4 avril 2019
Il n’est guère surprenant que l’essai poétique de Nadine Gomez débute par une citation de la politologue et philosophe germano-américaine Hannah Arendt, elle-même influencée par les écrits, entre autres, d’Aristote. Une phrase simple, mais de profonde portée « Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous, uniquement en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains… » Et puis, une entrée en matière, complainte d’une jeune femme en rapport à la disparition d’un être cher qui saura boucler le film avec la présence d’un homme qui se dirige vers un horizon incertain. Le monde, ainsi vu, par le biais d’une cité fondatrice, Athènes, là où tout a commencé, ville-emblème de cette civilisation occidentale qui, de nos jours, et à très grande vitesse, renvoit à la fin d’une conscience millénaire et le début d’une autre, inconnue, difficile à déchiffrer parce que nue, résistant à tout acte d’agression constructive qui consiste à enlever les masques déconcertants afin que nous puissions savoir où nous nous dirigeons.
Entre ces deux séquences émotives, la souffrance d’une femme devant la mort et le chagrin d’un homme pour son fils, en prison, un quartier de la ville des Dieux présenté comme un monde à part, Exarcheia, là où en 2008, des manifestations ont eu lieu en hommage à Alexandros Grigoropoulos, un adolescent de 15 ans tué par un agent de police d’Athènes, acte à peine évoqué dans le très beau film de 2011, Wasted Youth (qu’on pourrait traduire simplement par Jeunesse perdue), d’Argyris Papadimitropoulos et Jan Vogel.
Et puis, une échappée nocturne dans ce quartier pris entre la tourmente de la crise économique et l’obsession d’une réappropriation d’une âme grecque perdue. Comme décors, des murs remplis de graffitis, pour la plupart en grec, mais certains en anglais ou autres. Qu’importe. Revendicateurs, héroïques, provocateurs, pour faire réagir, pour simplement déconner, et pourquoi pas.
Et des individus choisis par Nadine Gomez qui parlent de leurs vies, leurs envies, le vide de l’existence. Serveuse de bars sans vraiment de clients, troupe d’un théâtre de fortune où l’art dramatique devient arme de résistance, spectateurs qui tentent d’oublier un présent rempli de larmes et sans promesses.
Et bien entendu, on parle aussi d’Alexis Tsípras, celui qui a tant promis et rien livré, à l’intérieur d’une Union européenne dominée par les Grands. Exarcheia, c’est aussi le quartier de prostituées (ici représentées par un transgenre ou peut-être travesti d’une beauté radieuse et qui a des choses intéressantes à dire), de flâneurs, de jeunes en short « ¾ » noirs qui foutent le bordel ou se comportent mal à juste titre, et de groupes de Heavy Metal qui se révoltent ou jouent leur musique pour de bonnes et parfois de mauvaises raisons.
Il fut un temps au 20e siècle où les Grecs quittaient leur pays pour un meilleur avenir à l’étranger. Aujourd’hui, le pays accueille (ou essaie) ceux et celles venu(es) de ce qu’on appelait jadis tiers-monde. Ce qu’on constate de plus émouvant dans Exarcheia, c’est le cri d’alarme lancé, des larmes de souffrance sans faire de bruit, celles de voir une civilisation disparaître devant la fausse pluralité du monde d’aujourd’hui, un pays sans réformes qui se laissent noyer. Racistes, xénophobes, les Grecs? Peut-être bien que oui ou peut-être bien que non? Mais une chose est claire : cet endroit du monde veut revivre.
Le film de Gomez ne le clame pas à haute voix, mais on le comprend entre chaque parole prononcée. Athènes est « une beauté blessée » dira une des interlocutrices. Elle respire sans exister, par accoutumance et non plus par fierté. La force du film réside aussi dans le choix des intervenants, des individus quasiment fantomatiques qui, pris dans la pénombre des nuits d’étés, déambulent dans ce quartier en ne sachant plus où se diriger.
C’est un film triste, bouleversant, déchirant, mais qui aborde aussi le thème si important de nos jours, la communication, l’oralité, le rapprochement vers l’autre. C’est filmé la nuit dans de couleurs chaudes, cadrant les moments et les personnages non pas en les épiant mais en les suivant dans leurs quêtes utopiques.
Exarcheia, un endroit particulier édifiant où l’avenir d’un pays se bâtit par le débat, toutes générations confondues, comme dans la Grèce antique.
Car même les rues, les murs, les immeubles se cherchent, parfois quasi dilapidés par le temps, l’Histoire. Quelques plans du ciel étoilé et de la lune qui n’a pas tiré sa révérence expliquent probablement que les Dieux, possessifs, et particulièrement Athéna, jalouse, ont abandonné cette partie de la ville, voire même sa ville, laissée à ceux qui n’ont plus rien, qui vivent le système de la débrouille et qui survivent par la parole et les gestes. Ils n’ont rien perdu de leur intelligence. Justement, ce plan final déjà évoqué qui sous-tend que la Grèce ne peut être sauvée qu’en revendiquant et en mettant en pratique les préceptes moraux et démocratiques de son ancienne civilisation.
C’est sans doute ce qu’a voulu dire une Nadine Gomez lucide, humaniste, utilisant le cinéma comme outil de conscientisation sociale et politique, revendiquant dans le même temps des préoccupations d’ordre esthétique. Comme s’il fallait récupérer le temps perdu depuis des siècles. Exarcheia, un endroit particulier édifiant où l’avenir d’un pays se bâtit par le débat, toutes générations confondues, comme dans la Grèce antique.
Crédit photos : © Les Films du 3 mars
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