26 avril 2014
Dans les théâtres de Montréal, particulièrement dans les espaces parallèles, la voix est parfois donnée aux comédiens venus d’ailleurs, et pourtant visiblement intégrés à la culture québécoise depuis longtemps. Nous avons eu la preuve récemment avec Ariel Ifergan dans son édifiant monologue Le Dernier Jour d’un condamné. Cette fois-ci, Abdelghafour Elaaziz (remarqué dans Incendies, de Denis Villeuneuve), lui aussi comme Ifergan, d’origine marocaine, propose un dialogue ou sans doute mieux dit une réflexion faite par un médecin légiste face au cadavre calciné d’une jeune homme qui s’est immolé dans son village après avoir été arrêté et harcelé par les autorités tunisiennes. Quelques jours plus tard, Zine el-Abidine Ben Ali, président de la République de Tunisie abandonnait son poste.
Avec Besbouss, nous sommes devant un comédien qui s’auto-confesse en se basant sur ses souvenirs, sa vision de la politique, celle de la vie. Les mots sont parfois contradictoires, répétitifs, mais dans la souffrance, la colère de l’injustice et l’incertitude de ce qui adviendra du pays, on ne peut agir autrement. Les idées ne sont pas claires, les images d’apocalypse jaillissent de partout. Le comédien, seul sur scène, entouré d’une porte de prison et de murs grisâtres, ne peut s’empêcher de résister à l’environnement qui l’entoure.
Il y a, dans le jeu de Elaaziz, quelques excès, quelques gestes appuyés, quelques expressions du visage surfaites, mais tous ces codes du langage scénique font justement partie d’une idiosyncrasie tout à fait naturelle chez les Maghrébins qui dans la grande majorité expriment leurs émotions avec passion [le signataire de ces lignes est bien placé pour le savoir]. Cet effet dans la direction d’acteur peut embarrasser certaines âmes sensibles, voire même les désorienter. Car qu’on le veuille ou pas, malgré la sincère latinité des québécois francophones, donc la majorité, le Québec demeure un pays nord-américain et sur ce plan, viscéralement atteint de codes de conduite et de comportement du continent américain, plus froid et distant.
C’est donc avec un déchaînement farouche et dévorant que le personnage dans Besbouss envahit la scène, se l’approprie, la manipule à sa façon. Et pendant près d’une heure et trente minutes, il ne cesse de dialoguer (en arabe et en français) avec sa conscience et avec les spectateurs. Dominic Champagne l’a tout de suite compris et lui a offert comme cadeau d’exprimer sa pensée en toute liberté. Ces mots ne nous réconfortent pas, au contraire, ils nous rappellent simplement que nous ne devons jamais oublié ce que nous savons déjà. Quel que soit les pays, qu’il s’agisse du Moyen-Orient, du Maghreb, le « Printemps arabe » a changé la donne politique à tout jamais. Et c’est dans la douleur qu’il caresse la promesse de meilleurs lendemains.
Mais avant tout, comprendre un personnage théâtral, c’est entrer dans son monde intérieur, c’est essayer (chose d’ailleurs difficile) d’être « lui », de bien écouter ce qu’il a à dire et surtout de connaître les contextes géographique et physique dans lesquels il véhicule sa pensée. Si l’on est prêt à entamer ce processus intellectuel avec calme et ouverture d’esprit, Besbouss devient alors une pièce indispensable.
[ MONOLOGUE ]
Texte : Stéphane Brulotte – Mise en scène : Dominic Champagne – Scénographie : Michel Crête – Costume : Julie Castonguay – Éclairages : Étienne Boucher – Musique : Alexander MacSween – Comédien : Abdelghafour Elaaziz – Production : Théâtre de Quat’Sous / Théâtre « Il va s’en dire » – Durée : 1 h 20 (sans entracte) | Représentations : Jusqu’au 17 mai 2014 – Quat’Sous.
MISE AUX POINTS
★★★★★ (Exceptionnel) ★★★★ (Très Bon) ★★★ (Bon) ★★ (Moyen) ★ (Mauvais) 0 (Nul) ½ (Entre-cotes)
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.