1er mai 2015
Nudité frontale, simulation mise à nu de l’acte sexuel à la première personne au son de musiques contemporaines démesurées et enivrantes. Le narcissisme n’a jamais atteint une dimension physique aussi chauvine et irrémédiable. Deux couples sur scène s’interrogent, remettent en question les liens qui les unissent à leur propre physicalité. Car tout dans Selfie, titre on ne peut plus approprié, n’est qu’une question d’image, de soi-même, pour soi-même, pour que les autres le remarque et s’arrêtent là.
Dans la salle intime du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, le soir de la première médiatique, le silence des spectateurs se faisait sentir à chaque réplique, à chaque mot, à chaque geste mille et une fois répété. Le sexe semble être demeuré tabou malgré les avancées sociales. En fait, il y a-t-il eu vraiment des avancées dans ce domaine ?
Mais Selfie est également la longue histoire d’une civilisation occidentale contemporaine qui se démène agressivement pour faire face aux nombreux enjeux existentiels et sociaux. S’autosatisfaire est devenu monnaie courante ; ne pas se compromettre, ne compter que sur soi-même. L’ère Internet a réussi à créer des accommodements techniques époustouflants, mais dans le même temps à eu pour conséquence néfaste d’aliéner l’individu. Que dire d’autre ?
Les quatre personnages, ils sont tous d’un naturel à la fois inquiétant, parce que trop proche de nous, et subliminal, puisqu’il donne à l’expérience scénique une aura presque mystique due aux mots, d’une rudesse impitoyable, et aux silences, aussi interrogateurs qu’assassins. Dans Selfie, ce n’est pas la nudité qui dérange, mais le propos, plaçant le spectateur dans son rapport avec sa propre physicalité et avant tout avec l’impossibilité (par choix, sans doute) de se rapprocher de l’autre. Oui, en effet, « toute nudité sera châtiée », titre que nous avons donné à cette critique. Parce que le corps internétisé n’est plus une question de partage et de communion, mais simplement une entité virtuellement biologique qui a perdu son âme.
Essai philosophique, discours sociologique, mise en pratique de l’aventure du regard, Selfie est mis en scène par un Philippe Cyr (et Mélanie Demers) étrangement atteint d’une imagination hors du commun, qu’il prouve aussi comme comédien. Son décor minimaliste créé par lui-même et principalement par Marie-Ève Pageau est un retour au théâtre antique grec, sans cérémonial, préservant le verbe de tout attrait décoratif, attribuant aux intervenants de la pièce le rôle de « guides de la vie » aux citoyens.
Soulignons la conception vidéo, pratiquement en 3D, d’Ulysse del Drago, créant ainsi une dimension extradiégétique qui, dans une salle aussi petite, devient, comme par magie, spectacualire et en même temps tentaculaire.
Quant aux âmes sensibles à la nudité, nous leur conseillons d’assister à ce essai sensationnel pour justement remettre une fois pour toutes en question leurs interdits. Avec Selfie, le théâtre indépendant québécois prouve une fois de plus que les jeunes dramaturges et comédiens ne cessent d’interroger intelligemment leur contemporanéité. Essentiel et terriblement édifiant.
Texte : Sarah Berthiaume – Mise en scène : Philippe Cyr, assisté de Mélanie Demers – Scénographie : Marie-Ève Pageau, Philippe Cyr – Éclairages :Marie-Ève Pageau – Musique : Morceaux variés – Vidéo : Ulysse del Drago – Costumes : Karine Cusson – Comédiens (par ordre alphabétique) : Christine Beaulieu, Philippe Cyr, Frédéric Lavallée, Édith Patenaude | Durée : 1 h 20 approx. (sans entracte) – Représentations : Jusqu’au 16 mai 2015 – CTA (Centre du Théâtre d’Aujourd’hui – Salle Claude-Germain) | Avertissement : Interdit aux moins de 18 ans.
MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. ★ Mauvais. ½ [ Entre-deux-cotes ]
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