3 juillet 2021
On associe beaucoup plus la ville de Munich à la bière qu’au cinéma. C’est pourtant la ville-hôtesse du second plus grand festival de films en Allemagne et le premier en Europe à ré-accueillir des visiteurs en salle. Au cours de ses 38 années d’existence, le Filmfest München a été le moteur de propulsion des plus grands noms du cinéma germanique. De Rainer Werner Fassbinder à Wim Wenders en passant par Werner Herzog, tous les cinéastes ouest-allemands des années 70-90 étaient basés à Munich. Appelés ici comme juré pour la Fédération internationale de la presse cinématographique (FIPRESCI), nous découvrons une métropole cosmopolite, infiniment plus branchée et stylée que les sempiternelles images d’Oktoberfest véhiculées à chaque automne. Suite aux premières projections, force est d’admettre que la nouvelle génération de réalisateurs allemands ouvre des portes, offre des perspectives originales et prend des risques. Pour les dix prochains prochains jours, nous vous offrons une revue exclusive (pandémie oblige, Séquences est le seul média international à Munich) du nouveau cinéma allemand.
Jour 1
Heures sombres et peaux ombrées
Le nombre exact de films sur l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale doit avoisiner le milliard. Oui, bon, c’est exagéré, mais vu de l’Allemagne c’est le sentiment qu’on en a! Offrir une nouvelle perspective sur cette période, particulièrement sur les Juifs-Allemands, représente donc un immense défi. Défi accepté par Benjamin Martins avec Schattenstunde (L’heure de l’ombre), qui tire des écrits de Jochen Klepper une oeuvre troublante sur une famille qui décide, à la veille de sa déportation dans les camps, de se suicider. En 1942, Klopper est un écrivain et poète chrétien reconnu et respecté au sein du IIIième Reich. Marié à Johanna, une Juive, il est le père adoptif de sa fille Renate. Toutes les deux ont demandé des visas pour la Suède. Adolf Eichmann, père de la Solution finale, refuse à Klepper les visas et lui propose, fort courtoisement, de divorcer. Sachant parfaitement ce qu’il adviendra de sa famille dans ce cas, Klepper revient chez lui et met en place leur Plan B, l’échappatoire ultime déjà préparée de longue date avec les siens, celle du suicide collectif. S’en suit une série de tête-à-têtes entre Klepper et son fidèle voisin Hans, dévasté par cette décision, mais surtout avec sa conscience personnelle de chrétien, pour lequel le suicide est interdit. Cette conscience prend la forme d’un démon goudronné qui s’installe à table et entame une discussion digne de Faust.
Le jeune réalisateur prend beaucoup de risques avec ce film, non seulement à cause de l’intensité du sujet, mais aussi parce qu’il mélange les genres, intégrant des échanges et des effets plus courants au théâtre. Marionnettes, murs rétrécissants, dialogues de théâtre; il mélange les formes, tissant une toile cinémato-théâtrale qui ne fonctionne pas toujours parfaitement, mais qui convient au drame qui se déroule sous nos yeux, en lui donnant un tour poétique. Le dialogue est basé sur les notes de Jochen Klepper, sur les dernières heures de son existence, sauvegardées par Hans et publiées de façon posthume par sa sœur après la guerre.
À l’heure du profit à tout prix et de la comédie, voilà un sujet sérieux, traité avec pudeur et poésie, et qui parle de vie, de mort et de cinéma. Ce n’est pas si courant.
Precious Ivie
Qu’un film allemand discute de racisme, on s’y attend. Que les nouveaux cinéastes allemands en parlent… Normal! Ce qui est différent dans le film de Sarah Blasskiewitz, c’est que son sujet est une discussion sur la multiplicité des formes du racisme vis-à-vis des noires allemandes en ex-Allemagne de l’Est. Il y a le racisme laid, qui éructe et qui crache, le racisme institutionnalisé de la police et des fonctionnaires bien-pensants, mais aussi le racisme innocent, le bien-intentionné, le racisme ébahi de ceux qui le commettent sans jamais s’y être attardés.
Ivie, Afro-Allemande baptisée Choco par sa bande de copains, vit avec sa meilleure amie Anne à Leipzig. Elle travaille temporairement dans le solarium de son ex-petit ami Ingo, alors qu’elle est toujours à la recherche d’un emploi permanent en tant qu’enseignante. Soudain, sa demi-sœur Naomi, berlinoise branchée, frappe à sa porte et la confronte à la mort de leur père et à ses funérailles prochaines au Sénégal. Aucune des deux sœurs ne se connaissait, ni ne connaissait leur père, et elles se débattent maintenant avec l’idée d’apprendre à connaître le côté de sa famille. À mesure que les sœurs de ces deux grandes villes très différentes se rapprochent, Ivie remet de plus en plus en question non seulement son surnom, mais aussi sa culture et l’image qu’elle a d’elle-même. Cette remise en question va entraîner celle de tout son entourage.
Sarah Blasskiewitz, qui tourne ici son premier film, démontre une rare maîtrise du langage cinématographique, tant dans la vérité de ses images que dans sa direction d’acteur. Sous-tendu par un scénario riche et complexe, où aucun des personnages n’est mis de côté, et par le brillant jeu des actrices Haley Louise Jones et Lorna Ishema, Precious Ivie crie le vrai sans gueuler, poétise sans versifier, interroge sans brutaliser. Un beau morceau de cinéma, fin et brûlant, tissé d’or liquide.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
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