Articles récents

No 340 – Un instant décisif

27 septembre 2024

ARRÊT SUR IMAGE. Un instant est figé, capturé. C’est Matt et Mara qui s’entrelacent, les deux personnages principaux du film éponyme Matt and Mara du cinéaste canadien Kazik Radwanski (1). Il et elle s’entrelacent. Ou il l’enlace. Comment savoir ? L’instant ne le dit pas. Les corps sont serrés; les têtes sont collées. Mais quelque chose cloche : le regard de Mara, son poing à demi fermé. Elle semble hésiter, ne pas être convaincue qu’elle devrait être là, dans ses bras. Y est-elle vraiment ? Là ? Elle semble ailleurs, avec elle-même ou dans un autre temps, peut-être.

Je ne peux m’empêcher de scruter l’image. De la regarder encore et encore. De la décrire, et tenter de la comprendre. J’ai toujours été subjuguée par les images, comme ensorcelée. Incapable de rationaliser comment et pourquoi une seule image peut dire et contenir autant. C’est sûrement pour cela que je suis allée étudier la photographie pendant trois ans, trop obsédée par leur magie. Cette image de Matt and Mara contient tout le film en un photogramme : l’amour, le doute, la déception, les choix. Un instant qui renferme tout, qui résume tout. Un instant décisif, comme l’a proposé le photographe Henri Cartier-Bresson. Dans une entrevue à Radio France (2), Gueorgui Pinkhassov, photographe de l’agence Magnum et ami de longue date de Cartier-Bresson, raconte que le concept d’instant décisif n’est pas tant, en fin de compte, ce que les gens ont pu en croire. Non, ce n’est pas un cliché impossible, un frein au parfait moment, au quelque dixième de seconde idéal. Ce sont plutôt des dizaines d’arrêts, de prises qui ne relèvent pas toutes de la trempe d’un génie. Ce sont des dizaines de captations spontanées parmi lesquelles il est ensuite possible de sélectionner cet « instant décisif ». Voilà qui brise un peu la magie.

Avec ses images mouvantes, est-ce que le cinéma est, lui, à jamais condamné à ne posséder aucun instant décisif, les images se noyant les unes dans les autres comme un flot incontrôlable et infini ? Pourtant, quand j’entends parler Pinkhassov des planches contact de Cartier-Bresson, je me dis que si le doigt — et la motivation — du photographe y était, les 24 négatifs d’un instant, vus à plat sur le papier photographique, pourraient être les 24 images nécessaires à la construction d’une seconde cinématographique. Et alors, l’instant décisif y serait, y vivrait, même s’il restait invisible.

Quand je vois l’image de Matt and Mara, je repense au film. Et je ne sais plus si cette image y réside. Est- ce que ce moment a eu lieu ? Je ne sais plus, et je préfère ne pas vérifier. Pour moi, ce moment y est même si je pense qu’il n’y est pas. Ce n’est peut-être qu’une mise en scène, qu’un moment planifié et joué pour la caméra. Un tableau déjà arrêté, sans mouvement. Ce n’est peut-être qu’une fiction. Comme tout le film, finalement. Une œuvre. Un mensonge. Jean-Luc Godard a dit : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est 24 fois la vérité par seconde (3) ». Pourquoi mêler le mensonge et la vérité à tout cela ? La question est trop vaste.

Je ne sais pas pourquoi je vous parle de photographie puisque le film parle d’écriture, de littérature. Lorsque j’ai commencé à écrire — de la poésie, des nouvelles —, une autrice m’a dit que j’écrivais comme on prenait des photographies. Et puis, je suis devenue photographe et je me suis mise à écrire des textes pour accompagner mes images. Comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Pour moi, du moins. Chacun incomplet. C’est peut-être pour cela que le cinéma relève de quelque chose d’encore plus grand, à mes yeux. Il est un tout. Un amalgame de plusieurs arts.

Et si l’instant décisif d’un film était une image, un son, un moment, un sentiment qui nous reste à l’esprit après le visionnement ? Un quelque chose qui encapsule, pour nous, l’entièreté de l’œuvre. Tout cela relève du souvenir. De l’amour. Pas l’amour que Matt a pour Mara ou que Mara a pour Matt. Plutôt de l’amour pour ce qui a peut-être été ou qui aurait pu être. Un amour de l’impossible et l’improbable.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) La photographie mentionnée est celle qui fait la couverture de ce numéro.

(2) « Cinq photos révélatrices. Épisode 1/5 : Henri Cartier-Bresson et la révolution de l’instant décisif », Ils ont changé le monde (balado), Radio France (26 juillet 2021).

(3) Cette citation est tirée de son film Le petit soldat (1963) et est, depuis, reprise encore et encore comme l’une des grandes citations de Godard.

Entrevue avec Catherine Breillat

11 juillet 2024

Rachel Goulet

Catherine Breillat lors de son passage à Montréal dans le cadre de la 52e édition du Festival du nouveau cinéma. Crédit photo : FNC Adil Boukind

Récipiendaire d’une Louve d’honneur au Festival du Nouveau Cinéma de Montréal à l’automne 2023, la cinéaste française Catherine Breillat était de passage pour donner une classe de maître dans le cadre du Festival. Rachel Goulet l’a rencontrée pour l’occasion.

Rachel Goulet: L’été dernier est une adaptation du film danois Queen of Hearts. Pourquoi avoir voulu en faire votre propre version ?
Catherine Breillat
: Je ne faisais rien depuis dix ans sans m’en apercevoir. Et puis Saïd Ben Saïd, que j’avais rencontré au Festival de Belfort trois ans plus tôt, m’a contactée. Il avait acheté les droits de remake d’un film danois, et il pensait que je le referrais mieux. Il m’envoie le film, et tout le dispositif scénaristique du mensonge, j’ai trouvé ça génial. Le déni et le mensonge sont au cœur de mon cinéma, aussi. Cependant, je ne voulais pas d’une femme prédatrice. Je ne voulais pas non plus faire de scènes sexuelles crues quand ça n’est pas le sujet. J’ai dit à Saïd que ça m’intéressait vraiment, parce que j’ai tout de suite compris que je pouvais me l’accaparer et adapter ce scénario à ma façon. Même en utilisant les mêmes scènes ou dialogues, beaucoup de choses dans mon film ne sont absolument pas dans les scènes danoises, parce qu’il est beaucoup moins premier degré. Ça, c’est une de mes particularités: je dis souvent à mes acteurs que, chaque fois qu’on dit une phrase, il faut savoir si c’est un mensonge qu’on se fait à soi-même ou qu’on fait à l’autre. Le film n’a plus le même sens, il est beaucoup moins moraliste.

R.G.: Dans votre manière de raconter, vous évitez avec succès ce jugement-là envers vos personnages pour le laisser aux soins du spectateur.
C.B.:
Je déteste la pensée unique du bien. La dictature du bien, elle me terrifie. Humain, ça veut dire faillible. Dans la fiction, les mauvais sentiments, les bons, les fautes qui ne sont pas des crimes, c’est tout simplement l’âme humaine. Maintenant, on est dans la purification de la façon dont les hommes et les femmes doivent se conduire entre eux, dans ce que doivent être les histoires d’amour, dans ce qu’est le désir… C’est simpliste! Moi non plus, je ne suis pas parfaite, dans ma vie, je n’ai pas fait tout bien! Dans la fiction, on doit pouvoir tout se permettre. Il faut montrer comment on est, comment les choses peuvent arriver. C’est pour ça que je ne respecte rien, aucun précepte. Je veux montrer pour montrer, des humains avec leurs défauts et leurs faiblesses, comme vous et moi.

R.G.: Le fait de mettre en scène un personnage dont le métier est de travailler avec les enfants victimes de violences est audacieux dans le cas d’un tel récit d’abus de mineur. Que cherchez-vous à représenter ainsi ?
C.B.:Quand on y réfléchit, c’est de l’empathie. Personne n’est un saint: on a du désir, de la jalousie, on est irrationnels… Trop de morale et de bons sentiments, ça finit par être complètement faux. Les crimes sont impardonnables. Pas les fautes. Anne commet une faute, c’est sûr. En même temps, est-ce qu’on est bien sûrs qu’on ne l’aurait pas commise? On aurait au moins eu la tentation de la commettre. Et puis, en France, la justice est basée sur le mensonge. Les avocats de la défense mentent vertigineusement, et il n’y a qu’eux que les journalistes interrogent. Les filles qui entendent ces mensonges, qui entendent leur agresseur se faire décrire comme un saint, ça fait beaucoup de mal. Anne est du bon côté de la barrière, elle défend les victimes, mais ses confrères, elle les a vus en œuvre défendre les coupables. Il faut qu’elle sache tout, alors elle le dit durement, puisqu’il faut qu’elle l’obtienne de cette jeune fille. Elle est très professionnelle. La justice, c’est comme ça: traumatisant pour les victimes et très injuste.

R.G.: Vous avez écrit ce film avec Pascal Bonitzer. Comment s’est déroulé le processus d’écriture avec votre co-scénariste ?
C.B.:
Pascal a écrit peu de choses, mais ce qu’il a écrit, j’en avais besoin; j’avais besoin de son expérience. C’était la scène du dialogue entre le père et le fils. Moi, je suis très loin des adolescents, et comme je n’invente jamais rien, j’ai eu besoin de son expérience à lui, et ça a beaucoup amélioré la scène que j’avais écrite. Après, il a écrit d’autres scènes qui étaient plus moralistes, donc évidemment, je n’ai pas tout gardé parce que le moralisme ne me parle pas, mais ce qu’il a écrit, c’était essentiel pour la crédibilité du film.

R.G.: Quels sont les défis que vous avez surmontés dans la réalisation pour que vos acteurs restent justes ?
C.B.:
Au cinéma, il faut constamment se demander comment faire pour que ça n’ait pas l’air d’une saynète au théâtre. Souvent, il faut commencer par un mouvement qui va déclencher la parole. C’est mon côté expressionniste aussi. Surtout quand on fait des scènes de sexe à l’écran, c’est très important, il faut de l’art. C’est quand même une confiance entre le metteur en scène et les acteurs. J’ai tout chorégraphié, absolument tout, et les acteurs devaient apprendre ces chorégraphies-là par cœur. Je n’allais pas leur faire subir le moment où je cherche encore la scène. Après seulement, quand tout est établi, c’est là que j’appelle les acteurs.

R.G.: Qu’envisagez-vous pour la suite ?
C.B.: J’ai décidé de mourir sur scène, moi. Je suis faite pour ça. Et puis, ça me rajeunit. Vous savez, j’avais très peur, parce que faire un film, c’est comme faire les Olympiques après s’être entraîné pendant dix ans: on n’a jamais la certitude de gagner. Une fois sur le plateau, je sais tout. C’est mon langage. C’est avant que c’est pénible. Sur le plateau, j’invente constamment, alors que la nuit, je me torture, parce que je ne sais pas comment je vais tourner le lendemain. Je n’ai pas la science infuse d’avance. C’est le plateau qui m’inspire. J’ai d’autres projets en route, avec d’autres producteurs, parce qu’il faut du temps pour faire un film et moi, j’ai trop de mal à attendre.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 337 de la revue (hiver 2024)

Orlando, ma biographie politique

1er juillet 2024

La vie, et rien d’autre

Claire Valade

ORLANDO, MA BIOGRAPHIE POLITIQUE est un documentaire à nul autre pareil pour de multiples raisons. C’est le premier long métrage du philosophe et auteur trans espagnol Paul B. Preciado, qui trace ses premiers pas au cinéma en préférant le documentaire à la fiction, en y injectant non pas une simple dose de fantaisie inspirée par le cinéma de fiction, mais bien une foule de brillants éclats de créativité et d’imagination qui donnent au film un élan, un souffle et une énergie bien particuliers et complètement uniques pour une œuvre de ce type.

À cheval sur le docufiction, le documentaire, la reconstitution, le portrait, le témoignage, l’autofiction et l’essai, le film s’intéresse à un sujet dont Preciado est un expert, celui des études du genre et des politiques sexuelles et du corps. Proposer de parler de lui-même (il annonce d’emblée par le second tiers de son titre que l’œuvre est biographique) et de sa propre expérience d’homme trans lui sert de prétexte pour ouvrir la porte à une vingtaine d’autres personnes trans et non binaires, et ainsi explorer ensemble les multiples expressions de ce que cet état représente de même que les multitudes de façons dont la vie en société, y compris les politiques d’état civil, sont conditionnées pour réprimer leur existence ou, possiblement pire encore, simplement l’ignorer.

Les questions de genre, de ce que la médecine occidentale actuelle qualifie de dysphorie de genre ou sexuelle, sont des enjeux contemporains cruciaux pour la société d’aujourd’hui qui génèrent trop souvent des réactions ou des débats polarisants et creux. Régulièrement oublié dans toutes les controverses suscitées entre la droite et la gauche politique demeure le fait que ce sont des enjeux réellement vitaux pour les personnes LGBTQ+ qui en sont directement touchées. Preciado est loin d’être allergique au débat ou à la controverse, mais sans délaisser pour autant les revendications et une certaine forme de militantisme (après tout, le troisième tiers de son titre annonce bel et bien que son film sera une déclaration politique), il choisit plutôt d’exercer son regard lucide sur toutes ces questions par une approche à la fois ludique, humaine et jouissive. C’est la première surprise du film et la plus inspirante.

Pour ce faire, Preciado choisit d’adopter, plutôt que d’adapter, le roman Orlando: A Biography de Virginia Woolf (et voilà l’énigme du premier tiers de son titre résolue). Adopter parce que le cinéaste en herbe fait sienne l’histoire de ce jeune homme noble qui, non seulement survit aux siècles qui défilent, mais finit par se transformer en femme. Qui plus est, Preciado fait aussi cadeau de cette vie extraordinaire à ses autres protagonistes-témoins qui revêtent la fraise aristocratique d’Orlando et s’annoncent tour à tour incarnations modernes du personnage de Woolf. Suivant le déroulement du roman, Preciado accole les diverses étapes de la vie de ses propres Orlando à celles de l’évolution de l’Orlando de Woolf, y intégrant entre autres ses réflexions sur les lacunes de la médecine, de la psychologie et de la politique actuelles en matière de transidentité et de sexualité au-delà du système binaire occidental traditionnel, mais aussi sur tout le parcours de vie d’une personne trans contemporaine. Malgré la gravité des angoisses et même des traumatismes portés par ses Orlando, les scènes sont drôles, joyeuses, et ses Orlando, épanoui·e·s, candides et totalement, absolument ouvert·e·s et transparent·e·s.

Il flotte sur ce film exceptionnel une sensibilité chaleureuse qui découle des toutes premières scènes, filmées dans un sous-bois, au cœur d’une nature agréable, lumineuse. Les Orlando qui s’y promènent semblent traversé·e·s par un profond sentiment de sérénité et de joie, lequel se transmet ensuite comme une chaîne de bienveillance infinie à l’ensemble du récit et des personnages. Preciado a réussi quelque chose de rare avec ce film : créer une œuvre pamphlétaire non pas par les cris et la provocation, mais par les sourires et la sérénité. En démontrant que la vie, en son essence profonde, est un changement constant de soi, il démontre aussi que les personnes trans ne sont pas si dissemblables de tout le monde au fond; elles font partie de ce grand changement, de ce grand bouleversement de soi à une échelle peut-être différente des personnes cisgenres, mais une échelle qui demeure parfaitement humaine. Orlando, ma biographie politique est une œuvre portée par la grâce.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 338 de la revue (printemps 2024)

2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.