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Frédéric Back | 1924-2013

26 décembre 2013

HOMMAGE À UN ARTISTE POLYMORPHE
>> Luc chaput

Ce très grand artiste nous a quittés juste avant Noël. D’origine alsacienne, venu au Québec après la Guerre, il s’y était installé avec amour et aussi passion pour son métier d’illustrateur et de graphiste. À la télé naissante de Radio-Canada, il fut décorateur, responsable entre autres des maquettes pour la célèbre télésérie D’Iberville. Un studio d’animation fut créé dans cet organisme public et son acharnement et la justesse de son trait et la poésie de ses images, en peinture sur verre entre autres médias, séduisirent un public  toujours avide de beauté dans un univers par ailleurs attaqué par les pollutions de tous types. Frédéric Back  associa tout au long de son art la louange de la nature qu’il défendit de manière subtile et toujours constante par des affiches, des lettres et une participation à des associations écologiques. Back suscitait depuis longtemps des  havres de beauté et des arbres de connaissance quand il créa son chef d’œuvre L’homme qui plantait des arbres.

Doublement Oscarisé, Back restera pour le cinéma québécois, un exemple d’artiste polymorphe engagé dans sa société. Séquences reproduit donc ici en son honneur les textes du dossier que la revue lui avait consacrés en 2007 (nº 251, 2007, p. 30-31 et 33). Une visite au site http://fredericback.com/ permettra de continuer l’exploration de cet univers foisonnant.

LA SYMPHONIE DE BACK
Ismaël Houdassine

Il y a Frédéric Back, l’illustrateur, Frédéric Back, le peintre, Frédéric Back, le dessinateur. Mais il y a aussi Frédéric Back, le cinéaste. Au cours de sa carrière filmique, l’homme aura réalisé de nombreux longs et courts métrages, autant de chefs-d’oeuvre de l’animation. L’itinéraire du virtuose de l’image est foisonnant. Retour sur la vie d’un grand artiste engagé.

Quartier Outremont, Montréal. La petite maison est là; le génie, à l’intérieur. Frédéric Back vient ouvrir la porte avec, derrière lui, son chien qui traîne un peu de la patte. L’artiste s’excuse tout en vous priant de rentrer. «Je dois aller chercher les clés •>, dit-il d’une voix fragile. Derrière les murs, on jurerait entendre le timbre d’un enfant. Revoilà Frédéric Back, une canne pour le soutenir dans une main et dans l’autre le trousseau de clés qui mène à l’atelier, en haut, au deuxième étage. Frédéric Back n’est pas un enfant. Aujourd’hui âgé de 83 ans, l’artiste vous observe pourtant avec ce genre de regard brillant qui ne ment pas. Si l’on plonge dans cette fenêtre de l’âme, on se rend vite compte que Frédéric Back n’a sans doute jamais changé. On voit l’expérience, certes, les années qui passent et prennent votre santé, mais, au fond, l’enfance épargnée, l’éternelle jeunesse. Frédéric Back se souvient. Il est né près de Sarrebruck, territoire allemand rattaché I 5 ans à la France. Sa famille part s’installer en 1926 à Strasbourg en Alsace-Lorraine. Plus tard, direction Paris. Le jeune Frédéric est fasciné par les fanfares bruyantes, les défilés militaires colorés, sans réellement prendre conscience que ces grands rassemblements préparent la prochaine guerre. «J’ai le souvenir de ces chevaux que l’on maltraitait, cela me révoltait», raconte-t-il. Les injustices le frappent et le marquent pour le restant de sa vie. Afin de résister à cette laideur du monde, il ne cessera d’observer, de rendre compte par ses dessins de la beauté de la terre, sans jamais détourner les yeux. La nature et son incroyable richesse, qu’elle soit humaine ou animale, le fascinent. Écouter Frédéric Back vous retracer les moments marquants de son existence, c’est prendre un ticket pour l’histoire. Les années de disette d’avant la Seconde Guerre mondiale. La montée du nazisme et de l’antisémitisme. Le conflit et la Libération. Tant de témoignages émouvants, poignants.

Mais le passé de Frédéric Back est loin de se limiter aux drames du siècle dernier. L’Histoire avec un grand « H » peut nous informer du contexte, mais ne nous dit rien sur Back. Pour approcher sa sensibilité et connaître ses influences, il faut écouter tout le reste, y compris les silences. Tout ce qui n’est pas écrit dans les récits historiques. Une mère qui le pousse à réaliser ses rêves, un père renfrogné à l’idée de voir son fils devenir artiste: bourgeoisie contre bohème. C’est peut-être là que tout commence. « Ma mère avait une voix formidable. Elle aurait pu devenir une chanteuse professionnelle, mais la vie a fait en sorte du contraire. Je pense qu’en m’encourageant à exprimer mes qualités artistiques et en préservant scrupuleusement tous mes dessins, c’était sa Manière à elle de se pardonner aussi », se souvient Frédéric Back. Les animaux, les hommes et les femmes au travail, les paysages parcourus à pied ou à vélo, seront les occasions de sortir feuilles et crayons pour dessiner sans relâche « des purs Moments de bonheur ». Les visites de tante Ursula, grande artiste accomplie dans le milieu de l’opéra berlinois, permettent au créateur d’avoir un second appui. Elle l’emmène au Louvre et lui fait découvrir les impressionnistes. D’Allemagne, elle lui envoie quelquefois des livres illustrés, des crayons, des gravures. Ensuite plus rien. Il ne reverra plus tante Ursula, disparue dans les ruines de Berlin, emportée par le tétanos. La mère prendra la relève : inscription dans une école qui prépare les élèves à l’entrée de l’École d’Estienne où il sera reçu. Il y apprendra la lithographie, technique artistique exigeante et formatrice.

Les cours à l’École des beaux-arts de Rennes permettent à Frédéric Back de s’évader du quotidien de la guerre. À 17 ans, la rencontre avec l’artiste légendaire Mathurin Méheut est une révélation. Dans son esquisse de mémoire, Une autobiographie de Frédéric Back, il écrit; «Sans se faire annoncer arrive un petit homme vêtu d’un chapeau et d’une redingote grise. Il bavarde avec le premier élève au bout de la longue table. Il dessine et peint, puis il passe au suivant et procède de même. C’est Méheut ! Il arrive à moi finalement, regarde mon vitrail dédié à Saint Maio, laborieusement bardé de plomb, assez sinistre. Il m’explique que la technique ne doit pas avoir la priorité dans un projet et du même coup, il saisit mon pinceau, fait chanter la lumière et les couleurs, auréole Saint Maio de rayons étincelants. C’est un miracle ! Je suis éberlué… puis il me demande d’où je viens et m’encourage à travailler fort, avec confiance. »

La suite, c’est la vie et sa folle accélération. Il quitte la France pour le Québec. Rencontre sa correspondante, Guylaine Paquet, dont il tombe amoureux. Quelques jours après leur rencontre, il la demande en mariage. Elle hésite, puis dit oui. Frédéric Back a conservé de sa vieille Europe un sentiment d’urgence. Tout va vite. Il dessine toujours et plus encore. Peindre les artisans, les métiers, les villages. Il a la désagréable impression que tout cet héritage va disparaître et qu’il ne restera bientôt plus rien pour témoigner, sauf les dessins, unique rempart contre l’oubli. « Regardez autour de vous », dit-il en pointant la métropole derrière les vitres.11 avait vu juste, le bougre. Sur les murs de son atelier sont accrochées des reproductions de certaines de ses œuvres. Croquis au fusain, à l’aquarelle qui montrent un Montréal qui n’existe plus. Seuls la montagne et le fleuve sont reconnaissables et semblent immuables, du moins en apparence. « Le Saint-Laurent est pollué et les espaces verts s’amenuisent toujours un peu plus chaque jour », s’inquiète Frédéric Back, qui voit dans les transformations de la société, la destruction de notre nature.

Frédéric Back n’est pas un idéologue. Il craint les idéologies. Il a vu en France de quoi elles peuvent être capables. Mais il n’est pas insensible à la cruauté, aux inégalités, à la dégradation. Oui, il aimerait changer le monde, ou du moins le préserver. Il voudrait rendre les humains plus responsables. Leur faire comprendre que, dans cette aventure insensée qui veut qu’on s’enrichisse sur le dos des plus démunis, qu’on considère les ressources naturelles comme de vulgaires produits de consommation, « on va tout droit au-devant de graves catastrophes ». Malgré un brin de pessimisme qui l’envahit lorsqu’il s’agit de parler des actions humaines, il ne renonce pas. Il reconnaît le pouvoir de son art. Ses armes sont ses œuvres. La cible : la conscience du public. Réveiller les consciences, voilà donc l’objectif de Frédéric Back. « Dès mon arrivée, les Québécois m’ont fait confiance. Ils m’ont donné un emploi — professeur à l’École des beaux-arts de Montréal et à l’École du meuble — que je n’aurais jamais espéré pratiquer en France. Les rapports sont francs, les esprits ouverts. À mon tour, je fais confiance à l’écoute des Québécois en ce qui concerne les questions environnementales », affirme-t-il.

Retour en 1952. Frédéric Back entre à Radio-Canada. C’est le début de la télévision. On est loin de la tour de Babel qui s’érige présentement près du Vieux-Montréal. Au début, une centaine d’employés tout au plus travaillait pour la chaine publique. Comme pour Internet présentement, la télévision annonce très rapidement son incroyable vitalité. On a besoin de personnel pour tout et n’importe quoi. Frédéric Back y débute comme titreur. Toutefois, on constate assez rapidement ses talents de dessinateur. Il est alors affecté à l’illustration, viennent les décors. La somme de travail est énorme. « Pour faire bouger nos personnages, il fallait beaucoup d’imagination. Nous n’avions pas le temps de faire des dessins animés, alors on trouvait des procédés pour feindre les mouvements », explique-t-il. Frédéric Back retire d’une grande chemise, un dessin original qui illustre le conte du Vilain Petit Canard. Des languettes sont disposées aux quatre coins de la feuille. « Si je tire celle-ci, les yeux du petit canard bougent, et là ce sont ses ailes. » Certaines des languettes ne fonctionnent plus. « Mais à l’époque, elles m’ont bien rendu service », se souvient Back. Le destin ainsi mis en branle mènera invariablement l’artiste au cinéma d’animation. Son éducation artistique et toute l’expérience acquise en tant qu’illustrateur, décorateur et dessinateur, lui permettent d’appréhender cette nouvelle technique sans trop de difficulté. «Je travaillais comme un fou, mais j’en retirais tellement de plaisir que je n’ai pas vu les années passées », précise-t-il.

Frédéric Back devient Frédéric Back, le grand animateur québécois. Avec deux œuvres oscarisées, le poétique Crac! (1982) et le magnifique L’homme qui plantait des arbres (1987), Back devient mondialement connu et ses films d’animation (Abracadabra, Le Fleuve aux grandes eaux, Tout-rien.) voyagent à travers la planète, récoltant prix et distinctions. Malgré tout, durant sa carrière, l’artiste se tiendra loin des flashs et des paillettes. Les voyages autour du monde en quête de reconnaissance artistique ne siéent nullement à sa personnalité. L’homme est timide. Les rétrospectives et les hommages continuent cependant d’affluer. Le Japon, les États-Unis, l’Allemagne, la France: on le demande un peu partout. « Ma femme a eu il y a quelques mois un arrêt cardiovasculaire. Elle est encore à l’hôpital », rappelle-t-il tristement. Il n’a d’ailleurs jamais été question de partir sans elle, sa compagne pour la vie. Néanmoins, il n’hésite pas à s’exprimer pour les causes qui lui sont chères, donnant de son temps à ceux qui veulent écouter.

Après l’entrevue, Frédéric Back tient à raccompagner son invité. Son chien derrière lui traîne toujours un peu de la patte. Et puis, pendant qu’il vous sert la main en vous remerciant d’être passé le voir, il vous observe attentivement et il ajoute: « C’est important de continuer et de ne jamais abandonner les combats auxquels on croit ». L’enfance épargnée s’exprime ainsi.

COFFRET FRÉDÉRIC BACK
Élène Dallaire

La Société Radio-Canada mettait en vente cette année un coffret de quatre DVD présentant les classiques de Frédéric Back. Une œuvre majestueuse présentée de façon claire et à un prix très accessible qui permettra enfin au public de voir et revoir ces films d’animation extraordinaires. Une filmographie incontournable pour tous les amoureux de l’image animée et une manière agréable de porter le message du cinéaste écologiste.

D’emblée, le boîtier nous donne l’information essentielle sur le contenu des quatre disques. On peut donc faire une découverte chronologique ou butiner selon nos connaissances du travail de ce grand cinéaste. On suit en parallèle l’histoire du regretté studio d’animation de la SRC et le développement technique de Frédéric Back qui raffine son expertise de cinéaste. Il faut dire qu’il a su entre autres s’entourer de collaborateurs précieux, tels que Normand Roger, Lina Gagnon, Graham Ross, Jean Robillard ou Léonie Gervais. D’une qualité graphique inégalée, la virtuosité technique de la caméra fera école. Back pousse dans ce film [L’homme qui plantait des arbres] la déconstruction de ses dessins à un paroxysme tel que l’on reste émerveillé par autant de talent.

En 1970, avec Abracadabra, on découvre les premières animations de Frédéric Back destinées à un film d’auteur. Il avait quand même fait plusieurs animations et trucages pour des émissions jeunesse. Dans Inon ou la conquête du Jeu (1971) et La Création des oiseaux (1972), on perçoit une recherche de style et un apprentissage des procédés du dessin animé et du travail de papier découpé. C’est avec Illusion ? en 1975 que le graphisme se raffine et que le style si aimé se définit. Les cadrages et la mise en scène deviennent aussi bien plus sophistiqués. La caméra est si mobile que l’on pressent la virtuosité que Back insufflera à ses films suivants. C’est aussi avec ce projet que Back fait l’heureuse rencontre de Normand Roger. Ce compositeur chevronné et sensible qui signe de nombreuses trames sonores mériterait à lui seul un coffret DVD. Le film parade Taratata (1976) conclut le premier disque de ce coffret.

Dans Tout rien (1978), on découvre la thématique principale des films de Frédéric Back: la passion pour la nature. Passion qui deviendra le moteur essentiel de ses œuvres maîtresses. Nominé aux Oscar, le court métrage annonce sans détour l’utilisation de transformations et de métamorphoses qui marqueront le style Back. Réalisé en 1981, Crac ! obtiendra la fameuse statuette dorée. Ces quinze minutes majestueuses racontent l’histoire du Québec par le biais d’une chaise berçante. Il faut souhaiter que chaque pays trouve un Frédéric Back pour rendre compte de son histoire de manière aussi sentie; imaginez un film de ce genre nous présentant l’Égypte, l’Argentine ou le Sénégal! L’Homme qui plantait des arbres (1987) est une adaptation du texte de Jean Giono. Ce film majeur restera probablement le plus connu de Frédéric Back. Cette œuvre a suscité un mouvement mondial de sensibilisation à la déforestation. D’une qualité graphique inégalée, la virtuosité technique de la caméra fera école. Back pousse dans ce film la déconstruction de ses dessins à un paroxysme tel que l’on reste émerveillé par autant de talent.

En 1993, avec Le Fleuve aux grandes eaux, le cinéaste doublement oscarisé tentera de sensibiliser le public aux dangers de la pollution de l’eau. Mais la trame narrative ne relève pas le même pari que son succès précédent. La narration dramatique, terriblement chargée et qui ne respire pas assez, nous lasse rapidement. Contrairement à L’homme qui plantait des arbres, le film ne présente pas au public de message d’espoir ni de modèle à suivre. On reste triste et impuissant devant une tâche de réhabilitation aussi immense. On comprend mal qu’un cinéaste aussi chevronné n’ait pas fait plus confiance à ses images magnifiques de maîtrise où l’on retrouve des clins d’œil aux grands maîtres impressionnistes et qu’il se soit noyé dans un texte bien trop lourd.

Chaque film est accompagné d’un palmarès des prix remportés et d’une petite galerie de photos, dessins, peintures ou maquettes. Les suppléments qui accompagnent ces œuvres sont très intéressants. La SRC a puisé dans ses archives pour nous offrir une entrevue entre Jean Giono et Judith Jasmin lors de l’émission Premier Plan en 1960, un portrait du cinéaste au Point en 1987, une entrevue avec Hubert Tison au Point avec Madeleine Poulin en 1988, un épisode de la Semaine verte en 1993 et un entretien entre Frédéric Back et Isabelle Albert dans le cadre de l’émission En toute liberté en 1994. On a donc suffisamment de matériel pour bien comprendre la technique de cet artiste unique et s’initier à son message écologique sincère. Ce coffret répond au souhait de l’artiste et offre : « …des images assez convaincantes pour y transporter des idées. »

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