12 juillet 2012
>> Maxime Labrecque
Largement étudié par de nombreux psychanalystes, dont Sigmund Freud, Carl Jung et Otto Rank, le concept du double fascine, certes, mais possède une part latente qui inquiète. L’œuvre cinématographique de Christopher Nolan regorge de figures du double, que nous survolerons, afin d’en découvrir les multiples facettes.
Il convient, tout d’abord, d’apporter certaines précisions quant au concept du double, car il se décline de multiples façons. Ainsi, « l’autre, celui qui est en trop, la douteuse compagnie, peut se manifester physiquement ou psychiquement (même si, dans la plupart des cas, il y a doute sur la réalité de la manifestation physique). Dans la première catégorie, on rangera la gémellité, l’autoscopie, les sosies, etc.; dans la seconde, les cas de personnalités multiples ou de possession. Nous proposons d’appeler les premiers doubles externes, les seconds doubles internes. » [1] C’est, somme toute, la même remarque que fait Ilana Shiloh dans son ouvrage The Double, the Labyrinth and the Locked Room, en soulignant : « When I have a double, I lose my uniqueness : I am no longer one of a kind and my very existence is shared by another being. Furthermore, doubling can result from two different processes: replication or splitting of the self » [2].
Prenons la première catégorie du double, soit le double externe. Ce type est possiblement le plus simple à identifier, car il est théoriquement possible de prendre le sujet et son double, de les mettre côte à côte et de constater qu’il ne s’agit pas de la même entité. Dans l’œuvre de Nolan, un film en particulier joue sur cette catégorie du double : The Prestige (2006). Deux magiciens, autrefois alliés, s’affrontent désormais dans une course au meilleur tour de magie. Comme le mentionne Pilar Andrade dans son article Cinema’s double, Their Meaning, and Literary Intertexts [3], ce film représente un exemple hybride du concept du double externe. En effet, les spectateurs doivent accepter une explication à la fois rationnelle et irrationnelle quant aux mécanismes derrière les impressionnants tours de magie. Dans le premier cas, celui d’Alfred (Christian Bale), l’utilisation d’un jumeau identique, inconnu de tous et gardé dans le plus grand secret, permet de créer l’illusion. Dans le second cas, celui de Robert (Hugh Jackman), la solution s’avère davantage complexe, et consiste en la création d’un clone, grâce à l’aide de Nikola Tesla (David Bowie) et de sa mystérieuse machine. Afin d’éviter que son tour ne soit découvert, Robert s’assure de tuer discrètement son clone à la fin de chaque représentation. Ce clone, ce double en tout point identique, représente, pour le magicien, une menace. Or, « éliminer purement et simplement le double revient en fait à éviter le conflit, l’épreuve que représente le double. Si l’on admet l’hypothèse que le double représente dans le sujet la partie exclue, non réalisée, celui qui fait disparaître le double veut se défaire à la fois de la vie et de la mort. » [4]
Les doubles externes, à notre avis, peuvent aussi être métaphoriques. Sans nécessairement se ressembler, ceux-ci partagent un lien; une symétrie les unit malgré eux. Dans de nombreux récits manichéens, le Bien s’oppose au Mal, et ces concepts sont incarnés par des protagonistes qui, inévitablement, finiront par s’affronter. Intrinsèquement liés, ces concepts perdent leur sens s’ils ne sont pas confrontés. Ainsi, le Bien « ne peut exister sans le Mal dont il affirme la présence dans sa propre définition, tout en prétendant par ailleurs en effacer les traces et en annuler les effets » [5]. En 2008, Nolan réalise The Dark Knight. Le Mal, incarné par le Joker, menace, corrompt et provoque le chaos partout où il passe, alors que le Bien, incarné par Batman, tente de rétablir l’ordre. Évidemment, cette polarisation est plutôt réductrice… Mais qu’advient-il lorsque le Joker est hors d’état de nuire ? Le Mal surgira de nouveau, cette fois-ci dans The Dark Knight Rises (2012), sous les traits de Bane, car le Bon n’existe jamais sans la Brute. Cela dit, dans ses films, Nolan parvient à éviter une représentation simpliste du héros salvateur traditionnel. Son Batman n’est pas aimé de tous les citoyens de Gotham City. Mystérieux, violent et ténébreux… Son image devient ambiguë davantage lorsqu’il endosse les crimes d’autres personnes, semant ainsi la confusion quant à ses intentions. Le Bien peut-il également incarner le Mal ?
Le double, nous l’avons vu, peut aussi être interne et, par conséquent, autrement plus inquiétant. Pensons ici à tous les cas de possession, de troubles de la personnalité multiple, de bipolarité, de double identité… Largement exploité au cinéma, notamment dans The Black Swan (2011) et Fight Club (1999), ce concept est grandement présent dans l’œuvre de Nolan, mais jamais de la même façon. Nous faisons ici référence aux multiples superhéros possédant une double identité. Clark Joseph Kent/Superman, Peter Parker/Spiderman, Bruce Wayne/Batman, Robert Bruce Banner/Hulk; chacun à sa façon possède un double, qu’il le veuille ou non. L’équilibre précaire entre ces deux identités est parfois très difficile à conserver. Cette dichotomie est évidemment présente dans la trilogie Batman Begins (2005), The Dark Knight (2008) et The Dark Knight Rises (2012). Outre le personnage central de Batman, de nombreux protagonistes possèdent, eux aussi, un double interne. Ainsi, le personnage principal du récit « est-il confronté à son propre double, ou bien à un autre personnage dédoublé? Dans le premier cas, nous proposons de parler de double subjectif, dans le second de double objectif » [6]. Batman est confronté, d’une part, à son double subjectif interne, de l’autre, à des doubles objectifs, mais également internes.
Dans Batman Begins, l’antagoniste du héros est Scarecrow/Dr. Jonathan Crane. Il ne s’agit pas de deux personnages différents, mais bien de la même personne qui possède son propre double interne, qu’il convoque au besoin. En outre, il est intéressant de voir de quelle manière ces différents doubles se rencontrent et se confrontent. Bruce Wayne, en face du Dr Crane, par exemple, n’agit évidemment pas de la même façon que s’il s’agissait de son double, Batman, en présence de Scarecrow. Dans The Dark Knight, le double interne se manifeste d’une autre façon, en la personne d’Harvey Dent, qui, suite à un accident, devient littéralement Double-Face. Ce personnage incarne le concept du double interne d’une façon plutôt singulière. Deux identités, deux visages, simultanément présents, témoignent à la fois du Bien et du Mal, du Beau et du Laid, du Sublime et du Grotesque.
Un cas particulier attire notre attention : Inception (2010). Chaque personnage, lorsqu’il « rêve », active dans son esprit un double qui agit à sa place. Parfois même, le double lui-même se dédouble, ce qui crée un casse-tête exponentiel. Le même procédé permet à certains personnages, pourtant inexistants dans la réalité, d’avoir leur double dans le monde des rêves. Ainsi, Mal (Marion Cotillard), hante et menace Cobb (Leonardo DiCaprio) dès qu’il s’endort. La femme aimée, que l’on sait pourtant disparue, réapparaît. Mais « est-ce elle-même qui réapparaît ou quelqu’un d’autre ? S’agit-il d’un simple sosie ? D’une réincarnation ? » [7]. Ce double interne, cette projection mentale incontrôlable, fait partie de Cobb, au même titre que sa culpabilité, ce qui explique tout le mal qu’il a à s’en défaire.
Qu’en est-il de Memento (2000) ? Leonard Shelby, dont la mémoire à court terme se réinitialise constamment, tente d’enquêter sur le meurtre de sa femme. Sammy Jankis, un ancien client de Shelby, avait le même problème (double objectif et externe). Incapable de reconstituer sa propre identité, oubliant des détails importants, ne pouvant se fier aux gens qui l’entourent, Leonard Shelby est perdu et s’invente un système de repères. Mais ses notes, ses polaroids et ses tatouages ne suffisent pas. Son désir de vengeance, quoique déjà rassasié, constitue le moteur de son existence. Il s’invente alors un double (subjectif et interne), celui d’un détective en quête de justice. En fait, il y a deux Leonard Shelby : celui d’avant son accident, et celui d’après; personnage flou et déconstruit. En jouant ainsi avec la temporalité et les effets narratifs, Nolan parvient à revisiter le film de détective classique et à créer, pour reprendre le terme d’Ilana Shiloh [8], des « faux-doubles », qui viennent tromper le spectateur, qui croit en la bonne volonté du narrateur. Bref, l’œuvre de Nolan regorge de doubles, ajoutant une part « d’inquiétante étrangeté » à la plupart de ses personnages.
[1] Visages du double (Nathan, 1996), p. 92.
[2] The Double, the Labyrinth and the Locked Room (Peter Lang, 2011), p. 28.
[3] « Cinema’s Double, Their Meaning and Literary Intertexts », dans Comparative Literature and Culture, Volume 10, numéro 4 (décembre 2008), p. 4.
[4] Visages du double (Nathan, 1996), p. 115.
[5] « Théorie et figures du double : du réactif au réversible », dans Figures du double dans les littératures européennes (L’âge d’Homme 2001), p. 21.
[6] Visages du double (Nathan, 1996), p. 91-92.
[7] Visages du double (Nathan, 1996), p. 101.
[8] The Double, the Labyrinth and the Locked Room (Peter Lang, 2011), p. 84.
Dossier complet : Séquences (nº 279, p. 31-41)
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