26 octobre 2014
En 1968, dans sa version originale québécoise au Rideau Vert, Les Belles Sœurs comptait quinze protagonistes féminines. Dans la récente adaptation en anglais, au Centre Segal, elle en compte douze. Mais malgré ce léger écart, Belles Sœurs – The Musical demeure une pièce aussi drôle et poignante qu’au diapason avec un pan particulier de l’Histoire du Québec, un milieu des années 60 où les rêves des oubliés pouvaient se réaliser par des timbres-primes que l’on collait dans un cahier et qu’on échangeait pour des prix. Car en dehors de ses cuisines des quartiers de l’Est montréalais où on rêve d’une autre vie, continuent de se tracer les balbutiements d’une Révolution (bien) tranquille qui ne cessera d’habiter un certain conscient collectif québécois.
Car derrière ses accents de comédie de cuisine, Belles Sœurs – The Musical, et à l’instar de l’originale, cache un autre Québec que l’on devine, que Michel Tremblay préfère montrer sous les traits de l’image indicible. Sur ce point, cette œuvre est une prise de position politique, un cri face à la dérive d’une vie faite de platitudes et de gestes routiniers. Lorsque Michel Tremblay l’avait écrite en 1965, c’est avec une rage sociopolitique que ses mots racontaient le désespoir, la foi aveugle envers une religion oppressante, la peur du changement et de l’inconnu. Avec cette adaptation anglaise, on perd un peu de sa saveur originale. Certains passages paraissent poussés par les cheveux. Mais qu’importe, on s’habitue après quelques minutes.
Il faut tout de même féliciter René Richard Cyr pour son enthousiasme, le risque pris à entreprendre un travail de bénédictin en adaptant dans une autre langue une œuvre casse-gueule et risquée car elle appartient au temps qui passe. Est-ce par pure nostalgie ou pour entretenir un dialogue serein avec l’Histoire ?
Belles Sœurs – The Musical convoque Bertold Brecht par son approche collective, sa mise en scène alerte et son engagement narratif à la fois intellectuel et éthique. Sur ce plan, le vol des timbres-primes par les protagonistes n’est-il pas un discours sur les méfaits d’une société capitaliste et matérialiste que tente de diffuser Tremblay ? Les années qui suivront nous montreront qu’un certain socialisme social sera instauré au Québec. C’est le début d’une nouvelle ère.
Mais il y a aussi cette notion de nostalgie que le peuple québécois carresse en lui depuis l’âge de la modernité. Une mélancolie qui ressemble plus à un regret de ne pas avoir accompli le rêve d’un territoire. Si cette particularité n’est pas dans la pièce, c’est dans son inconscient qu’elle se trouve, dans ses viscères enfouies qui se traduisent simplement par un verbe : oser – et que cette traduction ose justement montrer dans un final émotionnellement délirant.
Mais pour revenir au plus concret, le décor de Jean Bard épouse magnifiquement bien une certaine réalité de l’époque. Idem pour les costumes de Mérédith Caron. Et pour mettre à jour cette pièce d’un autre temps, le recours au théâtre musical nous semble une merveilleuse idée. L’apport de Daniel Bélanger et l’adaptation musical de Neil Bertrain sont fort louables et les paroles en anglais de Brian Hill donnent une suffisante dose de véracité aux personnages.
Entre l’originale et l’adaptation en anglais, nous préférons la première. Ce qui n’empêche pas que cette traduction nous transporte dans un monde particulier mais présent qui échappait à la majorité des anglophones de l’époque. Il aurait fallu quelques décennies pour que le rapprochement se fasse. Il n’est jamais trop tard, même si c’est en empruntant le chemin sécuritaire de la nostalgie.
Quant aux comédiennes-chanteuses, elles sont toutes charismatiques, souveraines, fières et ignobles, extraordinaires et vulnérables, avec des voix puissantes et colorées. Et toutes sereines devant un projet musical qui les tient à cœur. Nous en sommes ravis.
[ COMÉDIE MUSICALE ]
Auteur : Michel Tremblay –Livret/Paroles : René Richard Cyr, d’après la pièce Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay – Mise en scène : René Richard Cyr –Musique : Daniel Bélanger – Adaptations musicales anglaises : Brian Hill, Neil Bartram – Orchestration : Chris Barillaro – Scénographie : Jean Bard – Éclairages : Martin Labrecque – Costumes : Mérédith Caron – Chorégraphie : Monik Vincent – Comédiennes : Valerie Boyle (Yvette Longré), Lili Connor (Des-Neiges Verrette), Élie Cormie (Linda Lauzon) Lisa Horner (Lisette de Courval), Geneviève Leclerc (Pierrette Guérin), Astrid Van Wieren (Germaine Lauzon), ainsi que Anik Matern, Stephanie McNamara, Geneviève St-Louis, Marcia Tratt, Paul Wolfson et Jocelyn Zucco | Durée : 2 h 15 approx. (1 entracte) – Représentations : Jusqu’au 16 novembre 2014 – Centre Segal.
MISE AUX POINTS
★★★★★ (Exceptionnel) ★★★★ (Très Bon) ★★★ (Bon) ★★ (Moyen) ★ (Mauvais) 1/2 (Entre-deux-cotes)
2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.