17 novembre 2015
Contrairement à ce que le titre peut suggérer, ce n’est pas une pièce sur Sarah Bernhardt, mais sur le Québec du début du siècle dernier. Un pays dominé par l’Église catholique et ses rites immuables, ses interdits, ses pulsions occultes et surtout par son influence sur le petit peuple d’ouvriers, fervents croyants, prenant la religion comme seul palliatif à l’exploitation des grands patrons.
Et devant cette atmosphère tendue, la visite de la Divine Sarah, l’Européenne, la Juive qui a, le temps d’un court séjour, remis en question les valeurs et traditions d’un milieu enfoncé dans la misère et la religion. Un milieu qui craint l’étranger, le différent ; un milieu antisémite, non pas par conviction, mais par doctrine.
Et puis deux séminaristes issus du peuple, Michaud, plus enclin aux délices du théâtre qu’aux valeurs spirituelles d’un religion qu’on commence à questionner à petit pas, et Talbot, plus introverti. Leur mission : livrer un message de l’Archevêque à l’étrangère lui annonçant qu’elle ne pourra pas se produire sur scène. Et pour Michel Marc Bouchard, un travail de résistance, une pièce politique, un regard sur un certain Québec d’antan, un parcours sur la mémoire nationale. Tout somme, une vision de l’identité québécoise.
Car dans La Divine Illusion, Sarah Bernhardt n’est qu’un prétexte, un catalyseur, celle qui provoque le scandale et remue la pensée dans un territoire sclérosé. D’où l’incroyable monologue senti et vigoureux de Sarah Bernhard (Anne-Marie Cadieux) sur le Québec, s’adressant à la foule du théâtre imaginaire en même temps que celui du soir de première au TNM. Mise en abyme somptueuse, poignante, donnant la chair de poule, offrant aux plus sceptiques la possibilité de se racheter, de reprendre le goût de la polémique, du discours, du débat.
Moment d’autant plus important qu’il étale au grand jour son actualité. Par les temps qui courent, totalement démunis de raison, La Divine Illusion est une importante déclaration d’amour à tous ce qui osent lever la voix et afficher leur foi en la justice, au changement et à la possibilité faussement utopique d’un meilleur monde.
Après Michel Tremblay et ses écrits documentaires sur le Québec profond (et parfois bourgeois), Michel Marc Bouchard assume son parcours combatif pour redonner au pays ses lettres de noblesse et son identité moderne finalement retrouvée.
L’écriture est directe, accessible au plus grand nombre, mais dans le même temps d’une élégance compulsive et d’un humour sans concessions. Entre les drames intimes qui se jouent et la vie, des moments de bravoure qui permettent aux comédiens de changer de registres. Inutile de rappeler que dans la peau de Michaud et Talbot, Simon Beaulé-Bulman et Mikhaïl Ahooja campent respectivement leurs personnages avec une grâce et une bravade exceptionnelles. On soulignera également le jeu incomparable d’Annick Bergeron dans le rôle de Madame Talbot, d’un puissance d’évocation remarquables.
Et finalement, la Divine Sarah dans la peau d’Anne-Marie Cadieux, l’une des comédiennes les plus exigeantes et de sa génération. La scène l’habite, la consumme, l’expose dans ses plus beaux attirails, elle en devient amoureuse et, mine de rien, lui permet quelques improvisations fugaces, totalement maîtrisées, adulées par le public de la salle.
Comme c’est son habitude, Serge Denoncourt multiple les effets de mise en scène, non pas à coups d’exagérations, mais plutôt en faisant collaborer les comédiens aux changements de scène. Élément peut-être banal ? Pas vraiment puisque dans leurs gestes anodins, dans leurs passages d’un plan à l’autre, subsiste la notion de continuité et surtout de conscientisation de la mémoire.
Drame, comédie, essai politique, hommage à Sarah Bernhardt, La Divine Illusion demeure l’un des moments de théâtre les plus éloquents de la saison. Lorsque les noms de Bouchard, de Denoncourt et de Cadieux partagent la même tête d’affiche, faut-il vraiment rappeler qu’il s’agit d’une pièce à voir absolument ?
LA DIVINE ILLUSION | Auteur : Michel Marc Bouchard – Mise en scène : Serge Denoncourt – Décors : Guillaume Lord – Éclairages : Martin Labrecque – Musique : Laurier Rajotte (d’après un thème de claude Debussy) – Costumes : François Barbeau – Comédiens : Anne-Marie Cadieux (Sarah Bernhardt), Mikhaïl Ahooja (Talbot), Simon Beaulé-Bulman (Michaud), Annick Bergeron (madame Tablbot), Luc Bourgois (Meyer), Éric Bruneau (Frère Casgrain), ainsi que Louise Cardinal, Lévi Doré, Gérald Gagnon, Marie-Pier Labrecque, Dominique Lecu et Laurier Rajotte (pianiste)– Production : Théâtre du Nouveau Monde | Durée : 2 h 50 approx. (incluant entracte) – Représentations : Jusqu’au 5 décembre 2015 / Supplémentaires : les 8, 9 et 10 décembre – TNM.
MISE AUX POINTS
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