31 décembre 2014
RECENSION
>> Carlo Mandolini
Lorsqu’on aborde cette lecture, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment ambivalent. D’une part, il y a évidemment la fébrilité de découvrir de nouveaux écrits sur Resnais, qui sont toujours autant d’occasions de repenser toutes ces images qui habitent le cinéphile depuis qu’il les a découvertes pour la première fois. De plus, les habitués des Éditions L’Harmattan savent qu’ils ont rendez-vous avec une lecture et une réflexion cinéphilique stimulantes.
Mais, liée à ce plaisir, il y a une crainte. Celle de se retrouver devant une étude qui, aussi brillante soit-elle, reste tournée vers la nostalgie d’une certaine façon de faire et, surtout, d’une certaine façon de théoriser le cinéma, même s’il est vrai qu’on ne dira jamais assez à quel point Resnais a marqué de façon fulgurante l’histoire du récit cinématographique.
Cette impression sera par ailleurs accentuée par le choix de la photo de la page couverture (une image d’Hiroshima mon amour) et par le fait que l’auteur, l’universitaire et critique Éric Costeix, annonce d’entrée de jeu qu’il analysera essentiellement les deux premiers longs métrages du cinéaste, tout en se permettant de formuler cette théorie (qu’il qualifie de « risquée ») : « Resnais est un cinéaste de la mémoire. » (!).
Or, toutes ces hésitations sont rapidement balayées, dès l’introduction. Les premières pages sont en effet passionnantes. L’auteur y analyse, dans un premier temps, la « rhétorique visuelle spécifique » de Resnais. En évoquant des cinéastes comme Germaine Dulac, Bresson, Antonioni ou Hitchcock, Costeix met en contexte la modernité de Resnais. Modernité qu’il faut d’ailleurs relativiser, explique-t-il.
Ces premières pages – enrichies de passages de Bazin, Deleuze, Bergson, Barthes, Metz ou Augé – constituent une sorte de formidable synthèse d’une histoire des esthétiques du cinéma (surtout franco-européen) qui part de l’avant-garde jusqu’à ce que certains appelleraient la postmodernité (terme que Costeix n’emploie cependant pas, préférant évoquer une période d’épuisement de la modernité que l’on décèle chez Téchiné, Assayas et autres « héritiers de Truffaut »).
Inclassable, Resnais ne se définit pas par une modernité « convenue ». Il se revendique plutôt d’une esthétique plus nuancée qui trouve ses repères entre classicisme et modernité. « Partagé entre le classicisme (…) et la Modernité (…), Resnais est sans doute intéressé par la dialectique confrontant le réalisme (…) à la théâtralité de l’image, due essentiellement à sa planéité constitutive s’exprimant notamment dans l’effet de parallaxe » (p. 117).
LE RAPPORT À L’IMAGE
L’une des autres grandes caractéristiques de la rhétorique cinématographique de Resnais serait par ailleurs son « iconophilie », c’est-à-dire la conviction que l’image permet de créer une matière temporelle et sensorielle, voire ontologique. Costeix ne manquera pas ici de surprendre le lecteur en appliquant au cinéma (notamment de Resnais) une grille d’analyse catholique, soulignant au passage qu’il y a un rapport privilégié entre cinéma et catholicisme, en raison du rapport de vénération de l’image-objet que l’un et l’autre pratiquent. En cela, l’image de Resnais a une qualité cristalline, dans le sens deleuzien du terme (l’image-cristal), qui « (…) dévoile l’opération du dédoublement du temps à chaque instant, en deux directions, dont l’une s’élance vers l’avenir et l’autre s’enfonce dans le passé » (p. 47). Il est vrai qu’il suffit de penser à n’importe quel plan de Hiroshima mon amour ou de L’Année dernière à Marienbad pour s’en convaincre et comprendre le sens véritable que le terme « vénération » prend ici.
Après deux premiers chapitres plus généraux, les pages suivantes creusent davantage la question des manifestations de la mémoire dans les deux premiers longs métrages du cinéaste. Manifestations que l’on retrouvera dans de nombreuses « traces indéfectibles du passé » (p. 223). Parmi celles-ci, mentionnons, en rafale : l’usage de la photographie lors du générique d’ouverture d’Hiroshima mon amour (qui permet « une virtualité récurrente du passé d’actualisation à chaque instant et, par conséquent, de l’éternité » [p. 57]), le thème musical répétitif (qui illustre une temporalité cyclique), l’utilisation du fondu au noir (qui crée une image « qui s’enfonce dans le temps, qui tente de persister à l’écran » [p. 58]), le travelling avant (qui permet à la caméra de s’enfoncer dans un « labyrinthe temporel » [p. 148]), ou encore la présence de l’eau (symbole d’une « prise de conscience d’un autre état de perception qui dépasse les limites humaines » [p. 176]).
Au fil des pages, on se dit que, malgré les craintes initiales, cette nouvelle lecture de Resnais aura finalement su se faire éclairante et surprenante… donc pertinente.
Éric Costeix
Alain Resnais : La mémoire de l’éternité
Paris : L’Harmattan, 2013
243 pages
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