10 avril 2025
SI ON ME DEMANDAIT quel moment de l’Histoire a été, à mon humble avis, l’un des plus importants en ce qui a trait à notre relation à l’image mouvante, je ne prendrais pas plus d’une seconde pour arriver à cette hypothèse : l’avènement de la télévision. Ma proposition peut sembler surprenante lorsqu’on pense à toutes les grandes révolutions de l’image mouvante (l’arrivée du son, de la portabilité, du numérique, etc.) et lorsqu’on pense à la disparition progressive actuelle de ces boîtes à images lumineuses jadis non connectées. Mais, à mes yeux, la télévision a ouvert la porte à un phénomène que nous n’avions jamais contemplé auparavant et qui aura dessiné les grandes lignes de ce que nous allions vivre ensuite : elle a permis aux images sonores en mouvement d’entrer de manière instantanée, et en un flux continu, dans le confort et l’intimité de nos maisons.
Il aura fallu plusieurs avancées avant que la télévision devienne le phénomène de large portée qu’elle est devenue. De son format mécanique à son format électronique jusqu’à l’arrivée des satellites, qui ont permis de transmettre de manière quasi instantanée des images sur d’immenses distances, elle a pu atteindre son apogée — et, selon moi, sa véritable raison d’être — en 1969 au moment de la transmission en direct des premiers pas sur la Lune. Le « One small step for man, one giant leap for mankind » de Neil Armstrong pouvait alors se rapporter tant à cette nouvelle relation de l’être humain à l’espace qu’à sa nouvelle relation à l’image, le monde et le temps. Plus de 500 millions d’individus ont à ce moment vu et vécu, ensemble, à distance, le même moment historique. Si l’événement se voulait enthousiasmant, il annonçait à tous et à toutes, en direct, que le monde connu jusqu’alors n’était dorénavant plus le même. Par sa puissance, il proclamait à toutes les petites familles assises chez elles, dans la chaleur sécuritaire de leur maison, que le monde extérieur continuait, lui, de bouger, d’avancer, de changer et que, sans aucune possibilité d’agir dans l’immédiat, elles ne pouvaient qu’être témoins du monde et de son incontrôlabilité.
Il y a toujours eu de grands événements historiques, évidemment. Mais, en 1969, nous étions à des années-lumière de la façon dont nous les aurions vécus auparavant : par l’écoute ou la lecture des mots immédiats ou différés de la radio ou des journaux, par une annonce dans une foule rassemblée, par la vue d’images tournées, envoyées, montées et montrées des jours, voire des semaines plus tard dans une salle de cinéma. En 1969, ces images et leurs informations sont entrées en temps réel dans nos maisons.
De ce phénomène à notre réalité actuelle connectée, le pas technologique est grand, mais le pas expérientiel l’est beaucoup moins. Les images sont aujourd’hui constamment avec nous, à portée de main, véritablement. L’information pénètre constamment notre intimité, notre quotidien, notre sécurité. Nous percevons l’historique par la quantité de fois qu’une information ou une image est relayée, vue, partagée. Mais maintenant, nous sommes majoritairement seul·e·s lorsque nous en sommes témoins. Loin sont la foule rassemblée, la communauté d’une salle de cinéma ou la petite famille recueillie, ensemble, devant le téléviseur. Nous, nous n’avons plus que le partage.
2025 a débuté sur les chapeaux de roue, un certain président et son équipe semblant convaincu·e·s de faire de chaque jour un jour historique. Je me suis mise à penser à ce phénomène de bombardement des images médiatiques lorsque, en une seule journée, j’ai vu et revu, plus de fois que j’aurais pu compter, les mêmes images du président se répéter sur tous les écrans que je croisais : le téléviseur de ma mère, celui du gym où je souhaitais décompresser, celui du métro où je ne faisais que passer, celui de mon téléphone et tous ses réseaux. L’image était partout, il était impossible d’y échapper. Et à sa vue, je ne pouvais faire fi de la pensée que c’était lui et son équipe qui l’avaient vraisemblablement orchestrée. Monsieur Showman avait gagné. Les mots de Mélissa Canseliet, experte en neurosciences et cyberpsychologie, résonnaient : « Le véritable champ de bataille de Trump est celui de nos esprits (1) ». Nos esprits… Sont-ils si faciles à coloniser, à reprogrammer ? Le savoir, n’est-ce pas aussi une arme pour ne pas laisser faire ? Mais alors, comment apprendre à mieux savoir ? Mieux savoir pour mieux juger et mieux remettre en question. Mieux savoir pour mieux agir face aux informations, mais aussi face au flux incessant et à sa propre solitude, face à ses pouvoirs et à son impact.
CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF
Notes
(1) « L’offensive de Trump sur nos cerveaux ». La Presse, 3 mars 2025. https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-03-04/l-offensive-de-trump-sur-nos-cerveaux.php.
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