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No 339 – Ce ne peut être qu’une maison

18 juin 2024

C’EST L’HEURE BLEUE. L’heure où le temps bascule entre le jour et la nuit. Dans la pénombre incertaine, les couleurs prennent une autre teinte; les formes, un nouveau visage. Une bicyclette est abandonnée, en urgence, dans l’entrée. Ce ne peut être qu’un enfant; ce ne peut être que l’été. La rue semble vide, mais une lumière demeure. Une lumière de l’intérieur qui appelle à la chaleur, au confort, à l’intimité. Ce ne peut être qu’une maison.

La maison présente en couverture, c’est celle d’Adam (1). C’est une maison banale, comme tant d’autres. Un bungalow nord-américain, dans une banlieue pas si nantie, mais tout de même privilégiée. Dans sa banalité, la maison d’Adam transmet son essence. C’est le lieu de l’enfance, où l’on grandit et se construit, parfois dans la connivence, parfois dans la rivalité. C’est le lieu des premiers rêves, du réconfort et de la sécurité; le lieu où l’on reviendra toujours, ne serait-ce qu’en pensées; celui qui nous habitera longtemps, plus longtemps que nous l’avons habité, puisqu’il aura contribué à construire notre identité.

L’identité… n’est-ce pas un concept des plus fourbes ? Elle nous offre un fort sentiment de sécurité tout en nous poussant constamment au bord du précipice. Synonyme d’unité et de spécificité, elle est pourtant confrontée à un monde et une temporalité qui ne sont que changements. Sous ses rêves de solidité, elle s’apparente à une maison intérieure, un chez-soi fictif, que nous bâtissons sur des fondations pérennes et que nous continuons de monter, bloc après bloc, tout au long de notre vie. Loin des pailles et du bois, elle prône les briques et le béton. Et, donc, impossible d’imaginer qu’elle puisse s’envoler ou s’effondrer: le choc et la douleur seraient trop grands; l’effort de reconstruction, trop majeur. Mais les intempéries et les agressions viendront, nécessairement. Les possibilités de changement, de transformation et de métamorphose pleuvront. Ainsi, gagnons-nous vraiment à nous évertuer à construire cette maison en pierres ? En cherchant l’immuable, ne nous condamnons-nous pas à concevoir le changement comme une perte, une rupture, un dérangement détruisant du même coup une partie de nous-mêmes? En cherchant la cohésion, ne nous contraignons-nous pas à clôturer notre maison, engendrant des laissés-pour-compte et des duels entre ce qui est admis et n’est pas admis dans cette boîte identitaire ?

Que nous le veuillons ou non, que nous nous en rendions compte ou non, les boîtes qui nous habitent et nous entourent sont multiples, des boîtes qui, par leur identité, nous aident à définir la nôtre. Avec ses styles et ses approches, le cinéma offre aussi ses propres boîtes : le cinéma d’auteur, le cinéma commercial; le drame, la comédie, la science-fiction; le cinéma d’ici, le cinéma d’ailleurs, le québécois, le canadien, l’international, etc. Ces boîtes s’accumulent dans nos greniers personnels, pénétrant nos propres boîtes — le cinéma qu’on aime, celui que l’on n’aime pas — mais viennent aussi avec leur propre identité : une identité que nous définissons nous-mêmes, souvent socialement et collectivement. Si certaines boîtes peuvent sembler simples à définir, c’est évidemment celles qui touchent à la sphère du politique, qui engendrent leur lot de décisions sensibles. Ainsi, comment définissons-nous aujourd’hui « le cinéma québécois »? Un cinéma qui s’exprime, au moins partiellement, en joual ? Un cinéma tourné au Québec ? Un cinéma tourné n’importe où, mais au moins financé avec de l’argent du Québec ? Financé majoritairement avec de l’argent du Québec ? Un cinéma qui s’exprime dans n’importe quelle langue, filmé dans n’importe quel pays et réalisé par une personne résidant au Québec, si le film n’est pas produit financièrement par un autre pays? Un cinéma réalisé par une personne s’identifiant comme québécoise ?

Questionner ces catégorisations peut peut-être sembler futile, mais c’est nier qu’elles portent des identités qui, elles, nous habitent, nous construisent. Nous sommes encore loin de la paille qui pourrait s’envoler au moindre coup de vent. Mais nos maisons, de briques et de béton, illuminées dans la pénombre, peuvent sûrement accueillir chaleureusement nos corps qui, eux, comme Adam, changent, grandissent, se transforment et se métamorphosent.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Adam est le personnage principal d’Adam change lentement, premier long métrage de Joël Vaudreuil qui fait l’objet du dossier de ce numéro.

No 338 – N’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art

8 avril 2024

AU MOMENT OÙ J’ÉCRIS CES MOTS, voilà déjà deux semaines que Sora, le nouveau générateur d’images vidéo de haute qualité et de longue durée (une minute) a été lancé par OpenAI. Une révolution survenant à un rythme effréné et suivant une courbe de croissance exponentielle. Lorsque ces mots seront publiés, l’intelligence de Sora aura grandement évolué et d’autres générateurs auront peut-être même déjà vu le jour. Nous vivons une période de profonde métamorphose de l’image, de la photographie et, très bientôt, du cinéma. Mais n’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art.

En 1945, André Bazin, théoricien et critique de cinéma, a dit que l’arrivée de la photographie, avec son caractère de «reproduction mécanique», avait libéré les arts plastiques de leur «obsession du réalisme», leur « obsession de la ressemblance (1) ». L’essence de cette reproduction mécanique du monde réel est ainsi cette promesse que quelque chose a été (2), une promesse qui, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », nous « [oblige à] croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté (3) ». À cette promesse de réalité s’est ajoutée pour plusieurs la notion de vérité, causant un tollé en 1982 lorsque le magazine National Geographic a publié une photographie modifiée des pyramides de Gizeh, montrant celles- ci plus rapprochées l’une de l’autre qu’en réalité. Ce fut, pour certains, le début de l’ère post-photographique ou tout simplement la mort de la photographie.

Tant de bouleversements basés sur une promesse. Si l’intelligence artificielle arrive, à son tour, avec sa promesse, j’imagine que celle-ci serait « tout est irréel ». Comme la photographie a un jour libéré les arts plastiques de leur obsession du réalisme, est-ce que l’IA libérera les arts de reproduction mécanique de leur contrat ? Les manipulations d’images sont, bien évidemment, chose courante depuis l’arrivée du numérique et même depuis les débuts de la photographie argentique. Ce que nous vivons plutôt, c’est une démocratisation exponentielle des moyens pour y parvenir, voire pour créer et produire sans aucune connexion physique directe avec le monde réel. Une démocratisation qui viendra nécessairement avec son coût et sa révolution.

Sommes-nous au début de l’ère où chaque individu pourra générer le film parfait, pour lui seul ? Des films sans longueurs, divertissants, émouvants, avec des effets spéciaux impeccables, de la lumière et des couleurs indépendantes de toute surprise et intempérie provenant du monde réel ? Est-ce que l’expertise n’aura plus besoin d’être acquise, mais sera plutôt accessible à tous et à toutes à condition de l’acheter et ce, à un prix de plus en plus dérisoire ? Et alors, quels films resteront ? Que restera-t-il à critiquer pour la critique ?

Un film, c’est bien davantage que des choix techniques, bien plus qu’un divertissement sans failles, qu’une illusion pleine d’émotions : c’est un acte de communication. C’est la prise de parole d’une personne qui souhaite partager quelque chose avec le monde. Regarder — et critiquer — une œuvre cinématographique, c’est ainsi chercher à comprendre le discours qui la sous-tend, c’est le vivre, le ressentir et le partager de nouveau, sous d’autres termes, d’autres angles, d’autres perspectives et d’autres sensibilités. Derrière un discours, il restera toujours une voix. Et cette voix, pour être unique et riche, restera — je l’espère — toujours d’abord marquée par une expérience humaine spécifique du monde. Cette expérience est — j’ose croire — la première chose qui survivra et qui constituera l’essence de l’œuvre d’art que nous continuerons à prendre plaisir à découvrir, scruter, écouter, comprendre.

C’est dans cette perspective de penser les films au-delà de leurs minutes à l’écran, de les penser comme des processus, que je suis heureuse d’inaugurer une nouvelle section à la revue : le cahier d’étude. Cette section, que j’espère poursuivre dans de prochains numéros et qui trouve son extension sur la page couverture, propose une série d’images tirées de la période de recherche d’un film — ici Soleils Atikamekw. Je voudrais sincèrement remercier la cinéaste Chloé Leriche, le photographe Glauco Bermudez et notre designer graphique Simon Fortin pour le temps, la confiance et la collaboration inestimables.

Bonne lecture, bonne découverte, bon cinéma.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) André Bazin. « Ontologie de l’image photographique », in : Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Les Éditions du Cerf, 1981 [1945], p. 12.
(2) Cette théorie a été proposée et développée par Roland Barthes dans son livre La chambre claire — Note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma; Gallimard; Seuil, 2013 [1980].
(3) André Bazin, ouvrage déjà cité, p. 13.

Festin boréal

5 avril 2024

La bête lumineuse

Alain P. Jacques

Dans la lignée de sa récente installation 7 paysages, présentée aux derniers Rendez-vous Québec Cinéma, Robert Morin poursuit avec Festin boréal son observation du territoire sauvage québécois. Ces projets, qui ont germé depuis que le cinéaste habite davantage la forêt que la ville, marquent une rupture évidente dans sa filmographie, sans pour autant s’en éloigner. Comme à son habitude, le scénariste-réalisateur s’amuse à brouiller la frontière entre le réel et la fiction avec une proposition formelle originale et inusitée invitant à la contemplation de ce qui, à la base, devrait être rebutant.

Alors que l’automne flamboie, un majestueux orignal en rut flaire une femelle. À l’instar du buck de la chanson de Desjardins, l’accouplement n’aura pas lieu. En effet, la flèche qui l’atteint mortellement au flan n’a rien à voir avec celle de Cupidon. Elle provient de l’arbalète d’un chasseur (Robert Morin) qui abandonne son trophée après avoir pris soin de l’immortaliser dans un égoportrait. L’essentiel du film se concentre alors sur la lente décomposition du cervidé ainsi que sur le cortège d’animaux et d’insectes venant successivement s’y repaître.

Avec l’idée d’appliquer des distorsions aux traditionnels documentaires animaliers de la BBC, Morin dévoile la besogne habituellement invisible de cette faune forestière en se permettant, au passage, quelques entourloupes qui font sa signature. Alors que 7 paysages plaçait le spectateur au centre du dispositif circulaire en l’immergeant dans un panorama de 360°, Festin boréal procède d’une mécanique inverse. Il le maintient à proximité, aux premières loges de l’action allant même jusqu’à offrir des points de vue subjectifs d’animaux et des images de l’intérieur de la carcasse.

Un tournage exigeant qui s’échelonne sur trois ans utilisant plusieurs dépouilles récupérées sur le bord de la route. Principalement tourné autour de chez lui mais aussi en Outaouais, au Saguenay et en Gaspésie, il lui aura fallu user de patience et de ruse pour parvenir à obtenir les images des charognards à l’œuvre. « Nous avons placé trois orignaux dans trois coins différents du parc La Vérendrye, loin de toute présence humaine. Cinq caméras par site munies de détecteurs de mouvements intégrés. Nous allions récolter les cartes SD deux fois par semaine pendant cinq mois. »

Sans comédiens ni narration en voix off, le passage des saisons devient le fil conducteur d’une nature vulnérable où l’humain joue un rôle perturbateur. Pas de musique non plus pour magnifier les superbes images recueillies par une équipe de collaborateurs, dont Thomas Leblanc Murray assumait la coordination. Que le chant des oiseaux, le craquement des arbres, le martèlement de la pluie et le souffle du vent hivernal pour briser le silence de la bande sonore conçue par Martin Pinsonnault. Avec ses caméras-témoins dissimulées tout autour de la carcasse, le cinéaste impose de longs plans fixes s’enchaînant doucement au rythme des changements de la lumière des jours. « Je ne me souviens pas du nombre d’heures [de matériel enregistré] et j’aime mieux pas. On a épluché ça à deux, [le monteur] Elric Robichon et moi, durant un an ».

Les geais bleus utilisant le panache comme perchoir tandis que le porc-épic le gruge pour aiguiser ses dents, même mort, cet élan d’Amérique demeure un maillon précieux de cet écosystème. Il assure une nourriture de subsistance aux nombreux résidents de la forêt comme le résume admirablement l’affiche du film. Pour sa 38e production, il importait au cinéaste « de montrer l’utilité de la mort dans la nature, sa propreté, alors que même nos morts sont polluantes ».

Expérience audiovisuelle d’une rude poésie, Morin fait la démonstration de l’œuvre du temps en renvoyant le spectateur à sa propre condition de mortel. Même s’il donne l’impression de s’être assagi, il n’en demeure pas moins que le regard qu’il porte sur le monde reste pertinent et sensible en cette ère de bouleversements climatiques. Apôtre écologiste ? « J’ai fait ce film pour moi d’abord. Il n’est donc pas pédagogique et encore moins propagandiste. »

Présenté dans le cadre de récents festivals en Abitibi et à Montréal, ce deuxième volet d’une trilogie devrait sortir en salle en février 2024. « Après le végétal et l’animal, j’aimerais faire un film sur les trois instincts des Sapiens, mais avec la même approche zoologique, peut-être avec des gens qui pratiquent le nudisme. Mais c’est à voir. »

Nota : Toutes les citations proviennent d’un entretien entre l’auteur et le cinéaste.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 337 de la revue (hiver 2024)

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