucement entre les mains, sa vie familiale comme son emploi, c’est tout son drame).
Moneyball présente peut-être la perte de l’humain dans un monde numérique, une société envahie par les bases de données, les statistiques, des chiffres se substituant à un contact direct avec ce corps devenu trop étranger, mais le point de vue est différent que celui de the Social Network : comme Zuckerberg, Beane réussit à imposer sa façon de faire, mais ce n’est pas une victoire pour lui, d’où le ton mélancolique du film, loin de la charge agressive de the Social Network. Beane n’a rien gagné dans ce film, jusqu’à la fin il n’a cesse de vanter la qualité romantique du baseball, sa valeur pratiquement éthique, mais le système qu’il promeut est une négation de ce romantisme. The Art of Winning an Unfair Game, c’était le sous-titre du livre de Michael Lewis adapté par Sorkin et Zaillian, qu’ils ont écarté de leur scénario puisqu’il n’y a plus sa place : peu importe ce qu’il fait, Beane ne peut pas gagner, il ne fait que s’adapter, il tente de garder son équipe en vie, quitte à renoncer à ce romantisme auquel il tient tant (il y a un fort sentiment de perte qui surgit souvent dans le film, notamment dans l’interprétation de Pitt, qui nuance ce que je disais plus haut sur la mise en scène centrée sur l’art de gagner). À la fin, seul dans sa voiture, roulant dans une direction inconnue, Beane écoute un enregistrement de sa fille : « Just enjoy the show » lui chante-t-elle, lui rappelant sans le vouloir que le monde ne peut dorénavant être apprécié qu’en tant que spectacle, la voix de sa fille provenant justement de la radio, prenant la place de ces matches auxquels Beane ne peut participer que par le biais des médias, sa fille ne devenant elle-même qu’un spectacle, comme si cette radio était le dernier contact de Beane avec le monde. L’affectueux « You’re such a loser, dad » qui suit n’en est que plus poignant; introspectif, ému, Beane contemple une dernière fois tout ce qui a été perdu.
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