Recensions

Derrida-Bergson : Sur l’immédiateté

23 octobre 2014

LES IMAGES OCCULTES DE L’INTUITION
Texte : Élie Castiel

Par quels moyens détournés est-il possible d’extraire ce qui convient aux images en mouvement à partir du brillant essai de Pierre-Alexandre Fradet, doctorant, rédacteur à Séquences depuis quelques années, alors qu’il n’aborde essentiellement que la philosophie – son domaine de spécialisation – et, plus particulièrement, les similarités et les divergences qui existent entre deux grands érudits de la question, Jacques Derrida (1930-2004) et Henri Bergson (1859-1941) ? Alors qu’âge oblige, ils ne se sont jamais rencontrés.

Même si le but de notre recension est de distinguer ce qui se rapporte au cinéma, nous pouvons cependant nous permettre de dire que, dans l’ensemble, Derrida-Bergson : Sur l’immédiateté est avant tout un texte qui, par sa force de conviction et ses extraits argumentatifs, tente de réconcilier le classicisme de l’un (Bergson) à la modernité de l’autre (Derrida). Si le premier est influencé par les classiques comme Platon, Aristote, Spinoza et Leibniz, le second croit aux vertus théoriques de Platon, Kierkegaard, Saussure, Bataille, Lacan et Foucault, des modernistes qui réinventent la pensée philosophique et la rendent, en quelque sorte, sociale, par la voie de la déconstruction, approche contemporaine de la mise en scène dans certains films.

Bergson, c’est l’intuition. Derrida, au contraire, c’est sa remise en question, annonciatrice d’un « projet de déconstruction » (p. 17). Et pourtant, force est de souligner que ces deux concepts s’appliquent fréquemment dans le domaine du cinéma. En prenant comme exemples les films de Jean-Luc Godard, David Lynch, Peter Greenaway ou encore Alexandro Jodorowsky, nous sommes en mesure de certifier que ces cinéastes, entre autres qui peuvent se joindre à eux, ont toujours abordé le 7e art comme un laboratoire de recherche, s’approchant en quelque sorte des théories des deux philosophes. En guise de modèles : le Godard d’aujourd’hui par la déconstruction de ses non-récits (Film Socialisme, 2010), Lynch par sa tendance à sublimer hermétiquement son regard sombre sur la société (Inland Empire, 2006), Greenaway et son inclination à une démarche plasticienne (Nightwatching, 2007), et Jodorowsky, en empruntant aux codes dramatiques des intentions mystiques et symboliques dans des récits pourtant quasi horizontaux (La danza de la realidad, 2013).

Ce qui importe, néanmoins, et l’ouvrage de Fradet est des plus explicites sur ce point, c’est qu’ils partagent le même point de vue sur le phénomène de l’intuition : « L’intuition privilégie la vue. Mais c’est toujours pour y atteindre un point où l’accomplissement, la plénitude ou le remplissement de la présence visuelle touchent au contact… le point aveugle [indicible], où l’œil touche se laisse toucher. » (p. 90). Cet extrait derridien que Fradet renforce par la suite ne peut-il pas signifier l’apport des cinéastes mentionnés dans le domaine du prémonitoire ?

Mais c’est dans le chapitre L’intuitionnisme bergsonien que l’auteur de cet ouvrage, certes très peu accessible au commun des mortels, dessine les grands traits de la méthode intuitive que nous pouvons librement adapter au cinéma : certitude, immédiateté, intégralité, indépendance par rapport au langage, effort… et durée créatrice (p. 131). Autant de points communs avec ce qui régit la genèse d’un film lorsque mis en exécution par quelqu’un qui croit fermement au cinéma comme « art » de la représentation.

La question que Fradet pose sur le regard de l’artiste est sans doute influencé par son apport critique dans le domaine du cinéma… « Se peut-il vraiment qu’un artiste adopte une vision intégrale du monde et la communique à autrui ? Caractéristique de l’intuition, l’intégralité semble sinon fausse, du moins sujette à caution, puisque l’être humain est limité dans l’espace et le temps, et que sa faculté de perception n’est pas extensible indéfiniment… » (p. 171). L’auteur parle d’un point de vue philosophique. En ce qui nous concerne, le cinéma, expression de l’éphémère, surmonte cette plénitude en la situant dans l’espace des possibles.

Et pour conclure : « Assis dans un hélicoptère, il [réalisateur] observe des mégalopoles comme Tokyo, Rome, New York et, après quelques minutes d’attention, il prétend en avoir mémorisé les moindres détails. Il retourne ensuite à son atelier et se met à l’ouvrage… » (p. 191).

N’est-ce pas là le début de gestation d’un film ?

Ce qui ressort de Derrida-Bergson : Sur l’immédiateté, dont les théories philosophiques peuvent sans doute nous échapper, est avant tout que l’auteur nous fait découvrir en filigrane les dessous de l’art de création cinématographique par le biais de théories philosophiques.

Après sa lecture, l’exercice critique ne peut être perçu qu’autrement, c’est-à-dire en dégageant lestement les versants cachés des images en mouvement.

Pierre-Alexandre Fradet
Derrida-Bergson : Sur l’immédiateté
(Coll. « Hermann Philosophie »)
Paris : Hermann, 2014
234 pages

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