3 mars 2014
Le décès du cinéaste Alain Resnais nous convoque, nous les critiques et cinéphiles, à une remise en question de notre rapport intrinsèque au cinéma. L’aube du 21e siècle a suscité une sorte de retrait en rapport avec l’Histoire du cinéma chez une nouvelle génération de critiques et de jeunes cinéphiles, trop occupés par les innovations technologiques et les nouvelles propositions esthétiques et narratives en provenance des cinématographies mondiales. À tel point qu’on a commencé à oublier, sauf dans de rares exceptions, les grands maîtres qui ont façonné la grande saga du cinéma.
Alain Resnais, à l’instar, par exemple, d’un Theo Angelopoulos, avait ceci de particulier que son œuvre a toujours suivi une constante, un cheminement propre à une idée particulière du monde et du 7e art, un rapport au corps, à la parole et à l’esprit d’une originalité singulière.
Dans le numéro de Juillet-Août de la revue imprimée, nous consacrerons un dossier au cinéaste. En attendant nous lui rendons hommage en reproduisant deux textes qui, nous l’espérons, sauront éclairer les jeunes lecteurs, de plus en plus nombreux, sur le travail d’orfèvre des images d’une des plus importantes personnalités du cinéma mondial.Le premier date de 1963, et il est cosigné par Léo Bonneville, l’un des fondateurs de la revue ; dans le second, datant de 2010, Luc Chaput prouve jusqu’à quel point Alain Resnais a su traverser le temps et entrer dans la postmodernité avec brio.
Élie Castiel
Rédacteur en chef
Nommer Alain Resnais, c’est d’abord penser à Hiroshima mon amour ou à L’Année dernière à Marienbad. Deux films, deux œuvres remarquables. Il arrive rarement qu’une telle équation corresponde à la réalité. Existe-t-il des cas miracles dans le domaine de l’art? Celui-là en est-il un ? Eh bien ! non. Depuis 1946, Alain Resnais œuvrait comme réalisateur et il avait signé de nombreux courts métrages, les premiers en 16 mm et, à partir du Van Gogh de 1948, en 35 mm. Nous avons vu ou revu sept de ces films pour les lecteurs de Séquences et c’est Alain Resnais, auteur de courts métrages, que nous vous présentons.
VOYAGE DANS LE TEMPS
Ce qui frappe au premier abord, c’est la continuité de l’œuvre. Alain Resnais voyage dans le temps perdu. Qu’il s’agisse de Van Gogh ou de Toute la Mémoire du monde, l’œuvre apparaît titanesque dans cette lutte acharnée contre la mort. Cette « mort à tuer », elle surgit d’un passé à sauver : passé artistique (Van Gogh, Gauguin, Les Statues meurent aussi) ; passé tragique (Guernica, Nuit et brouillard); passé spirituel (Toute la Mémoire du monde). Cette lutte contre le temps est faite en prévision d’u avenir ou plutôt d’une pérennité. Si Resnais ressuscite ainsi le passé, c’est pour le graver dans la mémoire. Mais qu’est-ce que la mémoire elle-même ? — Un musée ? (Les Statues meurent aussi) — Une bibliothèque? (Toute la Mémoire du monde) — Une usine ? (Le Chant du styrène) Resnais, dans tous ses films, pose la question, l’unique question à laquelle Hiroshima ou L’Année dernière apporteront d’autres éléments de réponse sans pourtant donner la lumière complète. Parce qu’elle traduit une exigence intérieure, la démarche d’Alain Resnais informe toute l’œuvre et lui donne à la fois l’être et la qualité. C’est dans la composition et le style que s’affirme la préoccupation profonde qu’a l’auteur de cerner le problème de la mémoire et de recourir aux puissances reconstructrices du rêve pour évoquer les âges, les époques, les œuvres d’art qui appartiennent aux civilisations mortes ou qui ont commencé à mourir, car tout ce qui est vivant s’achemine vers la mort. Devant un phénomène actuel, la démarche reste la même et il n’est pas indifférent de noter que Le Chant du styrène représente un effort pour donner à la matière, le plastique, l’aspect d’une œuvre fantastique et permanente.
Une certaine évolution apparaît dans la série des courts métrages. Les premiers ressuscitent, non pas l’œuvre de Van Gogh ou de Gauguin, le noir et blanc n’étant pas du tout apte à donner une image adéquate d’œuvres dont la beauté réside en grande partie dans la richesse de la palette du peintre, mais l’artiste Van Gogh, l’artiste Gauguin, présents comme un œil ou une conscience à un instant de la civilisation occidentale. Éloquence de la caméra qui laisse voir dans la prunelle d’un auto-portrait de Van Gogh les fleurs, les paysages, les chaussures béantes d’ombre, ou dans le masque sinueux de Gauguin les lignes simplifiées et adoucies des femmes et des rivages de Tahiti.
Comme la mémoire emprunte deux voies pour la résurgence du souvenir, ainsi Resnais ordonne-t-il ses courts métrages. Le passé le plus lointain est amené à revivre selon un déroulement chronologique: Van Gogh, Les Statues meurent aussi, Guernica sont ainsi composés. Mais la démarche inverse est aussi possible. C’est le présent qui masque le passé comme une porte qui ferme un couloir. Que la mémoire force la porte et que l’homme se retourne: la vue s’ouvre sur des perspectives dont l’architecture l’étonne (Toute la Mémoire du monde). Comment, dans ce dernier cas, opère la mémoire? S’agit-il des moments privilégiés de la mémoire involontaire décrits par Proust ? Il nous a semblé que la démarche de Resnais restait plutôt intellectuelle quoique L’Année dernière à Marienbad ouvre toutes grandes les portes du rêve. Nuit et Brouillard, Toute la Mémoire du monde, Le Chant du styrène se révèlent de pénétrantes rétrospectives.
CONQUÊTE D’UN STYLE
Il est facile de voir chez Resnais le créateur fidèle à l’inspiration, mais en même temps, lucide, et conscient des moyens et de la technique e son art. De cette fidélité, naît l’œuvre capable de susciter une émotion esthétique. Le style de Resnais est proprement audio-visuel en ce sens que l’image est toujours liée à un texte, à une musique dont elle est, non l’illustration, mais la synthèse. Dans cette synthèse, l’objet se pare d’une poésie subtile qui émane mystérieusement de la lumière, de la perfection du galbe, de l’étrangeté des formes, de la couleur aussi parfois, rarement de l’insolite. La mémoire, par un jeu d’associations liées à la trame sonore, revit les événements, ressuscite les hommes contemporains des événements ou des objets présentés (Guernica, Nuit et Brouillard, Les Statues meurent aussi). L’œuvre d’art monte de l’âme même de l’homme, elle est mystère comme la pensée, et telles images de Toute la Mémoire du monde suggèrent nettement les réseaux d’une mémoire. L’incursion dans le passé comme la vision dans le futur s’expriment par les mouvements de la caméra. Celle-ci agit à la façon de la mémoire qui réveille les souvenirs : les travellings avant cherchent à vriller l’oubli ou l’inconnu et font lever les objets isolés ou associés les uns aux autres. Les plans fixes, qui se prêtent admirablement à la contemplation, permettent une prise de conscience de l’œuvre picturale (Van Gogh, Gauguin) et des lieux aussi inoubliables (ô mémoire oublieuse !) que ceux de Nuit et Brouillard.
Par la magie créatrice de l’artiste, l’objet concret e métamorphose à l’écran en tableau abstrait (Les Statues meurent aussi, Le Chant du styrène) et la musique semble alors le souffle infini d’où naissent les lignes et les formes. Resnais utilise avec autant de bonheur le noir et blanc que la couleur. Que l’on pense aux moments de quiétude étrange que les séquences en couleur apportent à Nuit et Brouillard et aux fantasmagories chimiquement organisées dans le creuset multicolore des matrices pour Le Chant du styrène. Mais il y a plus. Si l’on se rappelle que les songes qui hantent nos nuits sont habituellement en noir et blanc, il devient significatif que Resnais ait choisi l’ombre et la lumière pour tout ce qui relève de la mémoire et du rêve. Ce cheminement au labyrinthe de la mémoire d’une pensée en lutte contre la mort représente une aventure originale. Les préoccupations de Resnais et la qualité de son œuvre présagent peut-être des films qui, de nouveau plongeant au cœur du temps, approfondiront le destin de l’homme et le sort des civilisations.
Texte imprimé : Séquences (n° 33 > Mai 1963, p. 32-35)
L’affiche du film attire le regard parce qu’elle insère de manière inusitée des éléments de la narration dans un plus petit cadre. Les deux personnages semblent issus directement du vert de la plaine. L’homme a une arborescence anarchique qui sort de son vêtement et qui semble lui avoir mangé la tête, trop pleine d’idées. L’autre personne, de dos, a un côté plus contrôlé, son buisson rouge est régulier au-dessus d’un manteau bleu. Le rouge de la chevelure-buisson est le même que celui de l’objet que tient l’homme. Encore une fois, Resnais nous entraîne là où on ne l’attendait pas, mais dans un spectacle qui recompose plusieurs de ses thèmes.
La scène à laquelle fait référence l’affiche de Blutch se situe dans une petite rue du Quartier Italie, dans le treizième arrondissement de Paris, en face d’un cinéma où est projeté Les Ponts de Toko Ri de Mark Robson. Marguerite a attendu Georges et vient de le dépasser dans cette rue puis se retourne. Elle ne l’a jamais vu, mais on le lui a décrit. Georges, lui, a déjà inspecté deux photos de Marguerite si différentes dans le fameux portefeuille rouge. Cette scène fait maintenant la couverture de la réédition du roman L’Incident de Christian Gailly. Elle a été tournée complètement dans un décor de studio et pourtant pour qui a vécu à Paris ou l’a visité en marchant, le lieu est parfaitement plausible. Il constitue le deuxième ancrage parisien de cette histoire qui joue en sourdine sur l’opposition Paris et banlieue. Le vol du sac jaune de Marguerite Muir a eu lieu dans les galeries du Palais-Royal, lieu historique et culturel du centre de Paris.
Marguerite et Georges sont deux bourgeois de banlieues assez éloignées l’une de l’autre au sud de Paris pour que leurs itinéraires se croisent, si ce n’est ce jour-là, à cause de ce vol. Georges, dont la vie est quelque peu déréglée (d’ailleurs, il vient de faire arranger sa montre quand il trouve le portefeuille), est un séducteur plus ou moins rangé qui veut bientôt mieux connaître cette Marguerite, dentiste de profession et pilote du dimanche par passion. Il la trouve une belle plante, aurait-on pu dire en d’autres temps. Il prépare son premier appel à la dame et Resnais visualise ces tentatives dans des bulles qui ressemblent à des inserts de bande dessinée et qui rappellent donc l’art au centre de I Want to Go Home. De même, on peut remarquer à la gauche du cinéma un restaurant asiatique du nom de Lotus rouge, et les tintinophiles pourront sûrement voir dans les deux agents de la paix lors de leur visite chez Georges, un couple à la Dupond et Dupont joué avec entrain par les duettistes Amalric et Vuillermoz. Les patronymes ou les désignations d’origines (l’histoire ne le dit pas) de ces agents font d’ailleurs références à des noms de villes, Bordeaux et Orange, qui sont aussi des couleurs.
Tout le film, porté par le magnifique travail d’Éric Gauthier (Coeurs) à la caméra, puisqu’il est son propre cadreur et à la direction photo donc au choix des lumières, est un kaléidoscope complexe de jeux de couleurs où dominent le rouge puis le bleu ou le jaune. Resnais, en préparant son découpage bien à l’avance et en l’envoyant à ses principaux collaborateurs artistiques et techniques, leur permet donc de s’imprégner de la démarche générale et d’apporter leurs suggestions. Jacques Saulnier, par exemple, qui a conçu le décor décrit plus haut, travaille avec Resnais depuis Marienbad. Après Duras (Hiroshima) et Robbe-Grillet (Marienbad), le cinéaste a surtout adapté ou employé des auteurs de théâtre (Ayckbourn, Bacri et Jaoui, Bernstein, Feiffer, Mercer), ou même de comédies musicales (Barde). Ici, il fait sien les dialogues, le rythme hachuré d’un romancier, par ailleurs musicien de jazz, pour lui en trouver des équivalences visuelles ou plutôt audiovisuelles puisque la musique de l’Américain Mark Snow et l’emploi du narrateur ajoutent une touche encore plus étrange à cette histoire de désirs qui ne concordent pas. Ainsi, la musique de Snow prend des consonances à la Bernard Hermann pour ouvrir, à la manière d’un film noir, sur une porte sombre de pigeonnier cette comédie romantique follement dramatique. Dans Smoking /No smoking, les personnages voyaient leur vie changer à cause d’un oui ou d’un non à un moment précis. Ici, un narrateur, d’habitude omniscient dans cet emploi, se trompe, recommence son récit ou annonce des explications ou des informations qu’il ne nous donne pas en fin de compte.
Nous sommes donc au diapason de ce couple dissemblable tant par leurs caractères que par le lieu où ils ont choisi de vivre. Sabine Azéma et André Dussolier réussissent à rendre crédibles ces personnages si similaires et si différents de nos semblables par leurs incongruités. Ils sont soutenus par des confrères tout aussi exacts, jusque dans les acteurs de complément, y compris dans de petits rôles charnières, Annie Cordy et Roger Pierre1 qui dit à Marguerite une phrase séductrice du plus bel aloi.
Gailly avait placé en exergue de son roman cette phrase de L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert : « N’importe, nous nous serons bien aimés. » Resnais la cite après la scène décrite plus haut au moment où deux corps se sont rapprochés. Auparavant, dans la scène du repas de famille, Resnais et Gauthier avaient réussi une séquence remarquable de haute voltige de caméra dans un petit espace pour montrer le passage du temps. Le dernier acte se déroule sur et au-dessus d’un terrain d’aviation et se termine sur un équivalent visuel nonsensique au « Et cætera» perpétuel chanté en canon à la fin de La Vie est un roman et au « Y a quelqu’un qui la connaît, cette chanson ? » final de On connaît la chanson. La vie est donc une herbe folle qui pousse dans les interstices des photogrammes. Alice pourrait donc repasser à travers le miroir pour trouver les croquettes du chat.
(1) Le fantaisiste Roger Pierre avait montré son talent dramatique dans Mon oncle d’Amérique, brillant essai cinématographique sur les fondements biologiques des comportements humains.
Texte imprimé : Séquences (n° 267 > Juillet-Août 2010, p. 44-45)
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