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Orlando, ma biographie politique

1er juillet 2024

La vie, et rien d’autre

Claire Valade

ORLANDO, MA BIOGRAPHIE POLITIQUE est un documentaire à nul autre pareil pour de multiples raisons. C’est le premier long métrage du philosophe et auteur trans espagnol Paul B. Preciado, qui trace ses premiers pas au cinéma en préférant le documentaire à la fiction, en y injectant non pas une simple dose de fantaisie inspirée par le cinéma de fiction, mais bien une foule de brillants éclats de créativité et d’imagination qui donnent au film un élan, un souffle et une énergie bien particuliers et complètement uniques pour une œuvre de ce type.

À cheval sur le docufiction, le documentaire, la reconstitution, le portrait, le témoignage, l’autofiction et l’essai, le film s’intéresse à un sujet dont Preciado est un expert, celui des études du genre et des politiques sexuelles et du corps. Proposer de parler de lui-même (il annonce d’emblée par le second tiers de son titre que l’œuvre est biographique) et de sa propre expérience d’homme trans lui sert de prétexte pour ouvrir la porte à une vingtaine d’autres personnes trans et non binaires, et ainsi explorer ensemble les multiples expressions de ce que cet état représente de même que les multitudes de façons dont la vie en société, y compris les politiques d’état civil, sont conditionnées pour réprimer leur existence ou, possiblement pire encore, simplement l’ignorer.

Les questions de genre, de ce que la médecine occidentale actuelle qualifie de dysphorie de genre ou sexuelle, sont des enjeux contemporains cruciaux pour la société d’aujourd’hui qui génèrent trop souvent des réactions ou des débats polarisants et creux. Régulièrement oublié dans toutes les controverses suscitées entre la droite et la gauche politique demeure le fait que ce sont des enjeux réellement vitaux pour les personnes LGBTQ+ qui en sont directement touchées. Preciado est loin d’être allergique au débat ou à la controverse, mais sans délaisser pour autant les revendications et une certaine forme de militantisme (après tout, le troisième tiers de son titre annonce bel et bien que son film sera une déclaration politique), il choisit plutôt d’exercer son regard lucide sur toutes ces questions par une approche à la fois ludique, humaine et jouissive. C’est la première surprise du film et la plus inspirante.

Pour ce faire, Preciado choisit d’adopter, plutôt que d’adapter, le roman Orlando: A Biography de Virginia Woolf (et voilà l’énigme du premier tiers de son titre résolue). Adopter parce que le cinéaste en herbe fait sienne l’histoire de ce jeune homme noble qui, non seulement survit aux siècles qui défilent, mais finit par se transformer en femme. Qui plus est, Preciado fait aussi cadeau de cette vie extraordinaire à ses autres protagonistes-témoins qui revêtent la fraise aristocratique d’Orlando et s’annoncent tour à tour incarnations modernes du personnage de Woolf. Suivant le déroulement du roman, Preciado accole les diverses étapes de la vie de ses propres Orlando à celles de l’évolution de l’Orlando de Woolf, y intégrant entre autres ses réflexions sur les lacunes de la médecine, de la psychologie et de la politique actuelles en matière de transidentité et de sexualité au-delà du système binaire occidental traditionnel, mais aussi sur tout le parcours de vie d’une personne trans contemporaine. Malgré la gravité des angoisses et même des traumatismes portés par ses Orlando, les scènes sont drôles, joyeuses, et ses Orlando, épanoui·e·s, candides et totalement, absolument ouvert·e·s et transparent·e·s.

Il flotte sur ce film exceptionnel une sensibilité chaleureuse qui découle des toutes premières scènes, filmées dans un sous-bois, au cœur d’une nature agréable, lumineuse. Les Orlando qui s’y promènent semblent traversé·e·s par un profond sentiment de sérénité et de joie, lequel se transmet ensuite comme une chaîne de bienveillance infinie à l’ensemble du récit et des personnages. Preciado a réussi quelque chose de rare avec ce film : créer une œuvre pamphlétaire non pas par les cris et la provocation, mais par les sourires et la sérénité. En démontrant que la vie, en son essence profonde, est un changement constant de soi, il démontre aussi que les personnes trans ne sont pas si dissemblables de tout le monde au fond; elles font partie de ce grand changement, de ce grand bouleversement de soi à une échelle peut-être différente des personnes cisgenres, mais une échelle qui demeure parfaitement humaine. Orlando, ma biographie politique est une œuvre portée par la grâce.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 338 de la revue (printemps 2024)

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