22 septembre 2013
Après le décès récent d’Arthur Lamothe, une autre grande perte pour le cinéma québécois, celle d’un pionnier de l’image, un observateur de son temps, un regard perçant de réalisateur. Michel Brault, comme Lamothe aussi, était un humaniste, intransigeant, exerçant son métier par passion, dévotion, comme si le cinéma était pour lui le miroir du monde, le reflet de l’individu en marche (comme l’était d’ailleurs métaphoriquement sa caméra), en quête constante d’une identité floue qui tôt ou tard devait s’ouvrir au monde tout en s’assumant. Sa disparition ébranle notre pensée, mais dans le même temps nous inspire car derrière cette absence soudaine, demeure un volumineux album d’images en mouvement, témoins des différentes époque actives du grand cinéaste. Comme ce fut le cas pour Lamothe, nous avons décidé de reproduire une entrevue que Michel Brault accordait à Léo Bonneville, le principal fondateur de notre revue. C’est celle qui nous a paru la plus pertinente car nous retrouvons les codes de travail d’un cinéaste infatigable. Et nous avons repris intentionnellement le titre d’un de ses films comme sous-titre à cet hommage car tout simplement, les images qu’il laisse ici nous apprendront à vivre, malgré nous, sans lui. >> Élie Castiel
Au mois de novembre dernier, la Cinémathèque québécoise organisait une exposition de photographies de Michel Brault. C’était une excellente façon de reconnaître le talent d’un cinéaste qui a fait les images des meilleurs films de chez nous. À cette occasion, nous avons pensé qu’il serait intéressant, pour nos lecteurs, de connaître la carrière ascendante de Michel Brault à qui nous devons bien des changements dans l’art cinématographique québécois. Donc le 5 janvier 1972, nous causions amicalement avec lui.
(Propos recueillis par Léo Bonneville)
Michel, au départ, qu’est-ce qui t’intéressait dans le cinéma ?
Le cinéma m’est apparu au moment où je regardais Claude Jutra tourner un film pendant un camp scout (voir Séquences, no 67, p. 6). Mais déjà la photographie m’intéressait. J’avais découvert la photographie au Séminaire de Saint-Jean. J’avais été frappé par le merveilleux de la photo. Je m’en souviens très bien. C’était un jour où un copain faisait une photo dans un corridor du Séminaire. Il l’avait exposée pendant deux ou trois minutes afin d’avoir plus de profondeur de champ. Pendant qu’il l’exposait, un prêtre habillé de noir (en soutane) passait au bout du corridor. J’ai dit à mon compagnon : ta photo est ratée puisque quelqu’un vient de passer pendant que ton obturateur était ouvert. Il me répondit :mais non, le monsieur est habillé en noir. Ça ne s’imprime pas. C’est en me mettant à réfléchir à partir de cet incident que J’ai compris ce qu’était la photographie : l’action uniquement de la lumière sur la pellicule. J’ai alors commencé à faire des recherches. Mais c’est d’abord le merveilleux de ce moyen mécanique qui m’a intéressé.
Tu as donc commencé par faire de la photo que l’on peut appeler artistique?
J’ai commencé à faire de la photo parce que c’était plus facile et que ça ne coûtait pas cher. D’ailleurs je n’avais pas d’argent. Seulement, j’ai fait un stage d’été à l’Office national du film qui se trouvait alors à Ottawa. J’étais simplement assistant. Mais il faut dire qu’auparavant j’avais été assistant- réalisateur pour le film Aurore l’enfant martyre.
Comme assistant, tu ne touchais pas à la caméra ?
Pas du tout. Mais lors du stage de trois mois à l’O.N.F., j’ai pu toucher à lacaméra. C’était plutôt pénible pour moi. À ce moment-là l’O.N.F. était très francophobe. J’étais le seul francophone dans le service technique où j’étais affecté. C’était terrible. Il y avait bien Jean Roy mais iI était parti pour dix-huit mois dans le Grand Nord. Et je me trouvais seul au milieu des Anglais. Au bout de trois mois, je me suis fait mettre à la porte.
Qu’es-tu devenu après cette expulsion?
J’ai continué à gagner ma vie en faisant de la photographie. Jacques Glraldeau venait de créer sa compagnie qui s’appelait Studio 7. C’est alors que je suis devenu cameraman pour Jacques Giraldeau et que j’ai pu faire beaucoup de cinéma. J’ai tout appris à ce moment-là. C’est à peu près au même temps que i’ai fait les images de Pierrot-des-Bois pour Claude Jutra. Plusieurs années après, Claude m’a parrainé pour me faire revenir à l’O.N.F. Il faut savoir qu’à cette époque la photographie de cinéma était le domaine réservé à quelques chefs-opérateurs, en majorité Anglais, qui en étalent les gardiens privilégiés. Cela ennuyait certains réalisateurs bouillonnants et Imaginatifs. La photo à la mode était très académique. Claude Jutra se sentait mal à l’aise. Il faut reconnaître que son film Jeunesses musicales s’en ressent. C’était donc à la demande de Claude que je suis retourné à l’O.N.F. pour faire Les Mains nettes. Je suis alors entré par la grande porte parce que Claude a exigé que je sois là pour faire Les Mains nettes.
J’ai fait un petit stage pour me familiariser avec les méthodes de l’O.N.F. et j’ai tourné le film de Claude. Je commençais déjà à m’écarter des méthodes reconnues parce que je n’employais pas les éclairages traditionnels et que je ne me conformais pas aux règles de la photographie établies par les sages du milieu. Mais ce travail en studio m’ennuyait. On était très loin de la réalité que j’avais hâte d’appréhender et de cerner avec la caméra. Je m’étais donné des objectifs. En entrant à l’O.N.F. comme cameraman, je m’étais dit : je prends cinq ans pour apporter ma contribution au rôle du caméraman. De plus, je voulais dépasser les cadres du pays, c’est-à-dire aller faire du cinéma à l’étranger. C’était en 1956. Quatre ans après — ayant contribué à assouplir les méthodes de prises de vues, je partais faire un film avec Jean Rouch, à Paris, Chronique d’un été. J’avais même débordé de mes fonctions de caméraman. Il faut reconnaître que je m’ennuyais un peu derrière la caméra. J’avais hâte de saisir la caméra et, pour reprendre une expression de Jean Rouch, « de la faire se promener dans les pâquerettes.» C’est à ce moment-là que je suis allé faire Les Raquetteurs.
Les Raquetteurs est-il antérieur à Chronique d’un été ?
Oui. Les Raquetteurs est la suite logique de mon travail de cameraman. Je me lassais de faire de la photographie pour des réalisateurs sans participer à l’élaboration du scénario. Je l’ai fait pendant un bon bout de temps pour apprendre mon métier. Vint un moment où j’avais atteint un plateau. Je voulais faire autre chose. Je voulais appréhender la réalité tout autour de mol. A cette époque, à l’O.N.F., on envoyait des cameramen faire la série «Coup d’oeil», des petits films de deux minutes. Ces « Coups d’œil » passaient avec les actualités dans les salles de cinéma. A l’occasion d’un Congrès de raquetteurs, Léonard Forest me demande de faire un « Coup d’œil » de deux minutes. Je suis parti le mercredi. J’ai emmené avec moi Gilles Groulx qui s’ennuyait dans sa salle de montage. Nous nous sommes rendus à Sherbrooke. Arrivés là, nous avons senti que ce qui allait se passer serait significatif.
Nous avions apporté un peu plus de pellicule que permis, au cas où… Effectivement, nous avons passé la fin de semaine à Sherbrooke et nous avons vidé les bobines. Le dimanche soir, nous n’avions plus un seul pied de pellicule. Nous sommes revenus à l’O.N.F. avec tout un bagage de pellicule informe. A cette époque, le directeur de la production était un Anglais du nom de Grant McLean. Après avoir vu ce que nous avions rapporté, il a dit : « Il n’y a rien à faire avec ça. Aux archives ! » Le désespoir a failli s’emparer de nous. Tout de même, il nous restait la copie de travail. [Le négatif était au laboratoire.) Nous l’avons conservée dans notre salle de montage. Gilles Groulx s’est mis à monter le film. Ouand il fut terminé, des changements sont survenus dans la direction des différents services de l’O.N.F.
Le film a donc été monté clandestinement?
Nous montions le film le soir. Nous n’étions pas payés. Nous n’avions aucun budget pour ce travail. Mais on peut presque dire que, à partir de ce moment, le cinéma québécois s’est fait dans la clandestinité. Contre la conception du cinéma des administrateurs. Encore aujourd’hui, auand on part faire un film, les administrateurs sont contre. C’est toujours comme ça. Don Owen est parti faire un court métraae, il est revenu avec un long métrage (Nobody Waved Goodbye). Ou bien Quelqu’un part avec l’intention de traiter un suiet et il revient avec un tout autro suiet. Finalement, c’est tout le cinéma nuébécois oui est né ainsi à l’O.N.F. D’ailleurs, au niveau supérieur, les administrateurs ne sont que de passage, leur stage à l’O.N.F. n’est qu’une étape, qu’un échelon sur lequel ils posent le pied pour se hisser dans leur carrière personnelle. Heureusement des gars finissent par monter dans l’administration et qui sont merveilleux parce qu’ils viennent de la base. C’est le cas de Louis Portugais qui, devenu producteur, a vu Les Raquetteurs et a obtenu de l’argent pour que Gilles et moi le terminions.
Les Raquetteurs allait faire beaucoup de chemin.
En effet, au printemps, Madame Robert Flaherty passait par Montréal pour voir si elle ne trouverait pas des films pour son Seminar Flaherty. Tom Daly et Wolf Koenig — qui nous avaient beaucoup défendus — lui ont montré Les Raquetteurs. Tous deux étaient emballés par ce film. Ils faisaient partiede l’équipe du Candid Eye.C’est également à ce moment-là que quelques-uns d’entre nous ont travaillé avec cette équipe. C’est alors que nous sommes devenus autre chose que des cameramen derrière une caméra, dans des studios, en train de faire des éclairages. Donc Les Raquetteurs est invité au Seminar Flaherty à Santa Barbara près de Los Angeles. Quelques jours après, j’apprends que Jean Rouch est l’invité principal de ce Seminar. Personnellement, j’avais entendu parler de Jean Rouch par Claude Jutra qui m’écrivait des lettres dithyrambiques à son sujet. Claude avait vu Moi un noir à Paris et était parti à la recherche de Jean ouch en Afrique. Il l’avait rejoint à Treichville, près d’Abidjan. Comme Les Raquetteurs partait pour Santa Barbara, l’envie me prend d’aller à la rencontre de Jean Rouch. J’en parle à Claude Fournier qui était réalisateur à l’O.N.F. Il me répond tout de go : on y va. Nousavons décidé ça en un soir. Le lendemain, je vois Gilles Gascon à qui j’emprunte $100.C’est grâce à ces $100. que beaucoup de choses ont changé dans ma vie et même dans le cinéma québécois. C’est en Californie que j’ai vu les films de Jean Rouch. Et lui y a découvert Les Raquetteurs. Il voulait venir au Québec. Nous l’avons ramené à Montréal. Un an après, à l’été 1960, étant permanent à l’O.N.F., je reçois un très long télégramme du producteur Dauman de Paris qui me demande de venir travailler avec Jean Rouch. L’O.N.F. ne veut pas me laisser partir. J’ai dû démissionner de l’O.N.F. Pierre Juneau me prévient que si je pars je serai puni. Au diable! je m’arrangerai bien pendant un an. Trois mois après, quand je suis revenu, j’étais de nouveau engagé. D’ailleurs, l’année suivante, Pierre Juneau était bien content de se trouver au Festival de Cannes avec un Québécois au générique de Chronique d’un été. Tu vois, à ce moment-là, nous avions l’air de têtes de pioche qui partaient à l’aventure. Mais il faut avouer que, grâce à nos instincts, nous avons fait déclencher bien des choses à l’O.N.F.
Ce qu’il faut relever, c’est la lutte constante entre l’administration et les cinéastes.
Tout le temps. Je me suis fait mettre à la porte de l’O.N.F. trois fois. Et regarde ce qui arrive.
Alors tu vas à Paris ?
L’attitude que j’avais adoptée spontanément d’une façon non rationnelle dans Les Raquetteurs rejoignait l’attitude de Jean Rouch face aux hommes qu’il observe. Ma façon de filmer m’était venue de Carrier-Bresson, le photographe que j’admirais le plus. Son attitude lui commandait de ne jamais demander à quelqu’un de recommencer un geste. Je me disais : il faudrait arriver à faire du cinéma comme ça. Or le principe qui nous guidait alors, en faisant du cinéma, était précisément à l’opposé. Et même lorsque les cinéastes allaient tourner chez les paysans, ils les filmaient comme des comédiens. Ils disaient : Madame, vous allez prendre la chaudière et venir traire la vache. Moteur. Action. Allez-y, madame. Evidemment cela faisait peut-être des films charmants mais personnellement je pensais qu’il y avait autre chose à faire. Pour changer ça, il fallait absolument transformer les caméras, les pellicules, l’équipement sonore. Parce qu’à ce moment-là, l’équipement était très lourd. Ce style de cinéma que l’on connaissait était né de l’outil. L’outil étant ce qu’il était à l’époque, il était impensable de vouloir faire du cinéma spontané. Beaucoup de cinéastes souffraient de cet état de chose. Même Pierre Perrault, quand il faisait la série Neufve-France car il traînait un équipement énorme. Bref c’étaient des films d’images.
Y avait-il des antécédents ?
Historiquement, à mon avis, il y a deux plans qui anticipent ce désir d’arriverà un cinéma spontané et synchrone. Rappelle-toi, dans Louisiana Story, quand, vers la fin du film, le père revient de la ville et rapporte des colis à la maison. Il a une conversation avec son garçon. J’ai su, par Richard Leacock, caméraman de Flaherty, qu’il avait transporté une grosse machine pour enregistrer directement ce passage. Dans le reste du film, il s’agit du son qui est ajouté à l’image. Le second plan, on le trouve précisément dans Les Raquetteurs. Ici, au pays, c’est le premier plan synchrone fait à la main avec une caméra qui n’était pas préparée pour cela. Il s’agit du plan où le maire remet les clefs de la ville à un représentant du club des raquetteurs américains. Le maire hésite un peu puis souhaite la bienvenue. C’est le premier plan synchrone fait à la main par l’O.N.F. A cause du bruit ambiant, on n’entendait pas celui de la caméra. Cela prouve le désir de faire autre chose que du cinéma sur des chariots. Ce désir se manifestait un peu partout. Quand je suis arrivé à Paris, Jean Rouch avait le même problème. Il tournait avec une caméra muette et il ajoutait les sons ensuite. Moi un noir, c’est ça. Il a fait faire des commentaires par quelqu’un qui plaçait des paroles en regardant le film dans une salle de projection. Pierre Perrault, Richard Leacock, moi-même étions impatients. Lionel Rogosin, qui avait transformé une caméra, pensait aussi à faire des films de cette manière. Jean Rouch et moi disions:il faut que ça change.
Mais comment ?
Jean Rouch avait déjà vu Monsieur Coûtant des caméras Eclair. Tous deux, nous avons eu des entretiens avec lui. Monsieur Coûtant a pris une caméra qui s’installe dans une aile d’avion-chasseur. Il a pris le corps de cette caméra, qui est gros comme un paquet de cigarettes, et y a placé un moteur synchrone, une lentille zoom et un magasin de 400 pieds de pellicule, en arrière. C’est alors que nous avons commencé à tourner avec cette caméra. On tournait. On discutait. C’était vraiment extraordinaire. Nous étions en contact avec le fabricant. Cette caméra a servi, pour la première fois, vers la fin de Chronique d’un été (1960). Mais elle a servi pour tout le film La Punition de Jean Rouch. Cette caméra se portait aisément à la main. Chronique d’un été a demandé trois mois de tournage. La Punition, trois jours. Nous faisions des plans de dix minutes. Mais il restait d’autres batailles à faire. Le son. La pellicule qui n’était pas assez sensible.
Car nous ne pouvions pas tourner n’importe où. Il fallait se munir de spots encombrants. Ici, au Laboratoire Mont-Royal, un certain José Mena « poussait » la pellicule Kodak, c’est-à-dire la rendait plus sensible en la développant. Nous avons fait des expériences qui ont été connues un peu partout. Lors de la Rencontre de Lyon, en février 1963, j’avais apporté avec moi le film Seul ou avec d’autres. Dans ce film, il y a une séquence qui avait été tournée à 800 ASA, grâce à José Mena. On avait ici la pellicule mais on n’avait pas encore la caméra française. Je me lamentais beaucoup. Si au moins j’avais eu la caméra qui a servi à tourner Chronique d’un été que Monsieur Coûtant nous avait préparée. Car, à ce moment-là, nous allions, le soir, à l’atelier de Monsieur Coûtant et nous lui demandions s’il ne pouvait pas ajouter ceci ou modifier cela. Monsieur Coûtant se prêtait aimablement à tous nos désirs. Il était merveilleux. Etant donné que le problème du bruit de la caméra provenait de la griffe, il disait : « Il faut que la griffe arrive en tapinois. Vingt-quatre fols la seconde, il faut que la griffe arrive en tapinois.» Il a d’ailleurs inventé une nouvelle griffe. Tout cela a été une grande bataille.
Et puis il a fallu prendre des risques, autrement, tu fais comme les cameramen traditionnels.Une lumière de face, à l’opposé une « ambiance » qui est à la moitié ou aux deux tiers de l’intensité de la lumière principale, puis une black light qui est plus forte que le reste (une lumière de décrochage) : avec ces trois lumières-là, tu es rassuré.Quand je suis arrivé sur le plateau des Mains nettes, il y avait des spots accrochés tout le tour du décor. J’ai dit à l’électricien de remplacer ces lumières par des tubes fluorescents. Il m’a demandé si je devenais fou. Pense donc : j’étais dans un studio de cinéma et bénéficiais de spots, il fallait bien que j’en profite. Je lui ai répondu : nous tournonsune séquence qui se passe dans un bureau où les gens vivent dans une atmosphère de tubes fluorescents. Je ne suis pas pour utiliser des lumières à rayons parallèles.
Tu étais déjà révolutionnaire ?
Il le fallait. Il fallait vouloir vivre dangereusement. D’ailleurs, on brisait le style de vie pépère de ceux qui étaient nos boss. Moi, si je suis devenu indépendantiste, c’est beaucoup à cause du traitement que j’ai reçu à cette époque-là. Parce que nous faisions des expériences, on nous payait moins cher que les autres. J’ai vécu pendant des années avec un petit salaire de crève-la-faim. Je n’avais donc rien à perdre. C’est peut-être pour cela que j’essayais n’importe quoi. Et je connaissais aussi le dynamisme des cinéastes québécois qui m’appuyaient. Et je savais que nous allions exister comme force, comme groupe. Au bout d’un certain temps, la scission s’est faite entre le groupe anglais et le groupe français. A ce moment-là, j’ai reçu la visite de Denys Héroux, Stéphane Venne et Denys Arcand qui cherchaient un cameraman pour leur film Seul ou avec d’autres. Ils étaient venus me montrer leur scénario. Je leur ai dit : improvisons. Et tout en gardant la Iigne du scénario, nous avons improvisé. C’est ce film-là que j’ai apporté à Lyon. Il a fait un effet puissant. A Paris, les gens jouaient au Devoir. Ils répétaient : As-tu ton Devoir ? Quoi, tu paies ton Devoir? C’était une des premières fois que les Français découvraient le ton et l’accent québécois. Seul ou avec d’autres a été fait avec une caméra qui n’était pas prête pour ce genre de film. Nous avions une Arriflex pour prises de vue muettes qui faisait du bruit.
C’est la raison pour laquelle je me suis placé loin, utilisant le zoom et la téléphoto. Il s’agissait d’observer les gens et de les filmer. Moi, j’avais le goût de m’approcher. Avec Les Raquetteurs, j’étais déjà plus près. Il faut dire que Les Raquetteurs, c’est un film fait au milieu, c’est-à-dire avec eux. Je ne les regarde pas de loin. Je me place au centre. C’est une attitude de l’esprit qu’il fallait transformer un peu. Après les films-confessions comme Chronique d’un été, nous arrivions à nous mêler aux hommes et à vivre avec eux. (C’est ce qui va arriver exactement avec Pour la suite du monde.) Déjà, la séquence finale de la danse, dans Seul ou avec d’autres, prouve qu’il est possible de parvenir à de bons résultats avec une pellicule surdéveloppée (grâce à José Mena). Cela avait beaucoup étonné les Français qui observaient que cette séquence n’avait pas été éclairée par des spots. C’était un essai pour respecter les choses comme elles sont.
Et ta collaboration avec Pierre Perrault?
Justement, à l’automne 1961, Pierre Perrault me propose de l’accompagner à l’Ile-aux- Coudres. C’est alors que va commencer la grande aventure de Pour la suite du monde. Pierre avait pensé à un film avec des comédiens. Mais à force de parler du projet, l’idée des comédiens a été abandonnée. Le point de départ, c’était la pêche aux marsouins. L’intention de filmer à l’Ile-aux-Coudres lui était venue de sa rencontre avec Alexis Tremblay.
Comment vous êtes-vous partagé le travail ?
Dès qu’il se passe quelque chose, je filme. Pendant ce temps-là, Pierre essaie de voir ce qui se passe ailleurs. Nous travaillons en équipe. Nous nous complétons. Pierre s’intéresse à la parole. Moi, à l’image et aux gestes des hommes. Dans Pour la suite du monde, j’ai fait le montage avec Werner Nold. J’étais très séduit par l’expérience que j’avais acquise en faisant du cinéma vécu, observation de la vie quotidienne. Je me disais que ce serait intéressant de diriger des comédiens mais à la lumière de ce que j’avais appris dans la façon dont les gens se comportent réellement. Cela afin de tenter de tuer l’artificiel ou mieux de faire le pont entre le réel et l’artifice. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Entre la mer et l’eau douce. Je n’ai pas très bien réussi parce que je me suis buté à la lourdeur des caméras. Je voulais faire ce film à l’O.N.F. en 16mm. L’O.N.F. a refusé. Je me suis retrouvé dans l’entreprise privée. Et là, on m’a contraint de filmer en 35mm. Alors je me suis dit : je vais forcer le 35mm. à faire ce que je veux. Mais ce n’était pas facile. Toutefois, il y a des moments dans le film que j’aime beaucoup et qui sont ce que j’ai cherché à faire. Exemple : la séquence de I’escalier qui est presque improvisée. Les acteurs ont inventé les mots et les rythmes de la séquence. Ils avaient la liberté de prendre le temps qu’il fallait et nous filmions selon leur volonté.
C’est un film dont tu peux revendiquer seul la paternité ?
C’est la fiction qui rend seul. Quand tu fais un film de fiction, tu ne peux pas être deux. Quand tu fais un film comme Pour la suite du monde, tu ne peux pas être seul. Quand Pierre Perrault fait Les Voitures d’eau avec Bernard Gosselin, Bernard n’est pas simplement cameraman. Il participe. Ce n’est pas Pierre qui dit : caméra, coupez. C’est Gosselin qui, lorsqu’il est emballé, prévoit comment il doit filmer afin de pouvoir faire le montage ensuite. Quand tu fais un film de fiction, tu dois tout prévoir toi-même. Ce n’est pas le cameraman qui, en principe, choisit la façon de filmer. J’ai essayé de transporter dans la fiction l’enseignement appris en faisant des films d’observation directe.
C’est là que les difficultés sont survenues?
La technique est très importante dans la fabrication d’un film. Si la technique refuse, toutes tes intentions sont un peu freinées. Je n’ai pas tout à fait réussi. Mais c’est une étape. La réussite viendra plus tard. Le film que je prépare présentement se situe intentionnellement entre le documentaire et la fiction, comme me l’a reproché la SDICC en me refusant son aide.
De quel film s’agit-il ?
Les Ordres. C’est un film que j’ai voulu faire après les événements d’octobre. Je suis parti avec un magnétophone et j’ai recueilli des témoignages de personnes qui sont allées en prison soi-disant pour rien. Mais ce qu’ils ont vécu là est vraiment passionnant, je me suis fait raconter par cinquante personnes leur expérience en prison, j ai fait transcrire cela. J ai tout lu en extirpant ce qui me paraissait le plus intéressant, et j’ai tout recomposé les extraits en les reportant sur trois ou quatre personnages. Donc, j’ai fait un scénario en partant de cinquante scénarios. C’est de la fiction tirée de la réalité. Un peu comme a fait — je suppose — Truman Capote avec In Cold Blood, je voudrais essayer de taire un tilm qui soit dans cet esprit. Le respect de ce qui s’est passé mais pour arriver à le communiquer. Ues choses que les gens ignorent. Si j’ai fait L’Acadie, l’Acadie ?!?, c’est dans ce même but. Je me suis trouve tout à coup dans une pâte humaine en ebullition et cela m’emballait. Je filmais avec enthousiasme. Faire ce métier, c’est merveilleux car j’ai l’impression d’enregistrer des choses que je vais transmettre aux autres.
Et ce que j’ai vécu, d’autres peuvent le vivre à leur tour. Comme on dit souvent, c’est donner la parole aux autres dans toute sa plénitude. Quand on a commencé à tourner à l’Ile-aux-Coudres, les gens parlaient comme dans la vie. Ils disaient à tout bout de champ : baptême, calice. Il n’était pas question de supprimer cela. Cela dépeignait la réalité québécoise dans sa spontanéité. Cela est devenu courant aujourd’hui dans le cinéma de chez nous, D’une certaine façon, je peux dire que le Québécois n’a qu’à vouloir les choses pour les posséder. J’en suis convaincu depuis bien des années. Il suffit de nommer les choses pour qu’elles se fassent. Il n’y a que soi-même à convaincre. Une méditation sur quelque chose.
Toi qui as une vaste expérience de la photographie, quel conseil pratique donnerais-tu à un amateur?
On peut très bien définir la photographie par rapport au cinéma en disant que la photographie c’est un peu une méditation sur quelque chose. Soit la proposition d’une méditation, soit le résultat d’une méditation. Une photographie doit contenir une réflexion Ça ressemble beaucoup à la peinture. Pour la peinture, on se rend finalement compte que c’est une méditation parce que c’est long à faire. Mais la conception d’une peinture se fait presque aussi instantanément qu’une photo. Il faut que tu y aies pensé longtemps à l’avance, que tu l’aies désirée vraiment. Personnellement, j’aime beaucoup me sentir près de Jean-Paul Lemieux. Je pense qu’il y a quelque chose qui nous est commun et qui nous vient de notre pays. Je suis content qu’il m’influence parce que je sais que, de son côté, il a été influencé par la photographie. Et par la photographie naïve. Je suis moi-même très influencé par le photographe amateur. La photographie, c’est peut-être quelque chose à fleur de peau.
Prends le photographe Lartigue. Cet homme-là a une attitude morale par rapport à la vie qui l’entoure. C’est pour cela qu’il fait de belles choses. De plus, il est important d’avoir contemplé énormément d’images. De se laisser pénétrer par plusieurs images. J’ai étudié longtemps les peintres et particulièrement Canaletto. Il est non seulement un peintre dans le sens traditionnel du mot, mais presque un photographe. Il en est un parce qu’il a travaillé avec la camera obscura qui permettait de reproduire en chambre noire des paysages qu’il voyait à l’aide d’une lentille. Remarque les points de vue qu’il adopte : on peut toujours les identifier, à Venise. Il a même commencé à employer le grand angle et la téléphoto parce que, aussi curieux que cela paraisse, le grand angle et la téléphoto, ce n’est pas uniquement une question d’optique. Il s’agit de point de vue et de sélection d’un cadrage par rapport à l’endroit où l’on est, La fameuse peinture de Mantegna, La Descente de croix, est une vue au téléobjectif. Voilà une façon de voir les choses que nous apprend la peinture. Évidemment, il faut avoir le goût de faire un effort pour aller chercher l’angle qui va le mieux mettre les choses en rapport les unes avec les autres. Il faut se promener autour des choses, faire voyager son oeil qui va trouver le point de vue le plus intéressant.
Comment travailles-tu avec les réalisateurs?
Quand je travaille avec un réalisateur, en tant que cameraman, ce oui m’importe, c’est de comprendre ce que lui voit, comment il le voit et surtout l’esprit dans lequel il le voit. Pour comprendre ce que je viens de dire, tu n’as qu’à comparer comment il se fait que c’est mol qui ai fait la photo de Mon oncle Antoine de Jutra et Entre tu et vous (de Groulx). Et tu peux ajouter L’Acadie, l’Acadie. Pour L’Acadie. l’Acadie, c’est évident. J’avais la caméra à la main. Mais pour Entre tu et vous et pour Mon oncle Antoine? Deux films faits avec une caméra de studio. Et pourtant c’est totalement différent comme conception. Pourquoi ? Parce que j’ai essayé de porter plus loin certaines idées de Gilles Groulx. Je l’aide à faire ce qu’il veut. Par exemple, je lui ai dit qu’il fallait développer le film dans le bain du positif. Cela a donné un film très noir et très blanc. Autre exemple: Gilles désirait un éclairage plat pour la dernière séquence. Alors j’ai pris une lampe et je l’ai posée sur ma caméra et j’ai fait un travelling tout autour de la cage où se trouve une fille. Cela a donné une sorte de paysage étrange, harcelant, cruel. Puis j’ai reculé et l’éclairage a diminué. C’est Gilles qui avait eu l’idée et j’ai essayé de la réaliser. Avec Claude Jutra, une longue amitié nous lie. Je sais que Claude a des goûts très précis. Je savais très bien ce qu’il voulait. Je suis persuadé que j’ai fait Mon oncle Antoine comme il le désirait. Je peux dire que ce sont plus ses images que les miennes.
Tu viens de terminer les images du film de Francis Manckiewicz.
Quand mon film Les Ordres a été refusé par l’O.N.F., par la SDICC, je me suis trouvé dans le vide. Je suis rentré chez moi écoeuré. Tout à coup, le téléphone sonne. C’était Bernard Lalonde qui me demandait d’aller dépanner une équipe en difficulté. Il faut dire que Francis m’avait déjà demandé de travailler avec lui. J’avais refusé parce que je crains toujours d’influencer les jeunes et, en conséquence, de dénaturer leurs films. Comme Bernard Lalonde insistait et que Francis comptait toujours sur moi, je suis allé les aider. C’était un défi car l’équipe avait un petit budget pour cinq semaines de tournage en vue d’un long métrage ambitieux: Le Temps d’une chasse, et je crois que c’est réussi finalement.
Et tes projets?
J’ai quatre grands projets à réaliser : Les Ordres, Les Voyageurs, un film en collaboration avec Françoise Loranger et un grand documentaire. Mais moi, j’avoue qu’il me faut l’O.N.F. pour travajHer. Pour moi, l’O.N.F. c’est ce que les cinéastes en ont fait.
Séquences : la revue de cinéma (n° 68, 1972, p. 4-14)
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http://id.erudit.org/iderudit/45105ac et http://id.erudit.org/iderudit/49224ac
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