13 avril 2012
>> Sylvain Lavallée
J’imagine que mon parcours de cinéphile ressemble à quelque chose comme ça : il y a d’abord l’envoûtement, ces images mouvantes et sonores dont la puissante force d’attraction alimente une curiosité de plus en vorace, jusqu’à ce que je me lance dans cette quête désespérée du « tout voir », entreprise aussi chimérique que nécessaire, ne serait-ce que pour se rendre compte de sa futilité, ou plutôt pour m’obliger à sélectionner ce qu’il faut voir, donc à commencer à comprendre ce qui m’intéresse en premier lieu au cinéma, à ébaucher une première conception de cet art et de mon amour pour lui. À une première réception plus « naïve » des images se substitue peu à peu un début de regard plus « critique », des mots qui se méritent des guillemets puisque la naïveté ne se perd jamais tout à fait et le sens critique, lui, est toujours à portée de mains, implicite dans tout jugement, aussi hâtif soit-il. À ce moment, il y a plus ou moins un passage des « J’ai bien aimé, les acteurs étaient bons » à des « J’ai bien aimé, ses plans-séquences exprimaient parfaitement la solitude des personnages », un passage donc des commentaires vagues d’un samedi soir entre amis à une appréhension esthétique du film. Pas obligé de se constituer un vaste bassin d’images pour faire passer à l’avant-plan son sens critique, bien qu’évidemment cela ne nuit pas, mais il faut bien pouvoir comparer des expériences diverses pour trouver ce qu’il y a de commun à la plus médiocre et à la plus brillante des images cinématographiques, un questionnement constituant un premier pas hors du registre de la simple critique, de l’appréciation d’une œuvre en particulier, pour entrer plutôt dans le domaine de la philosophie esthétique, là où le jugement sur une œuvre devient sans importance.
En général, on peut dire que la critique s’intéresse peu ou prou à la philosophie, même si tout jugement passe nécessairement par une certaine conception du cinéma, qu’il soit vu comme un simple divertissement (« Je me suis amusé ») ou comme un art (« Que c’est Beau »), mais ce n’est pas tout à fait ce dont je parle aujourd’hui : définir un art et en critiquer les œuvres à partir de cette définition tient d’une philosophie disons externe à l’œuvre, il s’agit de concepts que l’on apporte avec soi et que l’on dépose sur l’expérience vécue pour voir s’ils tiennent en place, ce qui d’ailleurs peut être fait pour n’importe quel art, mais il y a dans l’expérience même du cinéma un quelque chose d’irrésistiblement philosophique qui lui est unique. Je viens de terminer la lecture de Cinéma, un recueil de textes d’Alain Badiou sur, euh, le cinéma, et son article Peut-on parler d’un film? m’a inspiré cette évolution de ma cinéphilie correspondant à peu près aux trois types de jugement qu’il définit : d’abord le jugement indistinct, cette première impression partagée entre amis un samedi soir, ensuite le jugement diacritique, qui est pour Badiou « la négation fragile du jugement indistinct », c’est-à-dire la tentative de légitimer l’expérience du cinéma en lui donnant un sens au-delà de cette appréciation plus subjective, en considérant le film comme style par exemple, ou en l’abordant selon l’angle de l’auteur, et finalement il y a le jugement axiomatique, qui ne sert plus à prouver que tel film est de l’art, comme dans le cas du jugement diacritique, mais qui part plutôt du principe que le film abordé est de l’art, tentant alors de tirer les conséquences d’une telle idée pour voir comment un film peut penser par lui-même, par l’image (s’il faut le préciser, il n’y a pas de hiérarchie dans ces jugements, leur valeur respective dépend surtout du contexte dans lequel ils sont exprimés).
J’imagine que je dois me considérer comme un critique de cinéma, mais je dois dire que la critique proprement dite, ces jugements diacritiques, m’intéresse de moins en moins, et j’ai tendance à ne plus réfléchir mon expérience du cinéma en terme de « c’est bon ou mauvais » ou « j’ai aimé ou je n’ai pas aimé », ce qui est à la base de tout jugement indistinct ou diacritique. Bien sûr, j’aime ou non des films, je les trouve bons ou mauvais, ce jugement est inévitable, instinctif, mais depuis ma rencontre littéraire avec Stanley Cavell l’an dernier, je m’intéresse plutôt aux idées que me suggère un film, à la manière qu’il peut me les communiquer, peu importe que ces idées (ou ces émotions) soient insignifiantes ou profondes (certes, je ne m’attarde pas beaucoup à ce que je trouve insignifiant). Il y a toujours une part de jugement diacritique dans un jugement axiomatique, surtout dans le cas d’œuvres contemporaines, on ne peut pas parler de l’art sans savoir le reconnaître, il faut effectuer un certain triage et je ne pense pas que cela tienne de l’évidence. Dans le cas des œuvres du passé, pour l’essentiel, ce triage a déjà été fait pour nous (mais rien ne nous empêche de le remettre en question) : pour écrire sur À la recherche du temps perdu aujourd’hui, il ne suffit plus de dire « j’ai bien aimé », ce serait ridicule, on écrit sur le chef-d’œuvre de Proust sans avoir à prouver sa valeur, elle va de soi, on s’emploie plutôt à dégager la pensée du texte pour montrer comment il peut penser, mais ce type de jugement, peut-être plus analytique que proprement critique, est difficile à appliquer sur une œuvre contemporaine, qu’on le veuille ou non. J’aurais bien écrit sur The Tree of Life sans cette contrainte de prouver quoi que ce soit, pour moi il s’agit d’une grande œuvre d’art et ce n’est pas un sujet à discussion, mais je me sens obligé de le faire puisque plusieurs critiques ne semblent pas trouver cela aussi assuré. On le sait, l’art véritable n’a souvent que peu à voir avec ce que l’histoire de la critique nous dit, l’art est « une trouée » qui survivra bien à ce que l’on pense de lui au moment de sa naissance. D’ailleurs, il est difficile de porter un jugement axiomatique sur un film contemporain, l’art se révèle plus franchement à distance, il est plus facile d’appréhender sa grandeur avec un peu de recul, sinon nous ne voyons que la partie visible à portée de nez, c’est-à-dire une fraction de son horizon infini. Nécessairement alors, mon texte sur The Tree of Life sert en partie à désigner le « cinéma de qualité », comme dit Badiou, surtout dans sa première partie, quand j’écris qu’on n’a pas le droit de ne pas aimer Malick (à moins de ne pas être humain, c’est la seule excuse valable), mais je me rapproche ensuite du jugement axiomatique, lorsque je parle de la manière que Malick travaille « l’écart ».
Ce n’est pas un film pris au hasard, il travaille exactement ce que Badiou définit comme philosophique dans l’expérience du cinéma : reprenant l’idée de Deleuze comme quoi la philosophie a pour tâche de créer des concepts, notamment en établissant des relations là où il ne semble pas en avoir, ou en créant des synthèses à partir d’éléments disjoints, la philosophie travaille l’écart, la distance, la rupture, comme le fait aussi Malick, et pour Badiou la définition du cinéma est essentiellement paradoxale, le cinéma effectue des synthèses, une synthèse des autres arts par exemple. Ou encore, le cinéma est un paradoxe sur la question des rapports entre l’être et l’apparence (c’est tout son aspect ontologique, qui a été au centre de la majorité des théories du cinéma), il prend la forme d’une sorte de concrétisation de la célèbre caverne de Platon, à la différence près, non négligeable, que le cinéma se présente ouvertement comme une ombre, c’est-à-dire qu’il ne tente pas de se faire passer pour un autre monde ou pour une copie nous tenant à distance de l’Idée, au contraire, il projette le monde sans nous faire oublier qu’il s’agit d’une projection. L’image de cinéma n’est qu’apparence, et en tant que telle, elle ne peut nous mener à l’Idée qu’en se disant apparence, sinon il ne s’agit que d’une ruse pour nous détourner : « Le cinéma, c’est réellement, à la fois, la possibilité d’une copie de la réalité et la dimension entièrement artificielle de cette copie. » Il y a là un paradoxe, dans l’expérience même du cinéma, donc au-delà de la valeur de tel film en particulier, qui fait que le cinéma est en soi une pensée philosophique. L’art du cinéma consisterait, en quelque sorte, à honorer cette pensée, à en éprouver les possibilités, ce qui bien sûr n’est pas donné, la majorité des films ne touche pas du tout à cette question, qui demeure néanmoins sous-jacente.
Badiou utilise ainsi plusieurs angles pour définir ce qu’il y a de paradoxal dans l’expérience du cinéma (ce qu’il résume dans son texte Le cinéma comme expérimentation philosophique) : il y a d’abord cet aspect ontologique (que l’on peut relier à Bazin), ou la relation au temps, que le cinéma donne à voir (on pense à Deleuze) ou encore cette idée que le cinéma est le septième art parce qu’il contient les six précédents, il en retient certains éléments en les agençant de façon nouvelle, selon des moyens qui lui sont propres. Mais le paradoxe qui m’intéresse le plus, et la partie la plus inventive de la pensée de Badiou, celle aussi sur laquelle se fonde tout le reste, est celui de « l’art de masse » : le cinéma est avant tout une industrie, bien avant d’être un art, en fait l’art n’est qu’une possibilité de cette industrie, pratiquement un fait d’exception. C’est donc dire que le film moyen est un produit industriel, ou peut-être, pour être plus gentil, le film moyen serait ce que James Joyce nommait « l’art pornographique », c’est-à-dire un art qui excite nos désirs, nos émotions, soit envers un objet tangible, soit envers une idée simple ou un discours didactique. Un film d’action qui use de la violence à des fins de jouissance est de l’art pornographique, le mélodrame dévoué à nous tirer des larmes à partir d’une vision manichéenne aussi; l’art véritable, lui, est bien plus rare. Ce qu’il y a de particulier au cinéma, c’est que cet art véritable, les plus grands chefs-d’œuvre cinématographiques, sont accessibles à tous, et il y a même de nombreux exemples, dans le passé surtout il est vrai, de grandes œuvres de cinéma qui ont obtenu un succès public grandiose. L’art, pourtant, est une catégorie aristocratique : « ce n’est pas un jugement, simplement le constat qu’“art” enveloppe l’idée de création et demande les moyens de comprendre la création. Demande une proximité avec l’histoire de l’art concerné, donc une éducation particulière ». La masse, au contraire, est une catégorie démocratique, l’expression « art de masse » est donc, en partant, un paradoxe, spécifique au cinéma. Nul besoin d’« éducation particulière » pour apprécier Chaplin, Ford ou Spielberg, notre rencontre avec ces œuvres est bien plus immédiate que pour n’importe quel chef d’œuvre littéraire ou pictural. Voilà d’ailleurs quelque chose que la critique devrait retenir, elle qui aime même bien se penser plus apte à juger les films que le public, sous le prétexte entre autres qu’elle a une meilleure connaissance de l’histoire du cinéma, un argument valable dans le cas de la critique littéraire ou théâtrale, mais qui n’a pas sa place au cinéma.
La raison en est bien simple : le matériau de base au cinéma, c’est le contemporain, le quotidien, les opinions, les images, bref tout ce qui constitue, de la manière la plus banale possible, notre réalité moderne; c’est la partie industrielle du cinéma, le non-art. En littérature, l’écrivain part d’une page blanche, il a devant lui une pureté, il n’y a rien, à partir de quoi il peut tout créer, mais « le grand problème de l’art est d’être fidèle à cette pureté originelle ». Au cinéma, le mouvement est inverse, l’artiste a devant lui une « infinité impure » puisqu’il part du réel, il n’y a pas de page blanche, il y a toujours quelque chose devant la caméra, cette réalité encombrée et confuse dans laquelle il y a toujours trop de choses. Le travail de l’artiste au cinéma en est un de purification, de simplification : pour reprendre un exemple de Badiou, si je veux donner l’idée d’une bouteille au cinéma, je ne peux utiliser qu’une bouteille particulière, avec toutes ses spécificités, mais je suis pris avec sa forme, son étiquette, son contenu, etc., il y a trop de détails, alors que sur cette page il me suffit d’écrire « bouteille » pour en donner l’idée. Comment alors parvenir à filmer l’idée d’une bouteille plutôt que cette bouteille? Le cinéaste part du réel dans toute sa complexité, alors pour arriver à penser à partir des images de ce réel il doit l’élaguer, sinon, pour revenir à l’aspect ontologique, il en reste à l’apparence, il ne voit pas ce qu’il peut y avoir au-delà de cette bouteille-ci, et je n’ai pas besoin du cinéma pour voir cette bouteille, en rester à elle est insignifiant. Au cinéma, on part du plus bas, du cliché, du trivial, de l’apparence, à partir de quoi le film peut nous élever, nous mener vers le sublime, l’extraordinaire, au contraire des autres arts qui partent du plus haut et tentent de nous y maintenir. Il y a toujours un danger de tomber dans les autres arts, comme dit Badiou il n’y rien de récupérable dans la mauvaise peinture, c’est « une aristocratie déchue », alors qu’au cinéma la porte d’entrée c’est le non-art, c’est cet ordinaire qui n’a pas sa place dans l’art véritable, et c’est pourquoi le cinéma est si accessible, pourquoi tous peuvent s’y retrouver facilement, pourquoi il peut être un divertissement agréable du samedi soir rapidement oublié (alors qu’il n’y a rien de divertissant dans une mauvaise peinture) et aussi (plus rarement) une grande œuvre d’art éternelle. Le cinéma est donc impur par nature, il ne peut pas être entièrement de l’art, il y aura toujours, nécessairement, une part de non-art. Tous les films présentent divers combats entre l’art et le non-art, et les grands films sont ceux où l’art remporte plus de victoires que le non-art, mais il y a souvent des petites victoires même dans les films médiocres. C’est ce qu’il y a de si puissant au cinéma, cette manière de trouver la beauté dans les matériaux les plus abjects, cette possibilité de nous faire voir autrement le chaos contemporain, de trouver dans le quotidien un sens qui nous aurait autrement échappé, ce sentiment d’élévation qui correspond si bien à l’expérience cinématographique, et à la philosophie.
Voilà aussi pourquoi l’on peut penser, comme Badiou, que l’une des plus géniales inventions formelles du vingtième siècle est le cinéma classique hollywoodien : le cinéma hollywoodien travaille à partir des matériaux les plus vulgaires, les plus « pornographiques », pour reprendre le terme de Joyce, c’est un cinéma bâti sur l’idéologie populaire contemporaine, utilisant des images, des situations, des personnages et des termes que tous peuvent saisir immédiatement. Non seulement cela garantit sa grande accessibilité, mais cela signifie aussi qu’il s’agit du cinéma pouvant purifier ce qu’il y a de plus sale dans la société, il peut nous élever plus que toute autre forme de cinéma puisqu’il part généralement du plus bas, ou plutôt il part de ce qui nous est le plus familier pour nous le faire voir autrement (les meilleures leçons de regard se trouvent souvent dans le cinéma hollywoodien, chez Hitchcock ou Spielberg par exemple). Le cinéma hollywoodien contribue certes beaucoup à l’idéologie contemporaine, il crée de nombreux clichés, de nombreuses images déplorables, mais il est aussi celui qui peut le mieux nous élever au-dessus de cette médiocrité. Quand je pense aux comédies du remariage analysées par Cavell, il y a quelque chose d’extraordinaire dans le fait qu’un Philadelphia Story ou un The Awful Truth proposent une pensée éthique que l’on peut mettre côte à côte avec celles de Kant, Nietzsche ou Platon, que des oeuvres cinématographiques donc, qui ont été vues et appréciées par des millions de personnes dès leurs sorties en salles, puissent présenter des idées si profondes à partir d’images aussi simples (au sens d’accessibles). Ce n’est pas dire que le cinéma « d’auteur » a moins de valeur, il travaille l’imagerie contemporaine à sa façon. Badiou propose l’exemple de la voiture chez Kiarostami: le cinéaste donne à cet objet quotidien, symbole s’il en est un de notre société, une valeur nouvelle en le configurant de manière particulière, inusité (c’est un lieu d’échange par exemple, bien plus qu’un moyen de transport). Je dirais toutefois que cette recherche d’un cinéma « pur » que l’on peut entendre parfois dans la bouche de certains cinéastes (ou critiques) est une chimère, que cela ne mène qu’à un vain formalisme, une impasse dit Badiou. Peut-être qu’il y a une certaine « triche » dans le cinéma « d’auteur », que les auteurs considèrent le cinéma un peu plus comme les arts traditionnels, c’est-à-dire que l’on ne part pas du plus bas, mais que l’on tente dès l’abord de placer le spectateur un peu plus haut et de l’élever à partir de ce point, ou que le matériel de base est un peu moins banal, ce qui expliquerait qu’une « certaine éducation » permet souvent de mieux l’apprécier, mais c’est une idée disons expérimentale, je ne suis pas certain qu’elle tient le coup. Elephant, par exemple, nous permet de voir du beau dans l’un des pires gestes possibles, de purifier l’image d’une fusillade, et le sentiment d’élévation est dans ce cas immense, on part bien du plus bas pour se retrouver au sommet, alors peut-être faudrait-il dire qu’une « certaine éducation » est nécessaire quand le formalisme prend le dessus sur le réel, ce qui n’est jamais une bonne chose au cinéma, et ce qui n’est certainement pas le cas du chef-d’oeuvre de Van Sant.
Ce texte commençait avec ma cinéphilie et pour y revenir, ce sont précisément ces victoires de l’art sur le non-art qui alimentent mon amour du cinéma (et ma prédilection pour le cinéma hollywoodien), c’est de retrouver celles-ci, même de manière fugace, qui me le rend si précieux. Ce combat de l’art contre l’indutrie est aussi une de mes obsessions personnelles, la possibilité qu’une création personnelle émerge d’une chaîne de production me fascine, il s’agit d’une situation philosophique singulière, porteuse d’espoir. Il y a bien quelque chose du miracle quand un film comme Elephant peut partir d’un geste réel aussi ignoble et réussir à y dégager une beauté (sans nier la laideur), ou quand une oeuvre peut penser de si grandes choses avec des images aussi vulgaires (combien de fois a-t-on vu au cinéma un individu pointer un fusil vers un autre individu?) Car qu’est-ce qu’il y a de plus beau, de plus noble, de plus nécessaire, que cette épuration, cette élévation menant dans le meilleur des cas à modifier notre perception du quotidien, à nous mieux faire voir l’autre?
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