22 août 2014
Texte : Pierre-Alexandre Fradet
Cote : ★★★ 1/2
Officieusement plus qu’officiellement, Tu dors Nicole semble marquer la fin d’un cycle qui a débuté avec Continental, un film sans fusil et s’est poursuivi avec En terrains connus. Un cycle cousu à la manière d’un costume d’Arlequin, à partir de matériaux disparates mais reconnaissables d’une œuvre à une autre : personnages inexpressifs, banlieue tranquille, quête improvisée. Jeune femme de 22 ans employée dans une friperie, Nicole mène un été sans histoire dans la maison familiale en l’absence de ses parents. Lorsque son frère aîné revient à la maison, c’est pour y répéter bruyamment avec un groupe de musique, dont les rythmes viennent tantôt appuyer la mécanique dans laquelle tend à s’enliser la frangine, tantôt la contredire en créant sursauts et effets de surprise.
La tentation peut être grande d’accuser Stéphane Lafleur d’avoir recours à une lenteur excessive, de faire appel à un noir et blanc racoleur, de trop souligner le thème de l’ennui du banlieusard, de prendre de haut ses personnages en ironisant à l’envi1, bref de verser dans le « conformisme d’auteur ». L’œuvre de Lafleur ne tombe cependant pas sous le coup de toutes ces critiques. Loin d’adresser un énième reproche aux banlieusards et d’entrer de plain-pied dans le cynisme de Kaurismäki, auquel on l’identifie souvent, le cinéaste québécois laisse entrevoir avec justesse les possibilités nobles, mais trop souvent inaperçues, que recèle la banlieue pour peu qu’on devient capable de la transformer. C’est que la banlieue est moins chez Lafleur le territoire désolé sur lequel il faut à tout prix jeter l’anathème qu’un lieu concret et palpable qui a marqué notre enfance – lieu imparfait et défaillant, certes, parce qu’il empiète sur l’environnement et va de pair jusqu’à nouvel ordre avec un usage démesuré de la voiture, mais qu’il est possible de façonner pour le mieux et où l’on peut vivre de façon inventive.
À preuve, l’amie de Nicole acquiert en banlieue une relative autonomie en quittant le nid familial ; l’un des membres du groupe de son frère y voit un lieu de choix pour élever ses enfants ; et le frère de Nicole y repère l’endroit idéal pour composer ses pièces, loin des distractions de la ville et des espaces exigus dans lesquels l’urbanité nous cantonne. Le cas de Nicole est plus complexe. Peinant à rompre ses liens avec l’adolescence et le joug familial, elle se trouve à « un âge où l’on veut s’affranchir sans toutefois tomber dans le “piège adulte” »2. De douze ans son cadet, le rachitique Martin, hilarant avec sa voix d’adulte et ses constats moraux à deux sous, paraît traverser la même zone d’ombre que Nicole. C’est en se laissant approcher par cet enfant qu’elle parvient peu à peu à comprendre la situation dans laquelle elle se trouve elle-même. Au départ, tout juste consciente de certaines potentialités de la banlieue, Nicole prend plaisir à déambuler dans les rues à la tombée de la nuit, puis elle constate que ce territoire est l’occasion privilégiée de jouer au cow-boy et à l’indien, ce qu’elle fera volontiers avec Martin. Dans le droit fil de la tradition transcendantaliste d’Emerson et de Thoreau, redécouverte assez récemment par Stanley Cavell à l’aune des mélodrames de la femme inconnue, un gain d’expressivité est alors enregistré chez la jeune femme qui en viendra au final à se rebeller contre l’ami de son frère et à faire surgir l’imprévisibilité même : un geyser dans son propre jardin. Au regard critique porté sur la banlieue par Arcade Fire dans The Suburbs, Tu dors Nicole oppose donc une vision plus nuancée et enchantée, qui rappelle un peu celle de Patrick Watson dans Adventures in Your Own Backyard.
Que le fantastique demeure arrimé au quotidien le plus concret dans l’œuvre de Stéphane Lafleur n’est pas accidentel. Ses personnages ne rompent jamais en tout point avec les terrains connus ; comme ceux de Denis Côté, ils vivent d’entrée de jeu ou sont orientés en définitive vers un entre-deux. S’ils ne quittent jamais tout à fait le quotidien du banlieusard, du moins à court terme, ce n’est pas pour l’accepter tel quel, c’est pour le transformer de l’intérieur et en profondeur. Nicole ne se réveille pas de la banlieue comme s’il s’agissait d’un cauchemar à oublier ou le résultat d’un sommeil profond (Quelqu’un d’extraordinaire) ; elle l’habite d’abord et continuera de l’habiter. Pourquoi cette continuité ? Elle évite de fuir son monde pour ne pas le laisser inchangé, à distance d’elle. Elle tâche de le renouveler concrètement, radicalement, intimement, par un travail de connexion-déconnexion où son moi se trouve perturbé en même temps que son monde dans une subtile coalescence.
L’expérience qu’elle fait de la banlieue ne l’amène donc ni à l’acceptation pure du statu quo ni à une condamnation sans appel du mode de vie du banlieusard. Elle implique tour à tour une prise de conscience, une autocritique et une transformation mutuelle et tangible. Par là, le cinéma de Lafleur ne nous invite pas qu’à transfigurer ironiquement par l’esprit cet objet imparfait qu’est la banlieue, ce qui nous conduirait à faire corps et système avec tous ses défauts, donc à nous refuser à tout engagement concret et à vivre sur un mode solipsiste-onirique ; il nous somme de corriger ces défauts eux-mêmes sans faire pour autant comme si la banlieue était marquée d’un mauvais sort, fatalement et sous toutes ses coutures.
1 Propos de Rafaël Ouellet recueillis par Pierre-Alexandre Fradet, « Entretien avec Rafaël Ouellet : le néoterroir au cinéma », Spirale, à paraître.
2 « Entretien avec le réalisateur », Dossier de presse, août 2014, p. 8.
Genre : Drame | Origine :Canada [Québec] – Année : 2014 – Durée : 1 h 33 – Réal. : Stéphane Lafleur – Int. : Julianne Côté, Catherine St-Laurent, Marc-André Grondin, Francis La Haye, Simon Larouche, Godefroy Reding-Dubé – Dist. / Contact : Séville | Horaires / Versions / Classement : Beaubien – Cineplex – Excentris
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