6 février 2016
Apprécier et contempler la mise en scène de Catherine Vidal, c’est aussi saisir les multiples sous-entendus et métaphores du texte de Simone Chartrand et Philippe Soldevila ; c’est aussi connaître, ne serait-ce qu’au moins la base, un moment important de l’Histoire de l’Espagne et ses nombreux bouleversements dans la pensée intellectuelle.
En ce sens, par un des plus miraculeux hasards, ou est-ce bien intentionnel, l’écrit des dramaturges poussent la réflexion jusqu’à quelques décennies plus tard, annonçant pour ainsi dire l’époque post-franquiste et l’émergence de la célèbre movida en matière de culture. Et lorsque les protagonistes en question se nomment Salvador Dalí, Federico García Lorca et Luis Buñuel, la gageure semble conquise d’avance. Trois jeunes hommes qui cherchent leur voie, le chemin vers la réussite et la reconnaissance mondiale. Et dans la pièce, une femme, Lolita, une sorte de Galatée, véritable alter-ego, âme et conscience des chacun de ces trois inspirateurs de la condition humaine, de ces trois penseurs, chacun voué à son art indispensable.
Car ce que montre surtout le texte de Chartand/Soldevila, c’est que par le biais de l’art, on peut atteindre un niveau de compréhension du monde, de la société, de la politique et de l’individu. Il y a l’Aragonais Buñuel, l’Andalou Lorca et le Catalan Dalí, chacun d’eux fier de ses origines, vantant les mérites de leur région respective. Le survolté, le contenu et le surréaliste. Mais aussi, une amitié qui va naître progressivement entre eux, provocant par la même occasion les qualités et les faiblesses de l’individu face aux choses de la vie : amour, posession, hétérosexualité, homosexualité, ambiguïté sexuelle, jalousie, doutes, incertitudes, fidélité et une obsession pour la mort et la vie, sans oublier un goût pour le différent, l’autre, l’artiste-rebelle et une relation avec la religion aussi fidèle qu’adultère. Sur ce point, Buñuel ne semble pas trop apprécier l’homosexualité de Lorca, alors que des échos extérieurs semblent confirmer que Buñuel était en fait jaloux que Dalí se serait approprié les faveurs du poète. Qu’elle est la vérité dans cette affaire ? En tout cas, dans Le miel est plus doux que le sang, les trois personnages semblent vivre en harmonie la plupart du temps.
Quoiqu’il en soit, Catherine Vidal s’empare du texte autour duquel elle construit une mise en scène où l’horizontalité de l’espace ressemble à plusieurs chemins de traverse qu’on habite et qu’on explore, auxquels on s’acclimate et qu’on quitte abruptement, pour finalement y revenir. Seul bémol au décor horizontal plutôt bien assorti de Geneviève Lizotte, un énorme éléphant, pourtant bien sympathique même s’il ne bouge pas, dont on ne comprend absolument pas la présence. Serait-elle liée à une Afrique du Nord (et plus précisément le Maroc) évoquée dans l’un des passages et dont on connaît les liens et les fossés qui uniront le royaume chérifien à l’Espagne ?
Toujours est-il que Le miel est plus doux que le sang navigue entre la comédie et le drame. À juste titre puisqu’à l’âge des protagonistes, l’entrée au monde des adultes, la réflexion existentielle et le rapport au monde se fait parfois dans la grâce, l’humeur vagabonde et dans un esprit de fête et en même temps de doutes face au devenir.
En entrevue, Catherine Vidal parlait de sa mise en scène comme d’un travail d’orchestration. Avouons tout de même qu’il s’agit aussi bien d’une chorégraphie de la pensée. Jamais mouvements et déplacements des comédiens n’ont été aussi agités, dans le bon sens du terme. On a l’impression concrète que des portes s’ouvrent et se referment pour s’ouvrir de nouveau, des idées passent et sont remplacées soudaiment, à l’improviste, par d’autres. C’est ici que la notion de formation de chacun des métiers respectifs des artistes devient objet animé. L’inconscient des protagonistes est alors en plein délire ; excitation que vient adoucir la présence de la belle Lolita, leur fidèle alma mater qui les sépare ou les unit. Et à la conclusion, avant que le rideau ne tombe, une forte émotion s’empare de notre être, notamment lorsqu’on a, dans un des moments de notre quotidien, contemplé les tableaux de l’un, lu les écrits de l’autre et vu les films du troisième.
À partir d’une vraie histoire, assaisonnée par les dramaturges pour le besoin de la pièce, Catherine Vidal propose un voyage dans l’âme et la conscience de trois grands noms de l’Histoire culturelle du XXe siècle. Sensible, intelligent, magnétique et instinctivement jubilatoire.
Auteurs : Simone Chartrand, Philippe Soldevila – Mise en scène : Catherine Vidal – Décors : Geneviève Lizotte – Éclairages : Alexandre Pilon-Guay – Musique : Peter Mika, Yves Morin (piano), Francis Rossignol (batterie), Christophe Papadimitriou (contrebasse) – Costumes : Julie Charland – Comédiens : François Bernier (Luis Buñuel), Isabelle Blais (Lolita), Renaud Lacelle-Bourdon (Federico García Lorca), Simon Lacroit (Salvador Dalí) – Production : Théâtre Denise-Pelletier, avec la complicité du Théâtre Sortie de secours | Durée : 1 h 45 approx. (sans entracte) – Représentations : Jusqu’au 27 février 2016 – TDP (Grande salle).
MISE AUX POINTS
★★★★★ (Exceptionnel). ★★★★ (Très Bon). ★★★ (Bon). ★★ (Moyen). ★ (Mauvais). ½ [Entre-deux-cotes]
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