9 novembre 2013
★★★ 1/2
C’est la première fois que nous entrons au Bain St-Michel en tant que salle de spectacle. Oublions les fauteuils luxueux et confortables des théâtres traditionnels. Ici, l’art de la représentation est brut, primaire. Dès lors s’établit un dialogue entre le décor scénique intelligemment mis en contexte par Ariane Genet De Miomandre, prenant également en charge la conception des costumes, en cohésion totale avec tout ce qui se passe sur scène. En avant, une salle de réception qu’on suppose d’un grand hôtel new-yorkais, apportant au cadre une atmosphère d’intimité, confirmée lorsque le héros principal s’adresse à des membres de l’auditoire complice. Derrière, des chaises de salon d’attente, genre CLSC, où les derniers spectateurs à entrer dans la salle prennent place.
Et les lumières s’éteignent pour laisser deux êtres-singes se prononcer sur la nature humaine. Lui, le principal, celui par qui les mots deviennent critiques, acerbes, sans contrôle, selon le texte de Kafka, surréalistes, parfois désorientants, mais d’une profonde rigueur intellectuelle. L’anglais nous échappe parfois, non pas par méconnaissance de la langue, mais parce que trop technique. Qu’importe, Redpeter, le héros kafkaïen convoque l’espace théâtral pour raconter son extraordinaire aventure. Il aurait été capturé dans la jungle africaine par une mystérieuse société militaire privée, la Graywater Corporation. Dans le périple qui le mène de sa cage à la dite civilisation, il apprend le langage des êtres humains et se comporte comme eux, même à consommer du vin.
Son discours (ou allocution, nous ne sommes pas certains), agrémenté parfois de projections vidéo servant à mettre en valeur le bien fondé de la société militaire, est de convaincre les actionnaires (nous les spectateurs) d’investir dans cette organisme de la destruction. Mais Redpeter a également appris la langue de la raison. Et d’un coup, la mise en abyme théâtrale prend toute sa signification : lucide, éclairée, d’une éthique impressionnante. Les mots qui vont suivre seront assassins envers le capitalisme, et c’est tant mieux, âpre devant la recherche éperdue de l’argent. Ces mots parleront aussi de l’aliénation de l’individu et de la cruauté de l’ambition. Autour de ce singe étrange, magnifiquement campé par Howard Rosenstein, sa femme, présente près de lui, mais essentiellement pour le consoler de sa triste aliénation. N’aurait-elle pas eu le temps d’apprendre les rudiments du discours féministe ?
Ici, on se rend compte que la nouvelle de Kafka, Un rapport à l’académie, n’est adapté, comme le programme l’indique, qu’à 85 %, permettant aux auteurs de Kafka’s Ape de naviguer autour des mots en toute liberté. L’Académie européenne à qui s’adressait le héros de Kafka sont devenus des investisseurs, signe des temps présents où la machine infernale du profit immédiat s’oppose à la logique de la raison. Et pour élucider ce discours, deux acteurs impressionnants qui, le temps de soixante minutes que dure le spectacle, nous renvoient à notre propre existence dans le but de sortir du néant.
ESSAI EXPÉRIMENTAL | Auteur : Guy Sprung, d’après Un rapport à l’académie de Franz Kafka – Mise en scène : Guy Sprung – Décors/Costumes : Ariane Genet de Miomandre – Éclairages : Eric Mongerson – Son/Vidéo : Nikita U – Comédiens : Howard Rosenstein (Redpeter), Alexandra Montagnese (Mrs. Redpeter) | Durée : 1 h (sans entracte) – Représentations : Jusqu’au 24 novembre 2013 – Infinithéâtre (Bain St-Michel)
COTE
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Remarquable. ★★★ Très bon. ★★ Bon. ★ Moyen. ☆ Mauvais. ☆☆ Nul … et aussi 1/2 — LES COTES REFLÈTENT UNIQUEMENT L’AVIS DES SIGNATAIRES
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