15 mai 2012
>> Dossier réuni par Élie Castiel
La disparition injustement prématurée de Theo Angelopoulos il y a quelques mois nous interpelle. Lui consacrer un dossier nous a donc paru non seulement une marque d’affection envers un grand humaniste, mais aussi un devoir moral. En 1970, Theo Angelopoulos réalise La Reconstitution (Anaparastassi), un premier long métrage qui annonce déjà sa démarche esthétique particulière et qui se perpétuera tout au long de sa carrière. De tous les cinéastes grecs contemporains, Angelopoulos est celui qui a le plus énergiquement formulé la syntaxe filmique, notamment par le biais de l’utilisation du plan-séquence comme métaphore du mouvement perpétuel de l’Histoire et de la quête existentielle de l’individu. De cette proposition intellectuelle engagée émane un regard sur le monde et sur le cinéma en tant qu’outil de conscientisation à la fois sociale, politique et personnelle. Mais ce qui se dégage surtout de cette hypothèse, c’est que dans son ensemble, l’œuvre angelopoulosienne mêle la circularité des concepts fondamentaux du plan aux préoccupations sociopolitiques et existentielles issues de l’idiosyncrasie moralement assumée du cinéaste. Des collaborateurs d’ici et des correspondants à l’étranger ont gracieusement contribué à la réalisation de ce dossier. Nous leur sommes reconnaissants.
Le plan-séquence possède sa propre morale et se présente comme un plan obtenu en filmant toute une séquence en un seul plan ou, en d’autres mots, il s’agit d’un plan qui équivaut à une séquence. Les personnages, filmés en continuité comme dans un plan sans coupes, évoluent à l’intérieur du cadre (parfois même hors du cadre) jusqu’à ce que leurs actions expriment une signification, jusqu’à ce qu’un effet narratif cathartique de mise en scène opère.
Œuvre épique dans le sens brechtien, Le voyage des comédiens (O Thiassos, 1975) n’en constitue pas moins le film où le cinéaste exprime le plus clairement l’anatomie physique et morale du plan-séquence. Cette construction filmique façonne le récit. L’approche brechtienne (qui se conjugue admirablement au plan-séquence) est plus évidente que dans ses autres films, même si ces derniers en conservent néanmoins les fondements. Qu’il s’agisse des intermèdes théâtraux (présentations du drame folklorique Golfo la bergère) ou des témoignages ou épisodes faisant avancer les différentes décennies politiques, toute la fabrication du récit se conjugue selon une dialectique bien orchestrée. La référence à Brecht s’explique, par exemple, dans le parallèle, voire la juxtaposition, entre les événements historiques et le spectacle qui se joue sur scène dans divers endroits. Une sorte de mise en abyme en quelque sorte.
Dans le film, l’émotion n’est pas dans l’illustration, mais dans ce qui est recelé. Le spectateur cinématographique est donc laissé à lui-même pour faire bouger ses propres émotions. Ces mêmes émotions seront d’ordre purement intellectuel et non pas émotif.
Inutile de rappeler que Le voyage des comédiens demeure un film si riche, si dense, si ordonné, le plus beau dans l’œuvre pourtant magique de Theo Angelopoulos, qu’on aurait envie de disserter sur tous ses aspects ayant rapport au plan. Un choix s’imposait. Mais la force de ce voyage mythique tient tout particulièrement à la poétisation du réel et à l’intervention d’une certaine aura presque surréaliste dans le récit. Ce tableau d’une partie de l’histoire de la Grèce, Angelopoulos ne le réduit pas à quelques explications, au contraire, le cinéaste l’insère dans le quotidien des personnages et des situations. Le réalisme, bien que souvent onirique, existe non pour représenter le réel, mais pour le structurer et l’analyser par le biais d’une mise en scène magnifiquement orchestrée. Film de la modernité, il n’y a là aucun doute, Le voyage des comédiens ne fait en fin de compte qu’analyser les mythes d’une société et faire ressortir au grand jour les dérèglements et les mensonges de l’Histoire.
Dans le cas des films de Theo Angelopoulos, cet engagement exprime le plus souvent une force idéologique, morale et politique. Le peu de spectateurs qui ont vu Les chasseurs (I Kinighi, 1977) se souviendront que le cinéaste grec ne laisse aucune place à la psychologie individuelle, optant plutôt pour une esquisse illustrant le portrait d’une classe sociale déterminée dans ses grandes aspirations et ses codes de conduite.
Mais de quoi est-il question dans ce film ? Lors d’une partie de chasse dans les montagnes, un groupe de bourgeois grecs découvre dans la neige le cadavre d’un maquisard révolutionnaire de la guerre civile. Cette découverte est toutefois étrange. D’une part, le sang qui coule de la blessure de l’homme est encore frais; de l’autre, par contre, celui-ci porte des vêtements et une arme de la dernière guerre qui permettent de deviner qu’il a été sans nul doute maquisard. Or, nous sommes le 31 décembre 1976, la veille du Jour de l’an, et l’histoire des maquisards a pris fin en 1949. Il n’est donc pas surprenant qu’un des protagonistes des Chasseurs dise : « Qu’il soit revenu ici et maintenant est une erreur historique. »
À travers une enquête policière, les chasseurs vont tenter d’élucider cette aberration du temps. D’autant plus que tous ont vécu de près les événements des dernières décennies. Comme dans Jours de 36 (Meres tou 36) et Le voyage des comédiens, les personnages vont chacun procéder à leur propre analyse politique. Leurs confessions aussi bien que leurs dépositions permettront de retracer les différentes manifestations politiques qui se sont déroulées depuis la fin de la guerre civile jusqu’en 1977…
Dossier complet : Séquences (nº 278, p. 27-39)
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