20 juillet 2012
>> Sylvain Lavallée
Christopher Nolan devrait être mon cinéaste contemporain préféré, mais j’ai beau essayé, rien n’y fait, je n’arrive pas à aimer ses films. Je les aime un peu en fait, Nolan n’est pas le pire des réalisateurs hollywoodiens, il a sont lot d’idées qui, a priori, devraient me séduire, avec ses thèmes habituels (identité, mémoire, le vrai et le faux, le double, culpabilité, justice, etc.) qui jouent exactement dans mes plates-bandes de prédilection, sans compter qu’il travaille un genre (le film noir) qui me plaît particulièrement, alors ma déception est à la hauteur de mes attentes, ou du moins de ses ambitions, car depuis Batman Begins je ne m’attends plus à grand-chose, même s’il continue à avoir des « idées ». Les guillemets sont nécessaires, oui, car il s’agit avant tout d’idées de scénariste qui ne trouvent pratiquement aucun support à l’image, Nolan étant un scénariste doué, quoique parfois porté sur l’esbroufe virtuose, mais un piètre metteur en scène. On comprendra alors que ce n’est pas un hasard si j’écrivais la dernière fois sur John Carpenter : dans le dernier mois, j’ai revu en parallèle presque tous les films de Carpenter et de Nolan, et c’est en voyant côte à côte Halloween et Batman Begins que m’ait apparu clairement ce qui me déçoit autant chez Nolan, ces images qui, chez lui, n’arrivent jamais à exprimer les idées suggérées par le scénario, pire encore, les amenuisant parfois. J’ai coordonné pour le dernier numéro de Séquences (actuellement en kiosque) un dossier sur Nolan, mais dans mon article j’ai préféré taire un peu mes réserves face à son cinéma, que j’ai émises trop timidement en fin de texte, alors je veux renverser ici la démarche pour plutôt mettre en sourdine ce que je peux penser de bien de ce cinéaste, afin aussi de contrebalancer ces éloges disproportionnés qu’il reçoit de toutes parts.
Dans Batman Begins, Nolan présente Batman comme une idée, en fait c’est en partie le projet du film, il faut que Batman devienne aux yeux des citoyens de Gotham City (et pour le spectateur) un symbole, une idée. J’ai amplement décrit dans mon dernier article comment Carpenter s’y prend pour filmer ses idées, comment il met en scène Michael Myers dans Halloween entre autres, et il va sans dire qu’il ne s’agit pas de la seule manière possible, mais bien de la manière la plus appropriée à ce que Carpenter veut exprimer, alors comment, pour sa part, Nolan s’y prend-il pour transformer Batman en concept? D’un point de vue de l’image, il n’y a absolument rien, Nolan est pratiquement incapable de filmer une idée (il faut dire qu’il s’agit, et de loin, de son pire film), il n’y a que le scénario pour nous répéter que Batman doit devenir une idée pour insuffler la terreur à ses adversaires. L’an dernier, Jim Emerson avait proposé une déconstruction plan par plan d’une scène d’action de The Dark Knight pour souligner la pauvre cohérence spatiale de la mise en scène de Nolan. À première vue, cette critique pourrait sembler un peu vaine, qu’une scène d’action soit peu réussie, difficile à suivre, n’entache pas nécessairement le reste du film, surtout pas ses aspects thématiques, mais dans le cas de Nolan cette piètre maîtrise de l’espace cinématographique nuit considérablement à la réflexion qu’il veut mettre en place. Dans Batman Begins justement, Batman devrait devenir une idée au travers des scènes d’action, lorsqu’il confronte directement les criminels, mais ces scènes sont trop confuses pour y voir poindre une quelconque idée.
La première apparition de Batman, dans un port où il interrompt une rencontre de la pègre, est particulièrement éloquente : Batman ne se révèle aux criminels que furtivement, il surgit dans le cadre soudainement et disparaît aussitôt, il passe comme une ombre en arrière-plan, il est partout à la fois. Il s’agit alors de présenter Batman comme un monstre de film d’horreur, un peu comme Michael Myers le super héros doit perdre sa matérialité, d’un corps visible il doit devenir une idée invisible provoquant la peur : « And men fear most what they cannot see. You have to become a terrible thought. A wraith. You have to become an idea! » explique Ra’s al Ghul (Liam Neeson) à Batman (et au spectateur, parce que sans ces mots nous n’aurions jamais su que Batman est une idée). Peu original, Nolan rend Batman invisible en le confinant au hors-champ, contrairement à Carpenter qui filmait l’invisible à l’intérieur même du cadre, par la profondeur de champ, mais disons tout de même que la première partie de cette scène, le jeu de cache-cache entre les conteneurs du port, fonctionne plutôt bien, même si Batman ne surprend jamais le spectateur, il surgit toujours là où l’on s’y attend, alors l’idée en souffre un peu, elle est trop prévisible, mais au moins il y a un début de mise en scène. La dernière partie de la scène, par contre, fait s’effondrer ce projet : la mise en scène en champ contrechamp correspond alors à la perspective du personnage de Tom Wilkinson, Carmine Falcone, qui s’avance prudemment vers ses hommes, engagés dans un corps-à-corps contre Batman. Ce combat est présenté par bribes, des plans très rapides où il est impossible de discerner l’action, on ne peut savoir si c’est Batman qui donne des coups ou si c’est lui qui en reçoit, alors on ne comprend pas trop de quoi exactement Falcone a peur, car il n’y a face à lui qu’une grande confusion, et non pas une force invisible terrifiante. Jamais Batman n’émerge d’une quelconque façon de ces plans, il fait partie d’une bouillie visuelle qui ne dit strictement rien, et il en sera de même pour toutes les scènes d’action, c’est-à-dire chaque fois que Batman devrait être une idée effrayante. De plus, l’idée incarnée par Batman est tout le contraire de la confusion : comme le dit Ra’s al Gul, Batman doit devenir une légende, un symbole de justice, il doit donc apparaître aux autres en toute clarté, avec la puissance lumineuse d’une évidence. On pourrait toujours répliquer que Batman lui-même n’a certainement pas une idée claire de la justice, ni de son rôle de justicier, mais la scène dans le port est franchement montée du point de vue des criminels, il ne peut pas être confus à leurs yeux, et de toute façon le scénario nous répète à plusieurs reprises que Batman en est bien une, idée, aux yeux des autres, alors il serait quand même important que l’image le prenne en considération. En l’état, Nolan donne l’impression d’hésiter entre utiliser l’image pour présenter cette idée effrayante que Batman est aux yeux des criminels ou au contraire cette idée confuse qu’il est pour lui-même, alors aucune de ses idées, énoncées au scénario, ne se retrouve de façon convaincante à l’image.
De même, Nolan veut présenter un Batman empli de doutes, mais bien que Bruce Wayne formule à quelques reprises ses hésitations, notamment lors de ses discussions avec Rachel et Alfred, celles-ci n’ont étrangement aucun effet sur ses actions (il agit toujours sans hésitation, arrête le Joker assez facilement, et à la fin il endosse le rôle de martyr sans hésiter, sachant très bien que c’est la seule action appropriée). L’idée qu’incarne Batman à la fin de Batman Begins (au scénario du moins) est brouillée dans The Dark Knight, l’intervention du Joker la rend incertaine, aux yeux des autres et encore plus peut-être pour Batman lui-même, mais outre un ou deux plans de cinq secondes présentant la silhouette courbée d’un super héros en questionnement, il y a peu de trace de ces doutes à l’image, Batman nous apparaît de la même façon à tous moment dans ces deux films. Il n’y a encore une fois que les dialogues pour nous faire part de cette crise éthique que nous n’avons jamais l’occasion d’éprouver, entre autres parce que Nolan n’accorde jamais ni le temps ni l’espace nécessaire à Christian Bale pour exprimer quoi que ce soit : comment peut-on sérieusement prétendre présenter un super héros à la conscience tourmentée s’il n’y a aucune place à l’écran pour l’acteur, invisible sous son masque, empêtré d’un costume restreignant son expression corporelle, sans compter ces cadrages trop serrés et ce montage effréné empêchant toute humanité d’émerger des images?
Le débit incessant des plans de The Dark Knight, ces scènes ne prenant jamais le temps de s’arrêter pour laisser émerger la réflexion qu’elles tentent pourtant de susciter, nuit à l’image plus que le contenu de celle-ci, la direction artistique et la conception visuelle étant, comme toujours chez Nolan, particulièrement réussies. Mais en l’absence de temps, les dilemmes moraux présentés par le Joker ne peuvent jamais acquérir une véritable substance. Il est vrai que l’issue des deux dilemmes principaux, Rachel/Dent et les deux bateaux, a déjà été réglée à l’avance, et qu’en fait le Joker ne cherche pas à créer un espace de réflexion, au contraire il veut court-circuiter toute possibilité de réflexion. Il ne cherche pas à prouver ce qu’il dit, ses mots ne sont qu’un leurre, ce sont des clichés qui n’ont rien de véritablement troublant : le Joker n’est pas un « agent du chaos » parce qu’il affirme qu’en réalité nous sommes tous des sauvages, mais plutôt parce qu’il veut par ses sophismes perturber la vision du monde des citoyens de Gotham City, il tend vers l’amoralité bien plus que l’immoralité. Le Joker, en ce sens, est un être aussi radical que Michael Myers, mais il n’y a pratiquement rien à l’image pour refléter ce qu’il représente. On pourrait dire que le film ne laisse pas le temps à la réflexion parce que justement le Joker tente de freiner celle-ci, mais au contraire la crise provoquée par le Joker ne peut s’exprimer que dans le temps, je ne peux comprendre l’idée (ou l’absence d’idée) représentée par le Joker si Batman continue d’agir normalement, s’il affronte le Joker comme si c’était un ennemi comme un autre : qu’est-ce qui différencie, dans la mise en scène, le traitement de Scarecrow, dans Batman Begins, de celui du Joker, en quoi ce dernier perturberait plus l’espace cinématographique?
Pour mieux comprendre que la réponse à cette question est « rien », un détour par Insomnia s’impose : il suffit de comparer la version originale et le remake qu’en a tiré Nolan pour comprendre la pauvreté de ses images, qu’il compense par un scénario surexplicatif et psychologisant. C’est son seul scénario qu’il n’a pas écrit avec son frère Jonathan, mais toutes les marques de son cinéma sont si présentes dans le produit final qu’il est difficile de jeter le blâme sur le scénariste : personnage perdant le sens de la réalité après un traumatisme originel, flou identitaire, figure du double dans la confrontation du policier au meurtrier, questionnement sur la justice (comme toujours, est-ce que la fin justifie les moyens?), en bon auteur donc Nolan se réapproprie le matériel original. (D’ailleurs, question piège : est-ce que Nolan est vraiment un auteur? Il en a tous les traits, certes, mais si un auteur au cinéma se définit par la mise en scène, et non par le scénario, Nolan peut-il réellement être considéré comme un auteur?) La trame narrative de la version norvégienne est conservée dans le remake américain, la seule différence notable étant le personnage principal, véritable salaud dans la version originale, rendu sympathique à Hollywood. Adoucissement de caractère prévisible, certes, mais il s’agit d’une différence relativement mineure, comme l’ajout de cette intrigue supplémentaire, l’enquête des affaires internes sur le travail de Dormer (Al Pacino). Dans les deux cas, ces changements servent surtout à psychologiser ce qui passait uniquement à l’image dans le film d’Erik Skjoldbjaerg, à rendre plus « crédible », d’un point de vue psychologique, le parcours du personnage principal.
Dans le film de Skjoldbjaerg, Jonas Engström (Stellan Skarsgard) vit une crise éthique véritable, le film nous le présente constamment en position d’impuissance, ce n’est plus lui qui agit, il se dédouble, son corps devient un acteur qu’il voit depuis une position de spectateur. Quand Jonas fouille l’appartement du meurtrier, la scène est présentée comme un champ contrechamp dans lequel il se regarde lui-même, Jonas reste immobile au milieu d’un couloir et se voit en même temps déambuler dans les autres pièces. De même, Jonas doit revivre le moment où il a tué son partenaire, il rejoue son propre rôle dans une mise en scène organisée par la police pour enquêter sur l’accident, cette scène nous apparaissant d’abord comme un retour en arrière, une confusion de quelques secondes problématisant en plus le lien entre cette scène et la précédente. D’ailleurs, les retours en arrière contaminant la perception de Jonas surgissent toujours de façon illogique, il n’y a rien pour justifier que tel flash apparait à tel moment, ces souvenirs s’introduisent de manière incompréhensible dans la logique de l’image. Et même avant l’événement traumatisant projetant Jonas dans sa position de spectateur, l’image le montre déconnecté du monde : dans un champ contrechamp entre lui et une policière par exemple, le raccord dans le regard ne se fait pas au montage, l’axe est légèrement déplacé, alors que les personnages se tiennent pourtant face à face. Rien de tout ça n’est énoncé au scénario, nous comprenons par le jeu de Skarsgard qu’il est troublé, mais ce n’est que l’image qui nous montre la profondeur de sa crise, et ce n’est que par l’image que nous pouvons comprendre la relation du policier au meurtrier.
Qu’avons-nous dans le film de Nolan? Al Pacino écarquille les yeux pour nous montrer qu’il est fatigué et… c’est à peu près tout. Il y a aussi cette scène, dans son bureau, où son regard isole des objets dont le bruit se fait étourdissant, une idée des plus banale et trop isolée pour qu’elle puisse vraiment témoigner d’une perte de confiance en la réalité. Les souvenirs envahissant Dormer sont aussi parfaitement logiques, contrairement à ceux de Jonas : Dormer touche aux cheveux de la morte, il voit le meurtrier lui couper les cheveux, Dormer n’arrive pas à dormir (vous comprenez, Dormer?), il se rappelle qu’il a tué son partenaire, etc. La crise vécue par Dormer n’existe alors qu’au scénario, jamais à l’image, d’où les ajouts au récit : Dormer ne peut pas simplement perdre le sens de la réalité après avoir tué un confrère, Nolan doit ajouter un niveau de confusion en plaçant un doute sur les motivations de Dormer (est-ce un accident ou non?) puisque l’image seule ne peut rendre compte de cette crise. Cela sert aussi à éclaircir le parallèle entre le policier et le criminel (on le sait, Nolan aime bien Michael Mann) qui tous deux auraient commis un meurtre « accidentel » (le parallèle existe aussi dans la version originale, mais elle demeure implicite et passe surtout par l’impuissance et la frustration sexuelle de Jonas, à mettre en parallèle à celles de l’écrivain meurtrier). En tout cas, Walter Finch (Robin Williams), le criminel dans la version de Nolan, aimerait bien persuader Dormer de la vérité de ce parallèle, mais en retirant la dimension sexuelle du film norvégien, le lien devient pour le moins douteux : Finch a tué une jeune femme après l’avoir battu à mort pendant plusieurs minutes, alors que Dormer a tiré sur son partenaire de travail durant une chasse à l’homme dans le brouillard, il est plutôt difficile de juger les deux situations de façon semblable. L’important, j’imagine, c’est que Dormer y croit, mais ça demeure peu plausible qu’un policier que l’on nous dit si compétent se laisse influencer par des arguments aussi pauvres, et en l’absence d’images pouvant nous faire ressentir sa crise, le tout paraît diablement artificiel.
Nous retrouvons là le schéma nolanien typique : un traumatisme originel, généralement la perte d’un être cher (une femme dans Memento, The Prestige et Inception, les parents de Batman), aveugle le protagoniste au point que son identité se dissout, pour survivre il lui faut alors devenir quelqu’un d’autre, généralement un justicier (il faut venger toutes ses femmes mortes), mais un justicier dont le lien au monde est perturbé puisqu’il se replie complètement sur un seul souvenir contaminant toute sa perception du monde (d’ailleurs, on lit souvent que Nolan propose un discours ontologique, mais il ne doute jamais de la réalité du monde, il présente plutôt des personnages qui perdent pied et s’enfoncent dans la fiction, le réel n’est perdu que pour eux, jamais pour tous). Dormer, lui, se laisse emballer par la fiction de Finch, par ses discours évidemment sophistiques (les vilains, chez Nolan, aiment bien les sophismes, et il est parfois difficile de cerner si le cinéaste les endosse ou les critique), alors il commence à douter de ses intentions face à la mort de son collègue, ce qui rapproche son geste meurtrier de celui de Finch, leurs identités s’entremêlent. Les scénarios de Nolan s’amusent ainsi à opposer des perspectives à la fois complémentaires et antagonistes (Dormer/Finch, Borden/Angiers, Batman/Joker), mais le cinéaste ne poursuit pas (ou peu) à l’image cette dialectique que l’on retrouve au scénario, il n’y a aucune synthèse à tirer de Dormer/Finch (mais pour Batman/Joker, oui : Two-Face). Alors, quelle serait l’image-type de Nolan? Je ne sais pas, il y en a peut-être une, mais je ne la vois pas, pour moi il est associé à un montage une-chose-à-la-fois des plus anodins, son geste d’auteur, s’il y en a un, se trouve uniquement au scénario, mais alors que penser de ces images contredisant ou plutôt se battant contre ce qu’il y a d’intéressant au scénario?
À la fin de Batman Begins par exemple, Batman décide de laisser Ra’s al Gul périr dans le train, affirmant que sa non-intervention le décharge de toute responsabilité dans cette mort (« I won’t kill you. … But I don’t have to save you. »), mais tout le film jusqu’à ce point insiste au contraire sur l’importance de ne pas laisser la justice dans les mains d’un individu, Batman aurait dû sauver Ra’s al Gul pour le traîner en cour. Étrangement, Rachel ne remet pas Batman en question, alors qu’elle l’a fait pendant tout le film, son mutisme est pour le moins étonnant. On pourrait toujours penser que Nolan fait confiance au spectateur, qu’il voulait laisser cette critique du geste de Batman implicite, mais alors l’image devrait porter en elle cette critique, elle ne devrait pas présenter ce moment comme un spectacle divertissant et jouissif, l’image devrait nous permettre de questionner Batman, de nous distancier de son geste. Or, ni l’image, ni Rachel ne le font, alors faut-il croire que Nolan est assez stupide pour croire que son personnage ne peut vraiment pas être tenu responsable de la mort de Ra’s al Gul, alors qu’il aurait pu le sauver sans problème? Je préfère encore croire qu’il ne sait pas mettre en scène, ou qu’il n’a pas su comment illustrer ce problème éthique. Il faut dire que Nolan a de la difficulté à créer un vrai problème éthique : Ra’s al Gul pourrait ouvrir une réflexion pertinente s’il ne voulait tuer que les criminels de Gotham City, et non la ville au complet, mais en voulant tout détruire, il a nécessairement tort et devient banalement « méchant ». La fin de The Prestige est aussi ruinée par une image trop insouciante, alors qu’Angiers débite sa vision de l’art comme simple moyen d’évasion (« The world is simple, miserable, solid all the way through. But if you can fool them, even for a second… then you can make them wonder. ») Encore une fois, j’ose croire que Nolan ne croit pas à ses sornettes, l’art ne sert pas à duper, à nous émerveiller pour oublier la misère du monde, mais rien à l’image ne nous permet de les remettre en question, la caméra reste braquée sur Angiers, ces mots semblent racheter ses fautes par leur vérité, alors qu’il aurait suffit d’un contrechamp sur Borden pour nous mettre à distance de ces paroles en nous offrant une autre perspective sur celles-ci (comme dit plus tôt, il n’y a jamais de vraie dialectique dans l’image nolanienne). Le film nous présente le sacrifice de l’artiste au nom de son art, mais on se demande bien quel est l’intérêt de scinder sa vie en deux ou de se tuer soir après soir si c’est pour proposer une philosophie aussi bête, pour « émerveiller » des spectateurs sans au moins tenter de les rapprocher du monde, de la vérité. Un peu comme on se demande pourquoi Nolan prend le temps d’écrire des scénarios aussi complexes s’il est incapable de poursuivre sa réflexion en images.
Ne soyons pas trop bête : on pourrait remarquer par exemple que la mise en scène de Batman Begins n’est pas celle de The Dark Knight, que le premier est filmé entièrement en champ contrechamp fixe (ce film est d’une platitude visuelle…) alors que le second use d’une caméra beaucoup plus mouvante, effectuant beaucoup de mouvements circulaires qui traduisent le renversement de l’image de Batman, ou en tout cas l’effet étourdissant du Joker sur Batman. On pourrait remarquer aussi qu’il y a quelques belles idées : le Joker suspendu dans le vide, le Joker dans sa voiture de police la tête sortie par la fenêtre, la naissance de Two-Face par l’action conjuguée du Joker et de Batman, reflétant sur son visage leur dualité et leur complémentarité, etc. En fait, en écrivant ce texte, je me suis souvent heurté à mes analyses, j’ai eu un peu de difficulté à formuler exactement ce qui me dérange, dans The Dark Knight surtout, pour ses autres films c’est plus évident, et je ne connais pas d’autres cinéastes travaillant de façon aussi évidente de film en film une thématique aussi personnelle ne résidant pratiquement pas sur leur mise en scène. Il y a, oui, quelque chose d’assez séduisant dans The Dark Knight (le Joker demeure un grand personnage), dans la première moitié surtout, alors que l’on est un peu enivré par toutes ces réflexions que le film tente de brasser, mais cela s’effondre peu à peu alors que l’on se rend compte qu’il n’en fera pas grand-chose, que Nolan se contente de répéter à l’identique sa vision du monde plutôt que l’enrichir et la développer autrement à chaque nouveau film. Alors, oui, on peut souligner l’ambition, il paraît que c’est rare de nos jours à Hollywood, mais en même temps, si c’est cela, aujourd’hui, un film hollywoodien « sérieux », un blockbuster « intelligent », il y a de quoi désespérer. Pour moi, Nolan ne possède pas le centième de la maîtrise formelle d’un Kubrick, auquel on l’associe souvent – je ne comprends pas trop pourquoi d’ailleurs, sa référence principale étant Orson Welles, à qui il vole tous ses thèmes (identité, mémoire, artifice, etc.), en les articulant, il va sans dire, de manière nettement plus superficielle.
Néanmoins, j’attends The Dark Knight Rises avec une certaine impatience: certes, Nolan n’a pas encore fait de grand film (Memento n’en est peut-être pas si loin, voir mon analyse dans la revue), mais il est fort possible qu’il y parvienne un jour. En tout cas je l’espère, car c’est un cinéaste que j’aimerais bien pouvoir aimer, ne serait-ce que pour m’éviter ces menaces de mort attendant toute critique négative de son œuvre…
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