6 avril 2012
>> Sylvain Lavallée
Qui d’autre que Todd Haynes aurait pu réaliser une nouvelle mouture de Mildred Pierce, ce roman de James M. Cain déjà fort bien porté au le grand écran par Michael Curtiz en 1945 ? Dès son deuxième film, le moyen métrage Superstar: the Karen Carpenter Story, Haynes montrait sa prédilection pour ces histoires de femmes fortes luttant contre une société qui tente de les enfermer dans un moule conformiste, ce qui est encore au cœur de ce Mildred Pierce, une minisérie de plus de cinq heures, une sorte de drame intime épique, tout ce qu’il y a de plus cinématographique malgré ses origines télévisuelles.
Peut-être plus reconnu pour ses jeux formels élaborés (pensons aux esthétiques éclatées de Poison et de I’m Not There. ou à sa biographie de la chanteuse des Carpenters (Superstar) dont la vie était rejouée par des poupées Barbie), les films de Haynes n’ont pourtant rien de formaliste, il s’agit avant tout de portraits complexes de personnages, souvent féminins, en pleine crise identitaire. En comparaison avec ses œuvres précédentes, Mildred Pierce paraît bien sobre : Haynes joue encore la corde du mélodrame, comme dans Far From Heaven, mais sans en faire un pastiche sirkien flagrant (il en reste encore quelques traces, notamment dans l’utilisation fréquente de ces nombreux cadres dans le cadre, avec ces personnages filmés à travers des fenêtres, des miroirs, des portes, etc.), préférant donc un langage classique, invisible, restant au plus près de son actrice, une Kate Winslet extraordinaire, tenant de façon remarquable le ton particulier employé par le film, une manière d’embrasser les excès du mélodrame avec une sobriété exemplaire.
En optant pour ce style discret, tout en élégance, Haynes présente de manière plus subtile ses obsessions d’auteur, délaissant ses procédés d’autoréflexivité et de distanciation habituels pour concentrer sa mise en scène, attentive, sur son personnage principal. Comme Bob Dylan avant elle, David Bowie (Velvet Goldmine) et la Julianne Moore de Safe et Far From Heaven, Mildred Pierce souffre avant tout de l’image qu’on lui accole contre son gré, dans son cas celle d’une femme au foyer dont les seules habiletés concerneraient les tâches ménagères et culinaires. Dans I’m Not There, Dylan tentait d’échapper au regard de la critique et de son public qui voulaient figer son identité, d’où sa carrière sinueuse, changeant de direction à l’improviste, lorsqu’il électrifiait son folk au grand désarroi de son public par exemple, Haynes imitant la démarche de son sujet dans sa propre esthétique, en faisant interpréter Dylan par six acteurs différents, ou en empruntant le style visuel d’un Godard ou d’un Fellini afin de brouiller l’identité de cet artiste caméléon, insaisissable. Même chose pour Far From Heaven, Velvet Goldmine ou Superstar, les personnages sont tous emprisonnés dans un rôle imposé par la société, Haynes utilisant chaque fois une nouvelle esthétique pour représenter moins la subjectivité de son personnage que l’image que l’on inflige à celui-ci (les Barbie pour Karen Carpenter par exemple), ou pour illustrer la quête identitaire de personnages tentant de se définir par rapport à un maître influent, comme lui-même le fait en tant que cinéaste (la structure empruntée à Citizen Kane dans Velvet Goldmine, un journaliste tentant de percer l’identité de son sujet, en vain). Ainsi, lorsque la meilleure amie de Mildred lui confie qu’elle l’a toujours imaginée en serveuse, que cet emploi lui va à merveille, Mildred court aux toilettes pour vomir, réalisant que même sa meilleure amie ne voit en elle qu’une ménagère. La honte que Mildred ressent face à son tablier de travail ne concerne pas tant le statut social de cet emploi, un prolétariat indigne de sa vie bourgeoise, confortable sans être riche, mais plutôt le fait qu’elle refuse de se considérer comme une simple serveuse; elle veut prouver qu’elle peut faire autre chose que ce à quoi sa vie familiale l’a restreinte jusqu’ici.
Mildred veut tant échapper à cette image qu’elle mésinterprète sa fille aînée, Veda : lorsque celle-ci découvre avec dégoût que sa mère ose s’humilier en travaillant comme serveuse, Mildred est alors si soulagé de trouver quelqu’un refusant cette image d’elle qu’elle ne perçoit pas ce qui anime réellement sa fille, une répulsion pour cet emploi trop matériel, Veda rêvant à l’indolence d’une opulence héritée sans effort. En réalité, Veda peut très bien voir sa mère en serveuse, mais elle ne peut l’accepter, et toutes leurs incompréhensions mutuelles futures découleront de ce premier décalage, renforcé par Mildred félicitant sa fille pour son regard qu’elle croit vrai (« Never lose this », lui dit-elle). Surprotectrice, prise de remords pour avoir été absente lorsque sa plus jeune fille a contracté une maladie mortelle, Mildred retient Veda près d’elle, tentant paradoxalement de lui apprendre l’indépendance alors même qu’elle ne peut se résoudre à la laisser courir seule. Mildred ne peut donc pas voir sa fille pour ce qu’elle est, peut-être parce qu’elle manque de distance face à elle, peut-être parce qu’elle y voit un reflet de ce qu’elle aurait aimé être, Mildred méprenant l’attitude frondeuse de Veda pour de la liberté alors qu’il n’y a là qu’arrogance altière, un aveuglement ironique puisque Mildred tente aussi de se battre contre une image qu’on lui inflige et qui ne lui ressemble pas. Sa relation avec Monty (Guy Pearce) procède de même, Mildred accepte de se sauver avec lui parce qu’il la regarde sans se soucier de son tablier de serveuse, un habit qui l’indiffère, elle goûte la liberté avec lui jusqu’à ce qu’entre eux s’empile les malentendus, chacun voyant en l’autre quelqu’un qu’il n’est pas.
Le film part ainsi du mélodrame, pour présenter ce monde d’apparences aliénant (autre legs important du maître Douglas Sirk), puis le marie en fin de parcours au film noir, alors que les miroirs déformants et trompeurs commencent à se fissurer, laissant poindre peu à peu une dure vérité, qui éclatera férocement dans le climax, perçant la surface calme et placide du film pour laisser s’infiltrer une ambiance hallucinatoire aux allures gothiques, un changement de ton subit nous faisant perdre pied en même temps que Mildred, comme s’il n’y avait rien de plus dangereux qu’un être mis à nu, révélé pour ce qu’il est (littéralement : Veda est alors dévêtue, une nudité insolente et délétère). En surface, Mildred Pierce présente peut-être des conflits de classe sociale, une société misogyne, des préjugés sociaux écrasant une protagoniste tentant de s’élever au-dessus d’eux, mais bien qu’il y ait de cela, le drame agitant le récit est plus existentiel, sartrien, c’est celui d’un être ne pouvant échapper à la tyrannie du regard des autres. Dylan, Cathy (Julianne Moore dans Far From Heaven) ou Mildred : leur tragédie à tous, c’est de ne pas pouvoir exister par eux-mêmes, ou plutôt d’avoir cru que c’était possible. Défaits, accablés, ils ont tous réussi à imposer leur identité, ou du moins à se jouer des perceptions, mais à défier ainsi les autres, ils sont maintenant plus seuls que jamais.
SUPPLÉMENTS : Making of ; Dans les coulisses des 5 chapitres ; Commentaires audio.
États-Unis 2011, 336 minutes — Réal. : Todd Haynes — Scén. : Todd Haynes, Jon Raymond, Jonathan Raymond, d’après le livre de James M. Cain — Images : Edward Lachman — Mont. : Camilla Toniolo, Affonso Gonçalves — Mus. : Carter Burwell — Son : Leslie Shatz — Dir. art. : Peter Rogness — Cost. : Ann Roth — Int. : Kate Winslet (Mildred Pierce), Brian F. O’Byrne (Bert Pierce), Melissa Leo (Lucy Gessler), Evan Rachel Wood (Veda Pierce), Guy Pearce (Monty Beragon) — Prod. : Jessica Levin, Kendall McCarthy — Dist. : HBO.
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