6 février 2016
Après une série d’entretiens réalisés avec des journalistes et des critiques du Québec, Il était impératif pour « États Critiques » (version imprimée, ndlr) de s’ouvrir à d’autres horizons et d’accueillir d’autres expériences plus éloignées des nôtres. Comme en témoigne cette rencontre avec Thierry Jousse, ancien rédacteur en chef des Cahiers, qui revient ici sur son rapport à la critique et, plus largement, au cinéma.
Je souhaiterais revenir sur les origines de votre parcours de critique. Quel a été le moment où le désir d’écrire sur le cinéma s’est imposé pour vous ?
C’est sûrement durant les années de mon adolescence quand j’ai découvert certains textes critiques, notamment le livre écrit par François Truffaut, Les films de ma vie. Qui réunit un certain nombre de ses textes, mais pas tous.… À l’époque j’étais déjà très intéressé par le cinéma, mais je ne sais pas si je pensais forcément à écrire dessus. Mais je me souviens que cette lecture a été très importante pour moi, parce que j’ai été frappé par sa façon d’écrire sur des films et des cinéastes que je ne connaissais pas forcément bien à l’époque, des gens comme Lubitsch par exemple. Après, ça a pris un petit moment avant de se décanter. J’ai écrit des choses pour moi, d’une manière assez informelle. Et ensuite, j’ai envoyé quelques textes aux Cahiers du cinéma qui ont retenu l’attention de Serge Toubiana.
Quand commencez-vous à écrire aux Cahiers ?
C’était au tout début de l’année 88. Je me rappelle encore du tout premier texte que j’ai publié.
Il portait sur quoi ?
En tant que critique débutant j’étais chargé de faire des notules, comme on dit, sur deux films français obscurs des années 80. L’un s’appelait La maison assassinée de Georges Lautner, qui dans mon souvenir n’était pas un chef d’œuvre. Et l’autre était Saxo, réalisé par un producteur qui a fait quelques films et qui s’appelait Ariel Zeitoun. Ce sont des films qui ont complétement sombré dans l’oubli. Ils ne m’avaient pas donné l’occasion de déployer une critique très développée disons.
Comment se déroule ce passage au sein de la revue ?
Ça s’est passé à un moment un peu charnière où on sentait qu’il y avait comme un creux de générations qui était en train de se dessiner.
Est-ce qu’à l’époque de votre arrivée, Olivier Assayas écrivait encore ?
Non, Olivier Assayas n’écrivait plus. Il faisait partie de ces critiques qui étaient partis pour réaliser des films. Il venait de faire son premier long-métrage (Désordre, ndlr). Il n’était plus vraiment là, mais je l’ai croisé très rapidement, parce que c’était quand même une époque où ça circulait pas mal entre les anciens et les nouveaux. Très vite, on rencontrait des gens qui n’étaient plus en activité aux Cahiers, mais qui demeuraient dans le cercle. Il y avait encore des liens. Je pense que c’est moins vrai aujourd’hui
Et Serge Daney, il y était encore ?
Non, il avait quitté Les Cahiers depuis un moment, mais il était encore dans les parages. Il écrivait pour le journal Libération à l’époque. Il n’écrivait plus beaucoup sur le cinéma, du moins pas sur celui qui sortait en salle. Donc pour les Cahiers, c’était une période d’arrivée pour des nouveaux critiques, comme Nicolas Saada, Antoine de Baecque. Pouvoir y travailler représentait quelque chose d’excitant et d’intimidant à la fois. Je connaissais la période jaune mythique, par les textes que j’avais pu lire dans les recueils de Truffaut, Rohmer ou Godard. J’étais donc forcément intimidé, mais le fait que de jeunes critiques soient arrivés presqu’en même temps que moi, ça a été un atout…Je pouvais écrire sans trop de pression on va dire.
C’était une période où les Cahiers avaient beaucoup évolué par rapport aux années 70. Période très politique qui a eu ses vices et ses vertus. C’était très lié bien évidemment à ce qui se passait dans le champ intellectuel et politique français à l’époque…À partir du début des années 80, la situation a changé. Il y a eu un certain retour à la cinéphilie et un intérêt plus grand pour le cinéma américain contemporain. En tout cas, il y avait une manière d’appréhender le cinéma qui était plus cinéma au sens strict du terme. Ce n’était pas la même ambiance que dix ans auparavant.
C’est aussi une période un peu étrange. Il y a en même temps des figures emblématiques et adulées des Cahiers comme Wenders, Godard ou encore Daney qui annoncent la mort du cinéma.
Ce discours avait commencé un peu avant déjà. Autour des années 82-83. Je ne saurais pas le dater clairement, mais je pense à certains films comme celui de Wenders, L’état des choses, qui était porteur de cette idée. Daney, que j’allais connaître pendant quatre ans, était relativement dans cette optique-là, mais en même temps ce n’était pas quelqu’un de très funèbre dans son approche… Je dirais que c’était plutôt la mort d’un certain rapport au cinéma qui était mis en avant à travers ce discours. Les années 90 ont été beaucoup moins marquées que les années 80 par cette question. C’était une période où on avait rejeté un certain nombre de choses qui avait été faites avant. Et où prenait fin un certain rapport à la cinéphilie.
C’était aussi les années où l’esthétique du cinéma était contaminée par celle de la télévision.
Oui, c’est sûr. C’est l’une des raisons pour lesquelles on parlait de la mort du cinéma. Toutes les images produites en dehors du cinéma −comme la publicité, le clip − commençaient à le contaminer et à prendre une place de plus en plus importante. C’est la raison pour laquelle quelqu’un comme Daney commence à écrire sur des objets qui ne sont plus des films, et que la télévision devient son sujet de réflexion. Quand on lit ses textes sur les films présentés à la télé, on voit bien que c’est cela qu’il essaie de mettre en place. C’est-à-dire comment continuer à écrire sur le cinéma après le cinéma, après avoir traversé l’intensité maximale de la cinéphilie qu’ont connue les années 50-60-70
Dans les années 90, il y a des cinéastes comme Patrice Leconte, Bertrand Tavernier qui protestent dans un papier cosigné avec d’autres professionnels du cinéma, mettant en cause l’attitude d’une partie de la critique française, la jugeant responsable de l’échec du cinéma français auprès du public. Le papier fait polémique à l’époque. Quelle est la position des Cahiers ?
C’était Patrice Leconte qui avait lancé la polémique. Ce qui est intéressant dans cette histoire c’est qu’on peut la dater comme le dernier moment où on a prêté encore à la critique un grand pouvoir. Puisqu’on disait que la critique empêchait les films de marcher. Ça donnait l’idée que la critique avait encore un réel impact. J’imagine mal aujourd’hui un cinéaste français ou autre venir faire ce genre de déclaration. Parce qu’avec l’éclatement d’Internet et des sites de cinéma, la critique n’a plus la même portée. Les quotidiens n’ont plus le même impact sur la vie des films en salles.
Cette lettre s’adressait plus à cette frange de la critique quotidienne qui réagit à chaud sur les films qu’aux revues comme les Cahiers…Je ne me souviens plus très bien la réaction de la revue, mais je me souviens en revanche avoir participé à l’enregistrement de l’émission Le masque et La plume où il y avait eu un débat d’organisé avec Patrice Leconte et des critiques. Je me rappelle que ce n’était pas un débat extraordinairement lourd, mais on y revendiquait tout simplement le droit à la critique. Parce que finalement c’est de cela qu’il s’agit. Par définition, la critique est un espace de liberté. En principe. Après il peut exister un certain nombre de facteurs qui peuvent entraver cette liberté.
Je me rappelle que je n’ai pas pris entièrement ça au sérieux. Néanmoins, cette histoire faisait la démonstration du rapport complexe entre la critique et les cinéastes. Et de l’hostilité qui survient, quand on écrit certains mots ou certaines phrases sur un film ou un cinéaste… Ce qui me paraît plus dangereux encore que cette hostilité, c’est l’absence totale de réaction ou de discussion. C’est plutôt ce danger qui guette aujourd’hui le milieu de la critique. Depuis un moment, on assiste à une mutation dans la critique qui s’est transformée à la fois en espaces d’opinions plus ou moins bien articulées – je dirais que certains aspects d’internet ou certains blogs peuvent donner ce sentiment. Ou alors disons à une sorte de guide du consommateur plus ou moins éclairé où on ne ressent aucune autre volonté que celle de vendre un film. J’avais quand même l’idée que la critique, aux Cahiers en tout cas, c’était un endroit où on essayait de tracer la carte du cinéma. Comme on disait à l’époque. En tout cas, on essayait de voir à quoi ressemblait le cinéma contemporain, de quels enjeux il était porteur et comment ça évoluait. À un moment donné si ça devient simplement un guide du consommateur qui dit « voilà tel film est bon, tel film n’est pas bon, il sort mercredi », c’est un peu faible comme argument.
Pourtant on n’a jamais vu autant de richesse et de vitalité dans l’écriture sur le cinéma que durant cette dernière décennie.
C’est vrai. Je suis moins dans la critique que je l’ai été par le passé. Je n’ai peut-être pas une vision aussi précise que celle que j’ai pu avoir il y a 15 ans. Mais mon sentiment est qu’il y a effectivement des choses très biens, très intelligentes qui s’écrivent. Des choses sans doute passionnantes, à un certain niveau. Mais je pense que je n’appréhende pas l’impact qu’elles peuvent avoir. Je ne sais pas comment on se réfère de manière précise à cette espèce de jungle de textes qu’on retrouve sur Internet… Certes la cinéphilie existe toujours et demeure active, peut-être plus que jamais. Mais je me demande si le texte lui-même a autant d’impact que par le passé. Ce que je constate c’est qu’il y a une telle dissémination de la critique, que ça devient difficile de savoir où elle est. Et quel impact elle peut avoir réellement. Ce qui fait qu’il y a moins d’identification au discours critique…Je ne veux pas dire que la critique n’existe pas, ou qu’elle n’existe plus. Je constate juste que son pouvoir symbolique s’est amoindri.
Qu’est-ce qu’être un critique pour vous aujourd’hui ?
C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre….Il faudrait que j’y réfléchisse davantage. En tout cas, c’est quelqu’un qui doit prendre en compte la situation dans laquelle le cinéma et la critique sont.
En relisant vos textes, on prend conscience du dialogue très intime que vous installez entre vous et le lecteur. À l’opposée d’une tendance de plus en plus palpable aux Cahiers d’aujourd’hui où on assiste à quelque chose de plus opaque, à une réflexion hermétique et peu tournée vers le lecteur.
Oui. Ça fait pas mal de temps que cette tendance dure. C’est commun à différents moments des Cahiers. Cette proximité que vous observez tient pas mal à mon tempérament. J’ai effectivement le souhait que le texte parle à quelqu’un, mais qui ne soit pas forcément une personne que je connais et qu’on pourrait simplement identifier comme le « lecteur X ». Je dirais aussi que le statut des Cahiers, un peu à part des autres et très fort symboliquement, faisait que j’avais le sentiment que je m’adressais à quelqu’un comme naturellement. Ça tient aussi au support papier, au statut spécifique d’une revue à un moment donné et à un tissu du cinéma qui donne l’impression qu’on dialogue avec des gens et pas simplement avec son voisin de bureau. Alors qu’aujourd’hui avec internet, il me paraît plus difficile de s’adresser à un lecteur. J’ai l’impression que ce lecteur est plus difficile à appréhender comme entité réelle…Peut-être aussi que les générations de cinéphiles et de critiques qui se sont succédées aux Cahiers ont produit un fonctionnement tribal. C’est-à-dire un fonctionnement de forteresse assiégée, comme s’il fallait radicaliser quelque chose ou faire en sorte que leur position soit plus raide pour qu’elle soit plus forte. Du coup, ça crée quelque chose de plus opaque, de moins souple, dans le rapport au lecteur. C’est le sentiment que j’ai en tout cas.
Ce rapport très intime est très identifiable dans votre émission « Mes B.O. de films » sur le site Blow up, où vous plongez dans l’univers musical d’un cinéaste. Comment est né le concept de ces cartes blanches ?
C’est né d’une proposition faite par Luc Lagier, le créateur du site, quelqu’un qui a fait des choses diverses et variées par le passé. Il a écrit sur le cinéma, produit une émission sur Arte intitulée Court-Circuit… C’est quelqu’un qui a toujours cherché à s’exprimer sur le cinéma à partir de formes différentes. Je présume qu’il ne croyait plus à la critique au sens classique du terme… Il s’est donc lancé un peu tout seul avec son idée du site Blow Up. À un moment donné, il a voulu inviter des gens pour essayer des choses en leur offrant des cartes blanches. Et comme il savait que je m’intéressais pas mal à la musique et que je continuais à parler de cinéma à la radio notamment, il m’a proposé de trouver une forme nouvelle qui prenait acte du fait qu’on pouvait avoir accès à tout ou presque. À la limite de la légalité. Et avec l’idée aussi que cette forme s’inscrive dans une expérience personnelle, qu’elle ne soit pas simplement de la critique au sens classique. Qu’elle appartienne à un autre type d’expression, un prolongement un peu différent de ce que j’avais fait auparavant.
Je suis content que l’aventure se soit poursuivie depuis, d’une manière assez régulière. Sans qu’il y ait pour autant de régularité absolue. Ça tient par exemple aux sorties de films, à l’actualité. Ce qui permet de faire un module sur tel ou tel cinéaste. D’autres fois, ça n’a a aucun lien direct….C’est très plaisant à faire. Et aussi, ça me donne l’occasion de produire des objets qui n’auraient pas été possible sans internet. C’est la première fois que je réalise des choses sur internet et je suis content du succès que ces choses rencontrent. C’est plutôt marrant de voir les réactions que l’émission suscite. Parfois je rencontre des gens qui m’en parlent. Des gens plus jeunes aussi. Je me dis que je me reconnecte avec une nouvelle génération à travers cette expérience-là.
À travers cette émission, vous continuez à vous exprimer sur des cinéastes qui comptent toujours pour vous. Des cinéastes comme Assayas, Kar-Wai, Garrel ou Eastwood sur lesquels vous avez amplement écrit au temps des Cahiers.
Oui, effectivement. Réaliser ces émissions est une façon pour moi de poursuivre quelque chose commencé ailleurs, mais de manière moins traditionnelle, un peu plus impressionniste. Finalement, Luc Lagier a eu une bonne intuition en me proposant cette carte blanche. Je pense qu’il a dû sentir que son site pouvait correspondre à ma manière de m’exprimer sur le cinéma aujourd’hui. Soit une expression qui n’appartienne plus à la critique, au sens où elle était entendue avant.
À vous entendre, on a l’impression qu’un retour à la critique plus traditionnelle est impossible pour vous.
Si on considère qu’un critique est quelqu’un qui a une vision des choses contemporaine suffisamment large et précise – c’est-à-dire quelqu’un qui a vu autant de films anciens que de films récents et surtout, quelqu’un en pointe sur ce qui est en train de se tramer dans le cinéma d’aujourd’hui – alors non, je ne me sentirais pas assez armé pour y revenir. Ou alors il faudrait que ce soit sous la forme d’une chronique un peu décalée… Bien évidemment je ne suis pas complètement ignorant de ce qui se passe dans le cinéma aujourd’hui, mais je ne crois pas pour autant posséder une vision aussi précise et claire que celle que j’avais il y a vingt ans. J’ai l’impression qu’à cette époque je savais bien plus à quoi ressemblait la carte du cinéma qu’aujourd’hui.
À l’époque où vous écriviez aux Cahiers, vous avez été l’un des plus grands défenseurs du cinéma américain. Aujourd’hui, est ce qu’il vous intéresse toujours autant ?
Là encore, je ne crois pas avoir une vision d’ensemble aussi précise que celle que j’ai pu avoir à cette époque. Dans les années 90, il y a eu une irruption de jeunes cinéastes qui donnaient le sentiment qu’il se passait quelque chose d’assez nouveau…
Comme Tarantino notamment, sur lequel vous émettez plusieurs réserves.
Oui, mais ce n’était pas vraiment ma tasse de thé à l’époque.
Comment évaluez-vous sa trajectoire au fil du temps ?
J’ai davantage aimé certains des films qu’il a pu faire à partir de Jackie Brown. Ses deux premiers films m’avaient assez déplu. J’étais assez réticent. Je me souviens être sorti de la projection de Pulp Fiction à Cannes assez énervé… À partir de Jackie Brown, les choses ont commencé à changer. J’ai particulièrement aimé Boulevard de la mort (Death Proof, ndlr) et Inglourious Basterds, qui sont deux films qui m’ont vraiment intéressé. Peut-être, j’avais plus compris le projet de Tarantino. Peut-être qu’il avait lui-même évolué aussi. En revanche, j’ai été moins client de Django Unchained, où même si le geste politique de Tarantino existe, au final, il ne se révèle pas si fort que ça.
Vous avez très tôt célébré l’œuvre de Gus Van Sant, que vous considérez déjà à l’époque comme l’un des cinéastes américains les plus importants apparus dans les années 80. Vous pointez déjà sa position assez singulière dans le paysage cinématographique américain : « Son art n’a pas grand-chose de commun avec le cinéma indépendant new-yorkais. Il n’est pas davantage proche de celui des wonders boys du nouvel Hollywood comme les frères Coen et Tim Burton ». À la différence de pas mal de ses contemporains, Van Sant dessine une œuvre qui ne cesse de se réinventer. Quel regard vous posez sur lui ?
La trajectoire de Van Sant est assez complexe à appréhender. Son cinéma est moins identifiable qu’il l’était au moment où on l’a découvert, avec des films comme Drugstore Cowboy et My Own Private Idaho. Un film que je suis très fier d’avoir mis en couverture des Cahiers à l’époque. Pour revenir à votre question sur mon rapport au cinéma américain contemporain, il est plus disséminé. Moins net aussi je dirais. Peut-être finalement la seule ligne dont j’ai suivi le mouvement c’est la galaxie Judd Apatow, la comédie américaine régressive. Je parle des films d’Apatow mais aussi de tout ce qui s’est produit autour de lui. Au départ, j’avais une certaine réticence, mais j’ai pris le train en marche, par l’intermédiaire de quelques amis. Après, je m’interroge sur la pérennité de ce mouvement, si ce n’est pas déjà terminé aujourd’hui. Dans un autre genre, je trouve Paul Thomas Anderson très intéressant, notamment avec ses deux derniers films qui ont été, en général, beaucoup moins bien reçus. J’aime particulièrement le dernier, Inherent Vice, qui est franchement opaque, mais très impressionnant, absurde et mélancolique.
Le cinéma de James Gray vous en pensez quoi ?
James Gray ne m’a jamais autant transporté qu’un certain nombre de spectateurs et de critiques français. J’aimais bien La nuit nous appartient (We Own the Night, ndlr) et Two Lovers, mais moins le dernier (The Immigrant, ndlr). C’est un cinéaste très référencé. C’est vrai qu’on pourrait dire la même chose de Paul Thomas Anderson. On sent que Gray se réfère beaucoup au cinéma des années 50, qu’il rêve d’un cinéma à la Kazan, à la Visconti, avec quelques aperçus des années 70, surtout Coppola. Mais, je trouve que c’est un cinéaste qui est trop conscient de lui-même, même s’il est brillant, virtuose et qu’il peut produire parfois des choses assez puissantes. Entre parenthèses, c’est probablement le cas de tous les cinéastes-auteurs américains qu’on a pu voir émerger ces quinze dernières années … Il y a un côté solennel chez lui qui m’éloigne un peu de son cinéma. Comme dirait un ami, c’est un peu la messe. J’ai toujours le sentiment qu’il incarne le cinéaste américain fait pour la critique française. Ça m’agace un peu, mais je ne pense pas pour autant qu’il soit un cinéaste négligeable. Loin de là. C’est juste que je n’adhère pas totalement à son cinéma. C’est un peu pareil pour Christopher Nolan pour qui je n’ai pas un goût immodéré.
C’est une banalité de le dire aujourd’hui, mais la multiplication des films de super héros me laisse très froid. Toutes ces franchises produites par Marvel et autres, je n’ai pas réussi à rentrer là-dedans. Je dois dire que j’ai éprouvé des sentiments très mélangés devant Birdman. C’est un film qui m’intéresse, à qui je reconnais un certain goût du risque. Après, je trouve que c’est un cinéma qui est malheureusement trop démonstratif et voyant. Mais je ne dirais pas que le résultat est sans intérêt. J’ai été plus sensible à un film comme Gravity, projet à la fois monumental et minimaliste que je trouve très réussi dans le genre…Voilà, ce ne sont là que quelques objets ponctuels que j’ai pu voir, mais ça ne veut pas dire que je sois un spectateur qui ait une adhésion forte au cinéma américain contemporain.
Quand je suis arrivé aux Cahiers à la fin des années 80, mon rapport au cinéma américain était plutôt tourné vers le passé. C’est-à-dire que je me référais principalement au cinéma des années 50 jusqu’à celui des années 70, qu’on n’appelait pas encore le Nouvel Hollywood. Du cinéma américain contemporain, je connaissais peu de choses. Quelqu’un comme John Carpenter, je l’ai découvert assez tardivement, une fois aux Cahiers. Le premier film que j’ai vu de lui c’est Prince of Darkness, que j’aime davantage maintenant qu’à l’époque. J’étais encore étranger aux codes du cinéma d’horreur, du cinéma fantastique….Finalement, je me reconnecte avec cinéma américain contemporain à ce moment-là. Les Cahiers ont eu aussi cette fonction pour moi.
Je pensais, et je le pense encore aujourd’hui, que la cinéphile française n’aurait pas existé sans le cinéma américain. C’est assez évident. Il faut toujours un film américain pour activer la cinéphilie, sinon ça ne fonctionne pas. Comme je le disais à l’époque « j’adore Garrel, j’adore Oliveira, mais je ne peux pas me satisfaire que le cinéma se résume à eux. Sinon ça risque d’être très asphyxiant ». Je croyais dans l’idée – et je continue encore à vouloir la défendre – selon laquelle le cinéma est un tout, un même territoire, même si les différentes régions qui le constituent peuvent être extraordinairement éloignées l’une de l’autre. Aujourd’hui, je ne sais pas si c’est encore vrai. Sans doute que oui. Tu peux toujours imaginer un dialogue entre deux objets qui paraissent extraordinairement lointains.
Dans l’un de vos textes, Où va le cinéma, vous écrivez que « la politique des auteurs paraît usée ». Dans quel contexte, cette réflexion se fait-elle ?
En effet, il y avait quelque chose d’un peu usé dans la politique des auteurs, à l’époque, mais, je ne sais pas si je dirais forcément la même chose aujourd’hui. Certains ont essayé de s’en débarrasser ces dernières années, mais qu’ont-ils pu trouver à la place ? La politique des films ? Pas grand-chose…. Quand on fait de la critique, on ne peut pas renoncer à la politique des auteurs. On peut la dépasser à certains égards. On peut considérer qu’elle n’est pas absolue, mais on y revient toujours. On pourrait dire que les deux derniers représentants d’une politique des auteurs vraiment absolue et authentique sont Jean Douchet et Michel Ciment. Tous deux viennent d’une génération qui a initié et formé ce concept.
Michel Ciment (Positif, ndlr) a toujours eu une position plutôt ambiguë par rapport à la politique des auteurs.
Oui, c’est vrai. Le problème de la politique des auteurs c’est que c’est un concept forgé dans une époque et un contexte précis. Et dont on connaît bien les données aujourd’hui. C’est quelque chose qui a donc été très important, mais après, il y a toujours un risque que le mouvement se fige… Je dirais peut-être qu’il y a moins de cinéastes contemporains qui méritent d’être regardés sous l’angle de la politique des auteurs qu’à une autre époque
Ce n’est pas durant cette même période que vous écrivez un texte sur Bertrand Blier (Adieu la vie, ndlr), dans lequel vous évoquez les effets pervers de la politique des auteurs et de ses « Super-Auteurs » ? Venant de la revue qui l’a initialement forgée, c’est assez surprenant.
Oui. Il y avait en effet une remise en question de tout ça. Mais, un peu plus tard, je me souviens avoir été choqué par un texte d’Antoine de Baecque sur un film de Rivette, Secret Défense. Dans lequel il l’attaquait frontalement. Même si je n’étais pas fou du film non plus, j’avais des réserves sur la façon dont il s’y était pris. On ne peut pas non plus liquider une œuvre comme celle-là en un texte. Il faut quand même mettre plus d’effort dans la réflexion pour comprendre pourquoi à un moment donné un cinéaste comme Rivette atteint une limite avec ce film-là. C’est le risque des auteurs d’atteindre leurs propres limites.
Et quelles sont les réactions quand vous attaquez Godard, comme vous l’avez fait dans votre texte intitulé Lettre à Jean-Luc Godard ? Il y a eu une réponse à cette lettre ?
C’était un peu compliqué avec Godard à l’époque… Non, il n’y a pas eu de réponse. Je l’ai interviewé quelque temps après et il n’en a pas fait état. Par contre, Jacques Rivette m’en a beaucoup voulu pour cette lettre.
Revenons un peu sur votre rapport au cinéma français et tout particulièrement sur votre texte intitulé Un certain état du cinéma français. Vous y écrivez notamment « que la question du métissage social devient pour vous une interrogation centrale » que l’œuvre encore jeune de Claire Denis ou des banlieues-films comme La Haine parviennent à résoudre, momentanément. Dans quelle mesure croyez-vous que le cinéma des années 2000 a hérité de leur apparition ?
C’est un texte que j’ai écrit assez tôt, durant mes premières années aux Cahiers. Je me souviens avoir pas mal aimé le film de Kassovitz, à la différence de mes camarades qui étaient beaucoup moins enthousiastes. À l’époque, Mathieu Kassovitz m’en voulait encore de la notule que j’avais écrite sur son précédent film, Métisse. Il m’avait plus ou moins interdit de voir le film, mais, grâce à l’attaché de presse, j’ai réussi à le voir quand même. Son film m’avait en effet paru comme une réponse possible à cette question.
Aujourd’hui, je ne pense pas qu’il y ait un héritage aussi direct de tout cela. Il y a bien sûr Abdellatif Kechiche, mais je n’aime pas tellement ses derniers films. Et je ne crois pas qu’un film comme La vie d’Adèle soit une réponse très passionnante. C’est un film qui me paraît extrêmement lourd et simpliste dans son traitement des rapports de classes, même si effectivement il ne s’agit pas de métissage ethnique. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi le film n’a pas été plus interrogé par la critique .Je trouve que c’est un cinéaste assez lourd. Après L’esquive, que j’ai beaucoup aimé, j’ai plutôt décroché… Kechiche aurait pu être l’héritier de toutes ces problématiques, mais à l’arrivée il n’a pas réussi à s’imposer. Du coup, je n’en vois pas d’autres dans le paysage du cinéma français. J’oublie peut-être des films qui contrediront ce que je vais dire, mais je ne suis pas sûr que le cinéma français ait vraiment réussi à appréhender ces problématiques sociales et politiques. Je n’ai pas le sentiment qu’il ait produit des réponses très fortes.
Comment s’est faite la transition entre l’écriture critique et la réalisation d’émissions radiophoniques comme Cinéma Song ?
La radio a toujours été une forme que j’aimais bien. J’en ai fait assez tôt, dans les années 80-90, où j’intervenais ici et là en tant que critique. J’étais donc assez familier du monde de la radio… À un moment où j’avais le désir de m’échapper de la critique, la radio m’est apparue comme une alternative, comme un autre moyen de poursuivre quelque chose qui ne relève plus de la critique. Et peut-être davantage de la programmation…
Qui reste une réflexion autour du cinéma, mais indirectement.
Oui, c’est ça qui m’intéresse aujourd’hui. Plutôt que d’être pris dans la logique de la critique au sens strict du terme. Ce n’est pas radicalement à l’opposée non plus. C’est à voir plus comme une forme de prolongement de ce que j’ai pu faire avant, une façon de m’adonner à ma passion de la musique.
Vous avez réalisé des films (Je suis un no man’s land), fait de la critique, écrit des livres (John Cassavetes, David Lynch, éd. Cahiers..), animé des émissions de radio.. ; Vous vous définissez comment aujourd’hui ?
J’ai un peu de mal à le faire (rires). Comment dire… je me sens à la croisée de plusieurs territoires sans vraiment en habiter un. Tout ça participe à mon rapport au cinéma. Je parle de la dissémination du discours sur le cinéma, il faut croire que moi-même je suis disséminé au travers de mes propres activités. C’est un statut assez curieux, que j’aime et qui me correspond bien. J’ai du mal à me définir. Quand on me demande ce que je fais, je ne sais jamais comment répondre. Après, je vous dirais que la radio est mon activité principale aujourd’hui, en termes économique au moins… Mais, pour moi, participer à ce mélange d’activités et de formes correspond aussi à quelque chose de l’époque. Je pense que c’est le passage à la réalisation de films qui m’a donné l’envie et la liberté de manipuler les sons, les images, à la radio comme à Blow up. Pour continuer à toucher le cinéma en quelque sorte. Peut-être aussi que le cinéma est devenu ce grand réservoir dans lequel on puise des idées, des sensations, des expériences. C’est finalement ça que je ressens quand je fais de la radio ou Blow up. J’ai cette idée que le cinéma est un monde dans lequel on peut s’approprier librement des choses. Mais en même temps, en disant ça, je participe à ce que je critique d’une certaine façon.
En même temps, nous sommes soumis à notre époque.
Oui. On ne peut pas vivre en dehors de son époque de toute façon. L’avantage de cette époque, c’est peut-être qu’on a une plus grande liberté. Il n’y a plus de discours d’autorité. Ce qui peut être inquiétant, problématique aussi. Quelqu’un comme Daney, ça comptait dans les années 80….Je constate chez un certain nombre de gens un désir d’appréhender une forme et un contenu qui leur donneraient un cadre d’apprentissage. C’est devenu complexe de s’y retrouver. Peut-être que les spectateurs, les cinéphiles, ont besoin d’un discours qui cadre un peu l’histoire et la géographie du cinéma.
Entrevue raccourcie
en format-papier
Séquences
nº 300
(janvier-février 2016
p. 42-45
En kiosque
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