6 juillet 2012
>> Sylvain Lavallée
Comment filmer l’invisible? J’associais cette question dans mon dernier article à John Carpenter, mais en réalité elle devrait obséder tout cinéaste digne de ce nom. En apparence, le cinéma est un art du visible puisqu’il utilise le réel comme fondation de son acte créatif, mais en fait le défi est toujours de filmer l’invisible. J’en parlais dans mon texte sur Alain Badiou, le cinéma part de ce qui est déjà-là, et à partir de cette confusion du réel il doit élaguer pour arriver à la pureté, c’est-à-dire qu’il doit parvenir à filmer des idées plutôt que ces choses qui sont données et que l’on peut voir déjà au quotidien, sans l’aide de l’image, le cinéma doit dépasser le cliché pour nous faire voir les choses autrement, en révéler une portion jusqu’alors tenue invisible, que seule l’image cinématographique peut faire voir. Faire voir l’invisible est donc la tâche de tous les cinéastes, mais dans le cas du cinéma fantastique, l’invisible correspond aussi au surnaturel, aux fantômes, comme si ce genre, dans ses incarnations les plus réussies, touchait au plus près de l’essence du cinéma (d’ailleurs, l’image photographique est par définition un fantôme, un reflet de ce qui a déjà été). Ou plutôt, le cinéma fantastique rend explicite le travail du cinéaste sur l’image : en montrant comment Carpenter filme Michael Myers, ou la Chose, ou le Prince des Ténèbres, comment il filme le surnaturel en conservant le sentiment fantastique, nous voyons surtout comment il filme l’idée du Mal absolu, ou plutôt comment il rend possible cette idée du Mal au cinéma, une idée surgissant uniquement de l’image, de la mise en scène.
Qu’est-ce que le Mal pour Carpenter? Il s’agit d’une forme insaisissable, aux intentions incompréhensibles, une entité qui est à la fois intérieure à l’homme et extérieure, une influence qui est toujours là puisqu’elle fait partie de la structure de la réalité elle-même. Je parlais la dernière fois de l’utilisation du hors-champ dans le cinéma fantastique : traditionnellement, les manifestations perçues comme surnaturelles sont reléguées au hors-champ, ce qui permet de conserver le doute si important dans la définition du fantastique de Todorov. Chez Carpenter, le hors-champ n’est pas une donnée aussi essentielle, il l’utilise à quelques reprises, bien sûr, mais en général le Mal est toujours à l’intérieur du cadre, il est toujours là, il ne se cache pas. Plutôt que le hors-champ, Carpenter préfère la profondeur de champ, le Mal surgit du fond du cadre et s’avance vers des personnages impuissants. L’exemple le plus évident est Halloween, qui fonctionne entièrement sur ce motif, Michael (surnommé The Shape, la Forme) étant presque toujours dans l’image, en avant ou en arrière-plan, mais de telles images en profondeur de champ parsèment tous ses films : dans Prince of Darkness, c’est Susan, possédée, qui s’approche de Lisa, endormie en avant-plan; dans In the Mouth of Madness, c’est l’agent littéraire, possédé lui aussi, qui s’avance avec sa hache vers John Trent (Sam Neill), buvant son café paisiblement en avant-plan; dans The Fog, c’est le cadavre surgissant de l’ombre derrière Elizabeth (Jamie Lee Curtis), ou le même cadavre, plus tard, qui se relève derrière elle à l’hôpital. Et dans des films comme The Thing, They Live, Village of the Damned ou Ghosts of Mars, le Mal est toujours à l’intérieur du cadre aussi puisqu’il se cache à l’intérieur des hommes, il prend leurs traits ou se déplace de l’un à l’autre de manière invisible. Nous trouvons de telles figures même hors de ses films fantastiques, dans Escape From New York par exemple, où Snake Plissken (Kurt Russell) est en quelque sorte enfermé dans le Mal lui-même, un Manhattan transformé en prison, empli de criminels surgissant à l’arrière-plan, derrière Snake, dès son atterrissage sur l’Empire State Building (et Snake lui-même est un fantôme, on ne cesse de lui répéter : « I thought you were dead »). Il n’y a donc pas de place pour le doute chez Carpenter, ses fantômes sont toujours bien réels, le fantastique ne provenant pas d’une ambiguïté de la narration (le narrateur est-il fou?) mais d’une manière de représenter le monstre.
Dans mon dernier article, je suis resté collé sur la conception limitative du fantastique, mais il faut maintenant élargir cette définition résidant sur le doute pour y inclure la figure du monstre, car si, comme le veut Todorov, le fantastique repose sur l’hésitation, sur une frontière entre deux genres, il faut bien voir aussi que tous les monstres du fantastique sont en soi une représentation de cette frontière. Par exemple, le « mort-vivant » (avec toutes ses variantes, du zombie au vampire en passant par le fantôme) est une figure impossible qui n’existe que dans le langage, un entre-deux (un être à la fois mort et vivant), un oxymoron littéralisé dans le récit, une figure de style qui prend vie; ainsi, contrairement à ce que dit Todorov, le fantastique peut surgir également du langage dans des cas où le surnaturel est avéré, il parvient alors de ces combinaisons impossibles de mots ne désignant aucune réalité physique connue. Tous les monstres ne sont pas pour autant fantastiques par nature, il faut encore que la monstration, la conception du monstre, débouche sur une idée jouant avec l’hésitation propre au fantastique. Le monstre est presque toujours conçu comme un amalgame entre deux ou plusieurs états, le plus fréquent, et le plus riche, étant un mélange entre l’homme et l’animal, mais le monstre moyen attaque les protagonistes et ne nous dit pas grand-chose de sa nature ou de son lien avec l’humain, pour que le monstre devienne une figure fantastique il faut que l’hésitation ou la frontière qui le constitue soit réfléchie dans le récit et par le langage, par l’image dans le cas du cinéma, ce qui est plutôt rare (Frankenstein serait l’exemple type du monstre fantastique, ou encore Island of Lost Souls). Le mort-vivant chez Romero par exemple n’est pas un oxymoron, une antithèse sur deux pieds, il s’agit plutôt d’une métaphore (politique, sociale, la charge allégorique du zombie romerien est bien connue). Chez Romero, l’aspect fantastique n’est pas très travaillé justement, l’intérêt de ses films se trouve ailleurs : lorsqu’un monstre représente évidemment quelque chose d’autre, quelque chose de connu, lorsqu’il n’est qu’une métaphore, il perd sa force terrifiante, pour le spectateur du moins, puisqu’il ne tient plus de l’inconnu, de l’insaisissable, la métaphore le rend compréhensible (c’est aussi ce que Todorov relevait à propos du Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson : l’allégorie sur l’animalité se terrant derrière la civilisation efface le sentiment fantastique en justifiant le doute par la métaphore sociale). Le zombie de Romero n’a rien de dérangeant, du moins ce n’est pas l’oxymoron lui-même qui est dérangeant, c’est-à-dire le fait de voir un corps mort marcher (alors que c’est le cas pour Frankenstein), ce qui peut déranger c’est ce à quoi nous renvoie ce corps mort (la société de consommation, le racisme, les injustices de toutes sortes, etc.), mais la manifestation du surnaturel est rendue parfaitement compréhensible par la métaphore.
Carpenter, par contre, présente de véritables oxymorons, des figures impossibles, à mi-chemin entre l’homme et quelque chose d’autre, d’indéfinissable, et le Mal ne représente rien d’autre chez lui que le Mal, même si les lectures allégoriques sont parfois possibles. Regardons son chef d’œuvre de près, Halloween : Michael Myers est presque toujours présent à l’image, il surveille Laurie (Jamie Lee Curtis) de loin, mais nous ne saurons jamais pourquoi. En fait, si nous retirons Michael de l’image, nous nous retrouvons pendant un peu moins d’une heure avec un récit très quotidien, un petit drame de mœurs sur les tribulations d’un groupe de jeunes filles de la banlieue américaine, des images qui seraient parfaitement lisibles, très classiques. Même si nous ne doutons jamais de son existence, Michael agit alors comme cette rupture propre au fantastique, il déchire la texture du réel, une rupture ne se produisant pas tout à fait au niveau du récit, mais bien à l’image, au niveau du langage cinématographique. Bien sûr, sa présence entraine aussi des répercussions dans le récit, Laurie entrevoit sa silhouette à quelques reprises et agit en conséquence, elle le cherche derrière une haie par exemple, et à ces moments nous nous retrouvons devant un fantastique plus classique, alors qu’il y a un doute sur ce que la protagoniste croit avoir vu, mais souvent Carpenter nous montre Michael à l’insu des personnages, ceux-ci agissent en avant ou en arrière-plan, une situation en apparence parfaitement lisible qui est brouillée par la présence suggérée ou montrée de Michael dans le même plan. Sa présence à l’image fait naître une foule de questions qui empêche l’action de se dérouler selon une causalité normale, des questions qui resteront de plus sans réponse : pourquoi est-il là? Qu’attend-il pour attaquer? Quelles sont ses motivations? Pourquoi ne fait-il rien? Qui est-il vraiment? Il s’agit d’une mise en scène pour le moins radicale, brisant complètement la causalité si chère au cinéma américain, problématisant l’action à l’écran au point de la rendre incompréhensible.
Comment interpréter alors la présence de Michael? Il est d’usage de décrire le film comme réactionnaire puisque Michael ne s’en prend qu’aux adolescentes qui fument de la drogue et montrent leurs seins à la caméra, l’héroïne étant de plus une jeune fille vierge, mais il me semble que s’il y a une lecture idéologique à faire elle est exactement inverse, Carpenter voulant plutôt représenter le puritanisme américain comme une forme de Mal omniprésente qui menace la liberté et terrifie la jeunesse (l’héroïne, d’ailleurs, n’en est pas une, elle n’a rien vaincu à la fin, elle est paralysée). D’une manière ou d’une autre, c’est l’aspect le plus faible du film, cette analogie tend à évacuer le sentiment fantastique, comme chez Romero, mais Michael exerce une telle pression sur l’image, il possède une telle profondeur métaphysique, qu’il me semble tout de même impossible de réduire le film à cette simple interprétation idéologique. Car Michael ne représente pas le Mal, il n’en est pas qu’un avatar, il est l’idée même du Mal, un Mal omniprésent puisqu’il est de chaque plan (le gardien du cimetière nous dit aussi qu’il y a un Michael dans tous les villages américains), qui envahit non seulement le quotidien des personnages, mais l’image elle-même. Au niveau du récit, notre perception de Michael passe d’un homme anormalement violent et amoral pour évoluer jusqu’à cette créature apparemment invincible, une force irrationnelle, mais l’image, elle, problématise cette présence dès l’ouverture, avec ce fameux plan-séquence qui emprunte la perspective du tueur-enfant, nous montrant d’emblée que le Mal se trouve aussi dans l’image, ou plutôt qu’il se confond à celle-ci. Les derniers plans réitèrent cette idée, mais cette fois, plutôt qu’une caméra mouvante correspondant au point de vue d’un sujet bien délimité, il s’agit d’une caméra fixe et omnisciente montrant des espaces quelconques, avec au son la respiration envahissante de Michael, le Mal étant donc d’abord représenté comme une subjectivité humaine pour ensuite devenir une entité objective, d’où la terrible impuissance de Laurie à la fin, qui ne peut plus agir depuis qu’elle a compris contre quoi elle se battait. En effet, on ne peut pas tuer une image, ni une idée, et Michael, au fond, n’est qu’une idée de mise en scène. Cette impuissance, encore une fois, est pour le moins radicale : nous sommes habitués de voir le monstre se relever encore et encore à la fin d’un film d’horreur, mais normalement la créature revient à la vie une fois que le conflit est résolu et que tout est redevenu normal, le monstre réapparaît seulement au cours d’un épilogue futile, déconnecté du récit principal, afin surtout de nous promettre une suite. Dans Halloween, rien n’est résolu, les protagonistes savent très bien qu’ils n’ont pas tué Michael et qu’ils ne le pourront jamais, le film se termine sur un temps suspendu par une terreur incommensurable.
Il y a une séquence très surprenante vers le milieu du film, qui au premier abord peut sembler banale, mais qui en réalité montre bien comment Carpenter court-circuite le langage du cinéma classique : il s’agit d’un champ contrechamp présentant d’abord Laurie qui regarde par la fenêtre, puis contrechamp sur ce qu’elle voit à l’extérieur, Michael se tenant immobile derrière une corde à linge, retour au visage de Laurie qui le regarde, et contrechamp encore pour revenir à son point de vue, mais cette fois Michael a disparu, la cour est vide. Nous avons déjà vu ce genre de montage des centaines de fois, un personnage croit voir quelque chose d’étrange, son attention est momentanément détournée, et quand il retourne son regard vers l’étrange pour en confirmer la présence, tout semble normal. Ici, toutefois, Carpenter brise cette causalité puisque Laurie ne quitte jamais la fenêtre des yeux, Michael « disparait » durant l’intervalle où la caméra nous montre le visage de Laurie. Celle-ci doit donc logiquement l’avoir vu quitter la cour, d’une manière (il a marché hors du cadre?) ou d’une autre (il s’est évanoui?), il y a une rupture à l’image entre notre perception et celle de l’héroïne, un décalage nous empêchant d’appréhender adéquatement la situation. Le fantastique n’existe alors que pour le spectateur, il provient uniquement de l’image, d’une juxtaposition de plans qui pose problème, le montage ne suivant plus la logique de la perception du personnage (dont l’expression neutre ne nous permet pas plus de deviner ce qu’elle a vu), alors que le cinéma classique américain est tout entier articulé autour de la perception et des actions des personnages.
Halloween demeure l’œuvre la plus radicale de Carpenter, par la suite sa mise en scène se fait plus classique, mais il subsiste dans tous ses films jusqu’à Ghosts of Mars (2001) de ces images singulières qui tiennent du fantastique le plus pur. Au début de Assault on Preccinct 13 par exemple, qui n’est pourtant pas un film fantastique, un gang de rue se fait massacrer par des policiers. Carpenter nous présente leur impasse par le plan d’un fusil tenu par un policier dont la tête demeure hors-champ (image évidente d’une violence institutionnalisée, dépersonnalisée) pour ensuite renverser la même image en un effet miroir, le fusil pointant maintenant dans la direction opposée. Ainsi, le gang de rue est prisonnier de deux images, non pas de plusieurs policiers qui les encercleraient, mais d’une même image qui par sa répétition les empêche d’agir. Dans The Fog, avec ses fantômes très traditionnels cherchant vengeance pour des fautes du passé (il y a peu de trace du fantastique ici), c’est ce moment où le prêtre surgit mystérieusement du fond de l’écran pour surprendre les deux personnages en avant-plan. Cet effet de surprise est pour le moins particulier puisqu’il ne concerne pas un élément surnaturel, ce n’est pas un fantôme qui se relève ainsi, de manière impossible, mais un prêtre bien humain. Alors pourquoi Carpenter met en scène un prêtre en employant cette profondeur de champ qu’il réserve normalement à ses manifestations surnaturelles, à la présence du Mal? Un prêtre, d’ailleurs, qui ne parvient plus à agir (avant la fin) puisque c’est le seul qui comprend la nature de la menace. Il n’y a aucune manière logique d’expliquer ce plan, non plus, d’ailleurs, que la citation de Poe en exergue, qui étrangement ne semble pas relié au film qui lui succède.
Ce type d’images problématise l’action, mais de toute façon, Carpenter s’intéresse assez peu à celle-ci, à la violence, à ce moment où le Mal attaque physiquement les personnages, il s’attarde plutôt à montrer les diverses manifestations du Mal, ses métamorphoses, dont la représentation est par conséquent fluide, insaisissable, ce qui déjà rend le conflit futile, puisqu’on ne peut pas se battre contre cette forme immatérielle. Et de fait, excepté The Fog, ses films n’offrent jamais de résolution claire, au mieux les personnages ont réussi à vaincre une incarnation particulière du Mal, mais il subsiste alors sous une autre forme, qu’il faudra encore affronter. Prince of Darkness, par exemple, n’est plus ou moins qu’une lente préparation à la confrontation finale (une structure semblable en cela à Halloween), perdue d’avance puisque les personnages reçoivent un signal du futur leur annonçant leur défaite inéluctable. Avant les dernières minutes, les personnages n’agissent pratiquement pas, trop perturbés par la nature de ce Mal qu’ils ne peuvent circonscrire, l’action cédant alors la place aux idées, aux discussions sur la nature du Mal et sur les relations entre science et religion, pendant que le Prince des Ténèbres se manifeste de manière diverse pour faire résonner ces idées. Carpenter trouve dans ce film, son plus abouti après Halloween, sa plus originale figure du Mal, le Prince des Ténèbres y étant défini comme une réalité physique plutôt que spirituelle, il se situerait à ce point où notre logique euclidienne et rationnelle se brise pour laisser place à ces mouvements et ces relations en apparence impossibles que la physique quantique a découvert à même le réel, à un niveau subatomique, le Mal faisant donc partie de la structure de la réalité. Le Mal assaille d’ailleurs les personnages de toutes parts, il provient autant de l’extérieur de l’église où ils sont enfermés que de l’intérieur, Carpenter parfaisant ici cette dynamique de l’intérieur/extérieur qu’il travaille constamment. Le Mal est en nous et hors de nous à la fois, il peut nous envahir à tout instant, ses films tournant toujours autour du même motif de mise en scène, bien en évidence dans Prince of Darkness : une communauté d’hommes est enfermée dans un lieu assailli par une force maléfique incompréhensible. Il s’agit d’un emprunt au Rio Bravo d’Howard Hawks, un western que Carpenter cite régulièrement, autant pour cette figure de l’enfermement que pour cette vision, habituelle chez Hawks, d’une humanité déchue (parce qu’alcoolique, handicapée, violente) trouvant rédemption par la fraternité, par une action conjuguée contre l’envahisseur (chez Carpenter, l’invasion est toujours à la fois physique, dans un lieu précis, et mentale, ses films fantastiques semblant vouloir établir le plus complet répertoire des figures de possession).
Carpenter est toutefois beaucoup plus cynique que son maître car, malgré l’amitié qui se tisse parfois entre les personnages, il n’y a jamais de rédemption chez lui, ou très peu, d’autant plus que l’action ne mène à rien, elle ne fait que repousser temporairement le Mal. Ce rejet de l’action donne parfois des images surprenantes, dans Vampires notamment, où Carpenter abandonne ses séquences d’action en cours de route, il les termine sur des fondus enchaînés dématérialisant la violence et déliant l’action, nous la présentant par fragments déconnectés. Comme dans Prince of Darkness, il est beaucoup plus intéressé dans ce film à détailler la nature du conflit, à préparer la confrontation finale en discutant de la nature du Mal à affronter, ses origines, mais il passe peu de temps sur l’action elle-même. Le film semble d’ailleurs présenter un avatar du Mal très déterminé, un vampire, aussi puissant soit-il, aux intentions claires et aux manifestations logiques, il n’est donc pas une rupture au même titre que Michael, mais l’image présente le conflit entre lui et les chasseurs de vampires comme un affrontement beaucoup plus élémentaire, cosmique, Carpenter en faisant un duel éternel entre l’ombre et la lumière : les vampires sont toujours tués de la même façon, il faut les sortir de l’ombre et les tirer vers la lumière, les mystères de la nuit une fois mis à jour ne peuvent que brûler et disparaître, et cette image de vampire brûlant au soleil est répétée si souvent qu’elle en devient ordinaire, cette violence qui pourrait être jouissive paraît de moins en moins comme une victoire et de plus en plus comme une tâche quotidienne et laborieuse, que l’on doit répéter encore et encore parce qu’elle ne pourra jamais se conclure. Et lors de la scène finale, le massacre des vampires est carrément occulté, Carpenter substitue à l’action une série de fondus enchainés montrant un ciel s’éclaircissant graduellement, la victoire des forces de la lumière étant représentée par cette nuit qui s’efface peu à peu pour laisser place au jour. Le combat contre le Mal ne peut donc jamais se terminer, la nuit succèdera toujours au jour, et le jour à la nuit; même si le personnage principal a tué le premier vampire, le plus puissant d’entre eux, il ne peut pour autant prendre sa retraite, et il doit se lancer à la poursuite de son meilleur ami en voie de vampirisation.
Les derniers films de Carpenter, ses deux épisodes pour Masters of Horror et son plus récent, The Ward, déçoivent autant justement parce qu’il inverse sa démarche usuelle : au lieu d’une longue préparation à un conflit qui ne peut pas être gagné par les hommes, tout le scénario et la mise en scène sont maintenant dirigés en fonction de l’action et d’une violence grotesque. On reconnaît bien dans Pro-Life les codes du western qu’il adore, cette figure de l’enfermement (une clinique d’avortement), celle du Mal provenant autant de l’extérieur (le père meurtrier entrant par infraction) et de l’intérieur (la fille enceinte du Diable), celle aussi de la possession (le père obéit à la voix d’un démon), mais toutes ses figures sont au service d’une monstration franchement ridicule, une surenchère de violence qui en plus ne mène qu’à un propos trop évident, vidant le possible effet fantastique par la métaphore. Cigarette Burns est plus réussi, mais déçoit tout de même : nous y trouvons encore une fois l’idée que le Mal se situe à même l’image, Carpenter nous livre une sorte d’exposé de sa conception du cinéma fantastique, avec ce film à l’intérieur du film qui fait perdre la raison aux spectateurs en faisant ressortir leurs démons intérieurs, mais comme pour Pro-Life l’idée se perd dans des explications inutiles et réductrices (le sacrifice de l’ange justifiant les effets surnaturels du film maudit) pour disparaître complètement dans une finale plus préoccupée à épater par l’inventivité de son extrême violence qu’à mettre en scène les idées suggérées jusqu’à ce point.
Les derniers plans d’Halloween, fixes, présentaient un temps suspendu, le Mal court-circuitait les conventions du récit classique américain en freinant l’action et empêchant la résolution, de même que dans Vampires la répétition vidait l’action de son efficacité, la rendait impuissante, ou de même encore cette finale de In the Mouth of Madness qui emprisonnait John Trent dans l’image, le film étant condamné à se répéter sans fin, engagé dans une boucle infinie faisant aussi figure de temps suspendu, comme si à chaque fois une idée trop dérangeante venait arrêter le mouvement pour le suspendre dans le temps. Voilà tout ce à quoi Carpenter a renoncé en adoptant un langage cinématographique plus classique, axé sur la perception de ses personnages qu’il n’ose plus outrepasser et sur leurs actions qu’il ne veut plus mettre en crise. Cigarette Burns et Pro-Life nous présentent ainsi un mal superficiel, qui n’a plus aucun support dans l’image, les motifs habituels de Carpenter se vident de leur substance. Il n’y a rien de vraiment terrifiant dans ces deux films, de paralysant, il n’y a aucune profondeur métaphysique, il n’y a que des petits monstres bien déterminés dont la menace ne s’étend jamais au-delà des personnages de la fiction. Il ne s’agit plus d’idées, Carpenter a renoncé à l’invisible en se lançant dans cette monstration effrénée. Il n’y a pas un lien nécessaire de l’un à l’autre, de la monstration à l’abandon de l’invisible, et les idées peuvent aussi être filmées à l’intérieur du langage cinématographique classique, seulement, dans le cas de Carpenter, ses idées usuelles ne peuvent être supportées par une telle manière d’envisager la monstration et le langage. En somme, nous avons là un auteur qui a renoncé à ses idées, ses images (ce qui revient au même), comme s’il avait décidé de ne plus porter ces lunettes de soleil que les protagonistes de They Live utilisaient pour voir l’invisible à même l’image, un auteur restant désormais à la surface des choses, ou, pour reprendre les termes de Badiou, n’épurant plus son monstre pour le transformer en idée. En espérant, bien sûr, qu’il s’agisse d’un déclin temporaire.
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