8 juin 2012
>> Sylvain Lavallée
Cela fait si longtemps que l’on parle de l’ontologie de l’image photographique qu’il me semble que cela devrait être un acquis dans les discours sur le cinéma. La relation du cinéma au monde est au cœur de toutes les pensées sur cet art, bien avant que Bazin le formule ainsi d’ailleurs, alors pourquoi le cinéma est encore largement considéré comme une simple forme de narration, qui ne serait au fond que de la littérature ou du théâtre avec des images? On a beau se plaindre de films pas assez « cinématographiques », comme j’en parlais à propos de A Dangerous Method, et comme on le lit encore ces jours-ci à propos de Cosmopolis (décidément, on ne m’écoute pas), ce reproche doit se comprendre plutôt comme si les images de ces films ne sont pas assez narratives. A Dangerous Method ne serait pas « cinématographique » parce que les images de ce film ne racontent rien, elles ne font que supporter indifféremment les mots, mais comme je l’écrivais il y a quelques semaines, non seulement ces images racontent, elles disent aussi (et surtout) quelque chose sur le monde. Une image qui ne serait pas « cinématographique », quant à moi, ça serait une image qui n’a que faire du réel, qui serait trop préoccupée à communiquer un discours unilatéral pour présenter une image vraie du monde, la publicité par exemple, que je suis exaspéré de voir souvent mis côte à côte avec le cinéma simplement parce qu’elle a été réalisée par un cinéaste réputé, parce que l’image est léchée, parce qu’elle est bien foutue, alors qu’il n’y a jamais eu, et ne pourra jamais avoir, une quelconque forme d’art dans la publicité. Ou encore Young Adult, dont je parlais aussi il y a peu, un film qui n’a que faire du monde. D’ailleurs, ce n’est sûrement pas un hasard si les films eux-mêmes se préoccupent de moins en moins du monde, de toute sorte de façons, alors qu’au même moment les commentateurs sur le cinéma ne parlent plus de son ontologie.
L’an dernier, dans un texte de mes Investigations cinématographiques, j’écrivais sur ce que les jeux vidéo nous renvoient comme perception du cinéma. En se disant « cinématographiques », ces jeux nous présentent un cinéma inepte, artificiel, détaché de son fondement ontologique, une perception qui, à mon avis, est loin d’être l’apanage de l’industrie vidéoludique. Ce n’est pas un secret, ce texte, comme toutes les Investigations, était écrit à partir d’une perspective cavellienne : en partant de la philosophie de Wittgenstein, Stanley Cavell décrit le cinéma comme une projection du monde, le cinéma projette un monde duquel le spectateur est absent. Pour Cavell, il n’y a donc pas de représentation au cinéma, cet art ne nous présente pas une image du monde mais le monde lui-même. Wittgenstein refusait l’utilisation de concepts, pour lui un mot sera toujours insuffisant pour décrire l’ensemble des situations qu’il est supposé délimiter, la signification d’un mot n’étant pas fixé par un dictionnaire universel mais par l’usage que nous en faisons. En philosophie, il n’y a que la description qui compte, la clarification à partir d’une situation donnée, ce qui ne mène pas à un concept général que l’on peut appliquer par la suite à d’autres situations semblables, mais seulement à une meilleure compréhension de ce qui est en jeu dans cette situation. Les analyses du cinéma par Cavell partent de ce principe de la description et de la clarification, il s’intéresse moins aux questions de mise en scène qu’à la relation entre les personnages, leurs interactions en gestes et en paroles. Mon texte des Investigations sur les jeux vidéo renvoyait à ces idées, le cinéma est une description du monde, la caméra nous montre ce qu’il y a devant elle, et c’est dans cette relation entre le spectateur et le monde qui est projeté devant lui que se trouve la part éthique du cinéma, c’est parce qu’il y a un monde bien présent devant le spectateur, et non une simple représentation, que Cavell peut prolonger ses réflexions usuelles sur le scepticisme moral à partir du cinéma, intégrant ainsi cet art à son travail philosophique.
Comme je l’écrivais dans le texte sur l’acteur dans ces mêmes Investigations¸ nous percevons le monde à l’écran d’une manière correspondant à notre perception du monde lui-même, c’est-à-dire que j’interprète le comportement d’un personnage à l’écran de la même façon que j’interprète le comportement d’un de mes semblables dans le réel, la seule différence, au fond, tient au fait que je ne peux pas intervenir dans le comportement du personnage à l’écran (le titre original du livre de Cavell sur le cinéma est d’ailleurs The World Viewed, un titre plus ambigu que sa traduction française, La projection du monde, car quel monde exactement voyons-nous dans ce titre, celui du cinéma ou le réel?) Dans cette distance entre le monde projeté et le spectateur qui le voit s’introduit la réflexion cavellienne, le philosophe trouve là un espace suffisant pour que s’installe son scepticisme moral usuel; il est impossible de décrire philosophiquement une situation dans laquelle nous sommes directement impliqués, alors que le cinéma nous met naturellement dans la position du philosophe. La philosophie de Cavell, essentiellement, tourne autour de la possibilité de la connaissance de l’Autre, il tente de trouver la foi pour dépasser ce scepticisme, entre autres grâce à ce qu’il nomme le perfectionnisme moral, dont il trouve la pensée autant chez Emerson et Nietzche que chez Cukor ou Capra (je ne m’avancerai pas plus loin dans la pensée de Cavell, puisque c’était déjà l’enjeu de toutes mes Investigations cinématographiques, auxquelles je renvoie ici, à la conclusion particulièrement). Cavell n’est pas particulièrement intéressé par la mise en scène ou par l’image (il l’est probablement plus dans son livre La projection du monde, dont mon souvenir est plus lointain que ses analyses sur les comédies du remariage), il parle plutôt de notre perception de ce monde projeté, de la possibilité pour le cinéma de nous montrer une situation, de nous la décrire.
Que se passe-t-il alors si ce n’est plus le monde qui est projeté, mais une image du monde? Les effets spéciaux numériques, par exemple, sont bien une représentation, une illusion de réel, est-il toujours possible de parler, dans ce cas, d’une projection du monde? Je ne pense pas que cette question intéresse Cavell, cela ne concerne pas du tout ses réflexions usuelles, mais on pourrait dire que l’intégration du numérique dans le réel introduit un doute sur ce réel, comme si soudainement le monde projeté pouvait être une copie, une représentation, ce que traditionnellement il n’est pas. Il me semble plus adéquat de faire un petit détour par Alain Badiou pour aborder cette question, puisque celui-ci nous offre sur elle une porte d’entrée plus claire. Je l’écrivais il y a peu, le cinéma est un art réfléchissant la masse, ayant le pouvoir d’élever celle-ci, notamment grâce à sa forte accessibilité. Le cinéma part du cliché, du banal, d’une imagerie quotidienne connue de tous, et à partir de celle-ci il fait de l’art, il tente d’atteindre une certaine pureté. Il y a déjà là deux liens à faire avec Cavell, d’abord parce que ce dernier conçoit le cinéma comme le lieu où s’efface la distinction entre haute et basse culture, entres les arts nobles et les arts vils (il y a une idée semblable chez Gilles Deleuze, lorsqu’au début de L’Image-Mouvement il dit que « la production des singularités [le saut qualitatif] se fait par accumulation d’ordinaires [le saut quantitatif] », le singulier surgit donc au cinéma en passant par l’ordinaire), ensuite parce que pour tous deux (comme pour Deleuze, et Bazin, et la plupart des penseurs au cinéma), le cinéma part de quelque chose qui est déjà-là, qui est présent dans le monde, c’est même sa différence radicale par rapport aux autres arts; le cinéma serait moins un acte de création qu’une mise en présence. Les autres arts partent du vide, de la page blanche, ils créent à partir de rien, et leur grand défi est de se maintenir dans cette pureté, de ne jamais redescendre au niveau du trivial, du banal, de l’impur. Mais que se passe-t-il alors avec l’image de synthèse? Avec celle-ci, le cinéma commence à ressembler aux autres arts, le CGI permet aux cinéastes de partir du rien, du vide, et non du monde.
Pour Badiou, s’il y a une crise dans le cinéma actuellement, dans le cinéma hollywoodien particulièrement, cela provient de cet infini de possibilités que permet l’image de synthèse, un infini avec lequel le cinéma n’est pas habitué de travailler, un possible trop grand qui l’étouffe et l’empêche d’agir (on peut penser à ce que j’écrivais sur Kierkegaard récemment, à propos des jeux vidéo et de la musique, bien que ma définition du possible était alors très approximative, parfois inexacte). Depuis ses débuts, le cinéma part de la confusion du réel pour l’élaguer peu à peu et arriver à la pureté, mais il y a aujourd’hui dans certains cas renversement de cette méthode. De plus, en général, l’image de synthèse ne vient pas purifier, bien qu’elle pourrait le faire, elle s’ajoute au réel, elle se superpose à lui. Et que représentent ces images de synthèse? Des clichés, du trivial, du non-art, elles sont rarement utilisées pour faire de l’art, pour nous amener au sein de la pureté, elles viennent plutôt rajouter un niveau d’impureté à une image déjà impure, en essayant en plus de se cacher, de se faire passer pour « vraie ». On pourrait penser à Take Shelter comme exemple d’images de synthèse permettant de purifier l’image, dans la mesure où les accumulations nuageuses en CGI nous donnent accès à ce qui n’est pas représentable autrement, c’est-à-dire non pas au monde, mais à la psyché du personnage principal. L’hésitation dans le film, l’ambiguïté (Curtis est-il fou ou voyant?) provient justement de l’intégration dans le réel de quelque chose qui ne l’est pas, le CGI perturbe la projection du monde au point de nous faire douter de la réalité de celui-ci, ce qui place le spectateur dans la peau de ce personnage se questionnant aussi sur le statut de ces images d’orages violents. Normalement, l’image de synthèse tente de se faire passer pour du réel, c’est une illusion qui se veut invisible, mais dans Take Shelter l’image de synthèse sert à créer un doute sur le réel, elle révèle ainsi sa nature artificielle; comme toute œuvre d’art digne de ce nom, le film de Jeff Nichols réfléchit ses propres conditions d’existence.
On répète souvent depuis quelques années que le cinéma est en crise, divisé de façon apparemment irréconciliable entre des mégaproductions idiotes et des films d’auteur ultrapointus, perdant ainsi son attrait envers le grand public, la masse. Les termes de Badiou nous permettent de reformuler cette crise de manière plus intéressante, en disant par exemple que d’un côté on s’adresse à la masse seulement pour mieux l’abêtir alors que de l’autre on refuse carrément cette masse. Ou encore que les blockbusters de nos jours nous rabaissent plutôt que nous élèvent, ils n’arrivent pas à dépasser ces clichés qui sont leur point de départ, d’autant plus qu’ils s’alourdissent d’images de synthèse ajoutant d’autres clichés à une image qui en est déjà saturée, allant donc à l’encontre de ce que devrait faire le cinéma, c’est-à-dire élaguer, alors que le cinéma d’auteur, lui, s’est trop replié sur lui-même et ses propres codes devenus artificiels pour prétendre encore s’adresser à la masse, car un cinéma trop référentiel ne s’adresse plus au monde mais à un club sélect capable lui seul de comprendre ces références, en quelque sorte le point de départ de ces auteurs est élitiste plutôt que banal et quotidien. Voilà de bien belles généralités, mais il me semble qu’elles dressent un portrait global qui n’est pas si éloigné de la réalité : le cinéma, d’un côté comme de l’autre, ne semble plus vouloir, pouvoir peut-être, parler du monde.
Ce qui nous amène, finalement, à Deleuze, que j’ai relu récemment et dans lequel je suis toujours plongé. Comme Cavell, mais de manière très différente, Deleuze nous parle de la possibilité pour le cinéma de nous redonner croyance au monde, non pas la foi en un autre monde, mais bien à ce monde-ci, ce qui pourrait permettre de créer de nouvelles possibilités de vies, donc de vivre le monde autrement. A priori, Cavell et Deleuze semblent antagonistes, en partie parce que leur point de départ ne pourrait être plus éloigné : d’un côté Wittgenstein et Cavell, avec ce refus du concept, l’insistance sur la description d’une situation donnée, de l’autre Bergson et Deleuze, qui voient la philosophie comme la création de concepts, la possibilité du nouveau. Mais il faut bien voir que les concepts deleuziens n’ont rien de rigide et de définitif, en tout cas dans le contexte de ses écrits sur le cinéma (je connais moins le reste de son œuvre), il semble les créer intuitivement au détour d’une page, il joue avec eux le temps de les appliquer à un ou deux auteurs de cinéma, puis les abandonne ou les reprend différemment quelques pages plus loin. La classification des images qu’effectue Deleuze n’a donc rien de définitif, au contraire, Deleuze ne tente jamais de contenir l’entièreté des images cinématographiques dans sa taxinomie, il nous invite plutôt à inventer de nouveaux concepts à partir de sa conception de base de l’image, chaque auteur demandant un type d’image particulier. Et au fond il ne parle que de grands films, ses écrits ne peuvent pas servir à différencier une « bonne » d’une « mauvaise » image, un bon d’un mauvais film, il a déjà fait le tri au préalable et n’aborde que ce qui mérite d’être appelé cinéma, d’ailleurs je ne vois pas l’intérêt de parler d’image-action à propos de Brett Ratner ou Ron Howard par exemple, même si leurs films s’en apparentent certainement.
Cavell et Deleuze se rejoignent toutefois dans leur rejet de la notion de représentation, bien qu’encore une fois ils emploient pour ce des moyens très différents. Sans s’aventurer trop loin dans ces aspects plus ardus, disons simplement que dans Matière et Mémoire, Bergson décrit un univers d’images ressemblant à un gigantesque cinéma naturel. Il faut ici comprendre le terme image dans un sens très large, ces images étant partout dans le réel, en fait elles se confondent avec la matière, et toutes les images réagissent les unes aux autres et par rapport au Tout qu’elles composent. Chez Bergson, la conscience n’est pas une conscience de, comme dans la phénoménologie, la conscience est quelque chose. En cherchant à dépasser le vieux problème philosophique du sujet et de l’objet, Bergson propose cette que idée que la perception surgit à même les images, dans l’intervalle entre les mouvements animant les images entre elles, et le cerveau ne serait qu’une sorte d’écran sur lequel s’impriment les images. La perception est une opération de sélection et d’isolement effectuée par une image vivante (l’homme par exemple) déterminant quelles actions, parmi toutes celles possibles, l’intéressent. On reconnaît là l’opération du cadre au cinéma, qui sélectionne, parmi les images qui s’offrent à lui, ce qui le concerne, alors que le montage, lui, met ces images en rapport les unes avec les autres et avec le Tout (le film) qu’elles composent. Toutefois, le cinéma ne fait pas que reproduire la perception « humaine », il peut créer d’autres types d’images, qui n’étaient pas accessibles à la pensée auparavant (d’où l’importance pour Deleuze de la création de concepts, pour désigner tout ce nouveau). Le cinéma n’est donc pas un redoublement d’images, une image d’une image, les images du cinéma sont des images parmi d’autres, elles sont sur le même plan que les autres (à la limite le projet de classification de Deleuze ne concerne pas que les images cinématographiques mais toutes les images dans le monde).
L’apport crucial de Deleuze dans la pensée sur le cinéma repose sur sa façon d’aborder cet art par l’image, et uniquement par l’image, il ne subordonne jamais celle-ci à la narration, comme on le fait presque toujours à l’habitude. Le cinéma n’est pas un langage, on ne peut pas réduire l’image à un énoncé, dit Deleuze en s’opposant à Christian Metz, car se faisant on passe à côté de l’essence de l’image : « dès qu’on a substitué un énoncé à l’image, on a donné à l’image une fausse apparence, on lui a retiré son caractère apparent le plus authentique, le mouvement. » Pour Deleuze, la conception du montage chez Griffith ne découle pas de son intérêt pour la narration, de sa volonté de raconter une histoire, au contraire, Griffith ne pouvait qu’être narratif parce qu’il agençait ses images d’une certaine manière, en privilégiant le lien sensori-moteur, en articulant directement la perception à l’action (je vois, je réagis, sans écart entre les deux temps). D’ailleurs, à travers ses écrits, Eisenstein ne s’oppose jamais idéologiquement à Griffith, sur la base de la narration et du contenu apparent des images, le russe réplique à l’américain uniquement au niveau de la conception du montage. Pour le critique, voilà probablement le legs le plus précieux de Deleuze, il nous a donné les outils pour réfléchir l’image par l’image, la possibilité de trouver dans l’image seule l’apport d’un grand cinéaste à la pensée humaine.
On peut maintenant revenir vers Cavell : si le cinéma est un art de masse, c’est qu’il met nécessairement en jeu le lien de l’homme au monde, d’où l’importance du lien sensori-moteur dans l’image-mouvement, ce lien entre l’action et la réaction qu’elle entraine, ou encore ce que Deleuze décrit comme la grande forme et la petite forme de l’image-action, c’est-à-dire comment une action agit sur une situation pour ensuite entrainer une nouvelle action (petite forme), ou comment au contraire une situation commande une action qui débouche sur une situation nouvelle (grande forme), donc différentes formes d’interaction entre l’homme et le monde. Le cinéma comme force révolutionnaire, nous menant vers un monde meilleur, faisant de nous de meilleurs hommes, c’était l’espoir que l’on avait placé dans le cinéma à sa naissance, espoir aujourd’hui perdu, la rupture se faisant au tournant de la Deuxième Guerre mondiale. Dans son deuxième livre sur le cinéma, L’Image-Temps, Deleuze décrit le fait moderne comme une perte de croyance en ce monde : « Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. » Et par l’image-temps, née avec le cinéma moderne, il voyait la possibilité de retrouver notre foi dans le monde : l’image-temps brise le lien sensori-moteur, il s’introduit alors un espace de plus en plus grand entre la perception et l’action, les personnages sont les témoins d’un monde devenu impensable, dans lequel ils peinent à agir. Mais le cinéma moderne ne s’arrête pas à ce constat, les personnages qu’il présente ne sont pas résignés ni tout à fait passifs, même si leurs réactions ne sont plus toujours adaptées. Le cinéma crée alors de nouveaux liens entre les images, de nouvelles images, entre autres en nous offrant une image directe du temps, celui-ci s’introduisant dans la subjectivité se tenant entre la perception et l’action. L’important, c’est que ces nouvelles images ouvrent la voie à la pensée, la création du nouveau étant toujours ce qui importe dans l’acte philosophique chez Deleuze, obsédé qu’il est par la notion de devenir, les images du cinéma permettant finalement de repenser notre lien au monde afin de dépasser la crise de l’image-action, la rupture du lien sensori-moteur. D’ailleurs, lorsqu’aujourd’hui on se plaint d’un cinéma d’auteur qui s’érige uniquement « contre » quelque chose (contre Hollywood, contre le récit classique, contre la psychologie, etc.), il s’agit justement d’un cinéma qui en reste au constat, qui brise le lien sensori-moteur sans trouver d’images à substituer à celles qu’il refuse (Take Shelter, encore lui, est un bel exemple de foi retrouvé pour dépasser le scepticisme).
Alors que Cavell trouvait dans la comédie et le mélodrame hollywoodiens classiques des traces d’un perfectionnisme moral nous permettant d’aller au-delà d’un scepticisme paralysant, Deleuze utilise un tout autre corpus, essentiellement le cinéma d’auteur (le néo-réalisme italien, Antonioni, Godard, Welles, Resnais, Ozu, etc.) pour lui aussi nous redonner foi au monde. D’une manière ou d’une autre, le cinéma, par sa nature ontologique (il faut dire que Deleuze ne semble pas trop friand de ce mot, contrairement à Cavell), nous permet non pas simplement de voir le monde autrement, mais nous donne la possibilité, par un acte de croyance défiant le scepticisme et le pessimisme modernes, de créer de nouvelles formes d’existence. Le dernier mot revient à Deleuze, et à cette image :
« L’homme est dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure. La réaction dont l’homme est dépossédé ne peut être remplacée que par la croyance. Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend. Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien. On s’est souvent interrogé sur la nature de l’illusion cinématographique. Nous redonner croyance au monde, tel est le pouvoir du cinéma moderne (quand il cesse d’être mauvais). Chrétiens ou athées, dans notre universelle schizophrénie nous avons besoin de raisons de croire dans ce monde. » Et un peu plus loin : « Nous avons besoin d’une éthique et d’une foi, ce qui fait rire les idiots; ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie. »
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