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Les Vidéographes au FIFA – Tracking shots

26 mars 2021

Jason Béliveau

Oh la la du narratif (Sylvie Laliberté, 1997)

Le centre d’artistes Vidéographe célèbre cette année ses 50 ans et pour l’occasion le cinéaste Luc Bourdon (La mémoire des anges, La part du diable) a eu la tâche de « monter » deux programmes de courtes vidéos pigeant parmi un demi-siècle de création faste (plus de 2300 œuvres), présentés en ce moment dans le cadre du Festival international du film sur l’art.

L’avènement de la vidéo au Québec au début des années 70 amène un vent de liberté favorisant les expérimentations. Les vidéastes utiliseront leur outil d’enregistrement à d’autres fins que les cinéastes, ceux-ci souvent prisonniers d’une dichotomie fiction/documentaire. Les captations de performances iront côtoyer des images plus personnelles, filmées à la première personne sous forme de confession, près du journal intime.

Les programmes se déclinent d’ailleurs de cette façon. Le premier (Le théâtre de mes images) est concerné selon Bourdon par « l’idée de l’autoreprésentation, de ce selfie devenu très commun. » Le deuxième programme (Performance pour un écran) se concentre justement sur l’apport de la vidéo dans le développement des pratiques performatives.

Du propre aveu de Bourdon, « [f]aire de la programmation, je n’y vois pas de différence avec le montage, il suffit de savoir la longueur du souffle à tenir. […] Chaque morceau fait partie d’un grand puzzle. Les œuvres font partie d’un tout, mais doivent se répondre. »

Parmi les incontournables des deux programmes, notons d’abord Oh la la du narratif de Sylvie Laliberté, journal intime aux touches naïves sur l’attrait des contraires, alors que Laliberté narre poétiquement sa relation amoureuse avec un prisonnier sur des images d’elle qui danse, heureuse, insouciante presque. Il y a aussi le remarquable Joan and Stephen (Monique Moumblow, 1996), débutant dans une mise en scène formaliste, très près du film noir ou du mélodrame, avant de basculer vers une confession fantasmée de la cinéaste. Ce survol d’une pratique méconnue est une invitation à plonger dans la Vithèque de Vidéographe en ligne et de prolonger le plaisir et les découvertes.

Citations de Luc Bourdon tirées d’une entrevue menée par Nicole Gingras dans le cadre du FIFA

Pour voir les programmes (jusqu’à dimanche le 28 mars)
Vidéographe 1 – Le théâtre de mes images
Vidéographe 2 – Performance pour un écran

Philippe Falardeau – Le charme discret de l’émotion

8 mars 2021

Crédit photo : Julie Artacho

Propos recueillis par Anne-Christine Loranger

Annoncé (à tort) par la rumeur comme le Devil Wears Prada(2006) de la littérature, My Salinger Year de Philippe Falardeau a bien plus à voir avec un coming of age mutuel, genre Finding Forrester (2000), qu’avec la relation de harcèlement moral relatée dans le roman de Lauren Weisberger et magistralement portée à l’écran par le couple Streep-Hathaway. Si on y retrouve également le récit autobiographique d’une jeune femme à son premier emploi (Margaret Qualley) confrontée à une femme d’expérience (Sigourney Weaver), la comparaison doit s’arrêter là, au risque de créer de la déception. Séquences a rencontré Philippe Falardeau à Berlin, à la suite de la sortie du film en ouverture officielle du Berlinale 2020.

Monsieur Falardeau, pour préparer cette entrevue, je me suis assise au piano à queue du Hyatt Berlin, parce que c’était le seul endroit qui me semblait évoquer l’expression quiet emotional [silencieusement émotif], qui pour moi informe tout le film.

C’est drôle cela, Martin Léon [le compositeur de My Salinger Year] est allé s’y asseoir à ce piano à queue, hier soir.

Vous avez dit en conférence de presse avoir choisi cette phrase pour centrer votre film, mais aussi parce qu’elle vous ressemble. Est-elle aussi centrale dans le livre de Joanna Rakoff [My Salinger Year, 2014] que dans le film ?

Non, ce n’est pas aussi central. C’est important dans le livre, mais il y a beaucoup de choses d’importance simultanée dans le livre que tu ne peux pas explorer dans un film parce que tu ne peux pas explorer plusieurs couches en même temps. Le quiet emotional dans la vraie lettre du garçon de Winston-Salem qui écrit à Salinger, c’est un lapsus.

Un lapsus ou un extraordinaire jeu de mots avec quiet emotional, qui signifie « très émotif » ?

Ce n’est pas un jeu de mots. À moins que je… En fait, cela n’a pas d’importance ! Je pense qu’un lapsus informe sur la pensée de quelqu’un. Et elle, Joanna [Margaret Qualley], se rend compte que c’est ce qu’elle-même est devenue. La difficulté du film, parce qu’il n’arrive rien de spectaculaire, c’est comment créer cette tension qui va soutenir l’intérêt du spectateur. Il faut que ce soit quelque chose qui est non dit, mais qui est là depuis le début. Joanna se fait un peu embobiner par un mec et devient sa blonde du jour au lendemain, sans trop savoir pourquoi et sans avoir dit à son autre gars qu’elle le laissait. Tout est non dit. Puis là, elle est prise dans du non-dit et se retrouve dans une agence où on lui dit « Toi, tu n’écris pas des histoires ? Parce que moi, je n’embauche pas quelqu’un qui écrit des histoires ! » et elle répond « Non, je n’écris pas d’histoires », alors que oui, elle en écrit. Et là, elle se retrouve dans un entonnoir de non-dits qui informe sur qui elle est, sur ce qu’elle garde à l’intérieur d’elle. Et donc, il y a un autre moment central dans le film où elle dit « Comment se fait-il qu’on fasse tous semblant ? ». Il y a un passage dans le livre que je reprends, quand elle écrit la lettre pour répondre au garçon de Winston-Salem avec le dictaphone et qu’elle dit « We’re all pretending that everything is fine » et au fond, il n’y a rien qui est fine. Et je pense qu’elle a vécu cela dans sa propre vie. Joanna Rakoff n’a pas été voir la vraie Margaret [Sigourney Weaver] à la maison avec un bouquet de fleurs, mais elle en parlait dans son livre comme une intention qu’elle portait et je me suis dit « Ah ! C’est une porte. Il faut l’ouvrir et faire une scène avec cela ».

Et filmer quiet emotional, on fait cela comment ?

Ben, c’est des gros plans sur des visages…

Je dis cela parce que la lumière est très particulière, comme une bulle d’or qui nimbe Joanna.

Oui, c’est une lumière éthérée. C’est ce que je souhaitais avec la directrice photo Sara Mishara. Le film commence avec Joanna qui regarde à la caméra et qui invite le spectateur dans une convention où il est dit « Je vais vous raconter quelque chose qui vient de se passer, avec le recul ». Et là, on est dans cette bulle, qui permet aussi des apartés un peu plus poétiques. Donc la lumière devait centrer sur Joanna parce que, et je reviens sur cette explication, étant donné que ce n’est pas une histoire avec des revirements de situation, c’est une histoire où tu dois être dans la perspective et dans l’intimité de quelqu’un. La lumière devait composer avec cela.

Et l’esthétique que vous cherchiez, au-delà de la bulle, dans New York ?

New York, c’était un peu ce qu’on pouvait faire avec les moyens qu’on avait. Il fallait que je respecte certaines choses au niveau de la crédibilité, mais les tournages ont eu lieu à Montréal, donc c’était plus de dire « Je suis dans le Brooklyn des années 1990, c’était un peu plus sale et je ne peux pas ouvrir le champ de la caméra, parce que je n’ai pas les moyens, on est à Montréal ! ». Après, cela devient Manhattan dans la rue. Cela je pense qu’on l’a bien eu même s’il y a très peu de scènes. Et après, c’est l’agence littéraire. Mais l’agence donne une coloration au reste du film qui est hors du temps parce que quand on rentre dans l’agence, on n’est plus en 1995, on est presque en 1930. C’est ce qui donne la coloration ambrée au film, parce que ce sont des textures de vert foncé, de brun, d’or, c’est de l’art déco et donc c’est ce qui donne la coloration au film et à ce New York-là. On a refait les décors de l’agence de Salinger dans l’édifice Halstead à Montréal, selon la description du livre de Joanna Rakoff. Et la vue de l’extérieur c’était des édifices de Montréal, la Banque Nationale, la Banque de Montréal, mais cela avait l’air de Manhattan. L’esthétique que je voulais c’était une caméra relativement stable, posée, proche de Joanna, avec des moments exutoires comme le moment de danse où là, on ouvrait un petit peu et on utilisait la steady cam

[Ici, notre entrevue s’est interrompue cinq minutes à cause de l’apparition d’une tornade. Une splendide tornade de gens qui embrassaient et remerciaient Falardeau avec effusion et proposaient de travailler à nouveau avec lui, particulièrement Sigourney Weaver, vêtue d’un sublime tailleur pantalon rose et noir qui lui faisait une silhouette de rêve. La vie de critique, parfois, peut être un grand cadeau !]

Je ne vais pas vous demander si Sigourney Weaver est facile d’approche…

Très facile d’approche ! C’est seulement la nervosité de rencontrer quelqu’un que tu as vu pendant des années… Le problème avec les stars ce sont les barrières que constitue l’entourage. Une fois que cela est franchi et que commence le travail, tu parles comme avec n’importe qui. Ce qu’elle aimait c’est que des fois je me roulais par terre, j’allais me cacher en dessous du bureau pour faire rire le monde, pour me déstresser aussi. Les acteurs sont tout le temps dans des situations de jeu. C’est cela qu’ils font, ils jouent. Et moi aussi, je joue. Je ne joue pas leur rôle, je joue moi-même.

Séquences à la Berlinale 2021 – Jour 6

7 mars 2021

La mif (Fred Baillif) – Génération – Ours de Crystal du Meilleur film jeunesse 14 plus

Coups de poing au cœur

C’est un film coup de poing. Pas seulement parce qu’il montre un groupe d’adolescentes dans un foyer pour jeunes en nous révélant l’intimité de leur lutte pour leur survie au sein d’un système en panne. C’est aussi parce que ces jeunes filles ont trouvé au sein de ce groupe qui ne s’est pas choisi, leur mif, leur famille.  Et que cette famille leur est essentielle.

C’est un film coup de poing. Pas seulement parce qu’il montre les interactions souvent brutales de jeunes dans un foyer mais aussi leurs éducateurs, menés avec empathie par la directrice Lora (Claudia Grob), leurs difficultés, leurs maladresses et leurs coups de barre.

C’est un film coup de poing. Pas seulement à cause des abus et négligences qu’ont subi ces jeunes filles, mais aussi les abus qu’elles commettent, les crises qu’elles engendrent par colère ou par défi, sans en comprendre la portée.

C’est un film coup de poing. Pas seulement parce qu’il superbement joué par des actrices qui parviennent à nous faire rire autant qu’elles nous font pleurer. C’est aussi parce que le montage déconstruit de leurs histoires et de celle de Lora est un bijou de précision qui garde l’intérêt du spectateur sans le perdre dans des méandres.

C’est un film coup de poing. Pas seulement à cause de la précision de ses cadrages et la beauté de ses gros-plans mais aussi parce qu’en s’approchant au plus de la vérité sans chercher à faire joli, il nous montre une splendide et éclatante vulnérabilité. 

C’est un film coup de poing. Pas seulement pour la pertinence de son écriture, mais parce la sexualité ouverte, branchée et sans complexe d’Audrey (Anaïs Uldry), Novinha (Kassia Da Costa), Précieuse (Joyce Esther Ndayisenga), Justine (Charlie Areddy), Alison (Amélie Tonsi), Caroline (Amandine Golay) et Tamra (Sara Tulu) est un majeur tendu vers l’administration qui les gère et à qui elle fait peur. 

C’est un film coup de poing.

C’est un film coup de fouet.

C’est un film coup de couteau.

Un film magnifique qui va droit au cœur.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

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