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Le mythe du passeur

13 mai 2011

>> Sylvain Lavallée

Cette semaine débute la période de déprime annuelle du cinéphile montréalais, alors que pour les prochains jours il n’entendra parler que de tous ces films qu’il ne pourra probablement jamais voir en salles; et peu importe si ces œuvres s’avèrent exquises ou répugnantes, le cinéphile moyen voudra voir sans faute les derniers Malick, Von Trier, Almodovar, Dardenne, Moretti, etc. En fait, pour ceux-là, le cinéphile montréalais n’a pas trop à craindre, ils seront sans doute distribués, il s’agit des mégastars du cinéma de répertoire qui trouvent toujours au moins une salle à leur pointure. On ne peut pas en dire autant d’Alain Cavalier, Naomi Kawase, Nuri Bilge Ceylan ou Nicolas Winding Refn qu’il faudra voir en festival ou jamais (à ma connaissance, aucun film de Kawase ou de Winding Refn n’ont été distribué en salles à Montréal, et même les festivals ne leur réservent pas toujours une place pourtant méritée); je n’ose même pas parler de ce qu’il y a en dehors de la compétition officielle, car à peu près tout ce qui y est présenté ne nous sera jamais offert ici. Enfin, je ne tiens pas à discuter des problèmes de distribution (je n’y connais rien), mais bien du phénomène cannois qui m’apparaît de plus en plus douteux avec sa foire médiatique autour de films que personne n’a encore vus.

Depuis Serge Daney, la critique aime bien se décrire comme un passeur, comme un guide qui aide le spectateur à aimer le cinéma, à l’apprécier autrement, belle définition, il va sans dire, mais elle tient beaucoup plus de l’idéal : par exemple, les critiques se défendent toujours d’avoir une influence sur les recettes en salles d’un film, arguant qu’une mauvaise réception critique ne diminuera jamais le pointage au box-office d’un blockbuster déjà publicisé à outrance, exemplifiant leur thèse par des pourcentages de tomates fraîches comparées aux chiffres de box-office mojo, ce qui les amène au constat que Transformers 2 est une tomate pourrie pourtant championne du box-office, à partir de quoi ils peuvent en conclure à l’inutilité des embargos, ils peuvent questionner le refus de certains producteurs d’offrir des projections de presse, se plaignant ainsi de plus en plus d’être négligés par l’industrie tout en remarquant que ces manœuvres des studios voulant protéger leurs poulains s’avèrent franchement inutiles en cette époque de réseaux sociaux où de toute façon le premier spectateur sortant de la première projection le premier jour d’exploitation pourra répandre partout dans le monde sa critique en 140 caractères (ce qui dans le fond n’est pas beaucoup moins que l’espace réservé pour la critique dans les journaux, et pas nécessairement moins pertinent), mais enfin, je l’ai déjà mentionné auparavant, les critiques n’ont aucune raison de protester contre des embargos dans des éditoriaux dans lesquels ils révèlent à mots couverts ce qu’ils ont pensé du navet en question puisqu’en les négligeant si méchamment les studios leur accorde enfin la faveur de cesser d’être des publicistes, car on sait bien que les projections de presse existent d’abord et avant tout parce que la critique est considérée par ces studios comme un outil de marketing, on ne saurait se leurrer, il n’y a pas de projections de presse au nom de l’art ou par respect pour un métier, mais bien sûr les critiques n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils répudient cette influence qu’ils ont pourtant, même s’ils ne le font pas de la bonne façon, car le critique digne de ce nom, celui qui justement n’est pas qu’un publiciste, n’incite pas à éviter un film, ni même à en voir un, il invite plutôt à le regarder d’une certaine façon, une bonne critique d’un mauvais film ne servant pas à rebuter le spectateur, elle doit simplement lui donner quelques pistes de réflexion, alors cette influence du critique ne peut pas se calculer en chiffres, soit, mais à ce point on se demande, j’imagine, qu’est-ce que tout cela a à voir avec Cannes?

En apparence, pas grand-chose, d’ailleurs j’aurais pu effacer cette phrase et en arriver directement au principal, c’est-à-dire que cette idée de passeur est fort jolie, et j’espère bien que je le suis un peu, passeur, mais il est assez rare que l’on voit cette notion en application, Cannes étant le moment de l’année où la critique démontre avec le plus de fierté qu’elle n’en a cure d’être un passeur, car on se demande bien qu’est-ce qu’elle pourrait nous passer de ces films qu’on ne verra pas de sitôt : on s’entend que l’idée de passeur implique qu’il y a un objet ou une idée passant des mains de l’un aux mains de l’autre, il faut donc que le récepteur puisse être immédiatement en mesure de toucher à cet objet qu’on lui passe, sinon cet objet tombe dans le vide et se casse, à moins que le passeur reparte avec et le garde jalousement… – bon, je sais, j’entends déjà les protestations, on peut lire une critique sans avoir vu le film concerné et en tirer quelque chose, d’ailleurs je le fais régulièrement, mais il faut dans ce cas qu’il y ait aussi dans la critique une certaine idée du cinéma, sinon ça ne vaut que dalle, mais il y a autant de critiques cannoises défendant une certaine idée du cinéma que de films afghans au cinéma Guzzo, et de toute façon, les protestations se poursuivent ainsi, le problème, me dira-t-on, au-delà de mon image idiote d’objet qui casse, ne tient pas à ce qu’il y a des critiques couvrant le festival de Cannes, mais à ce qu’il y a par après des hiatus dans la distribution des films couverts, excepté, si vous me permettez de répliquer, que la situation empire chaque année et que ce cinéma dit « d’auteur » ne sort pratiquement plus du réseau festivalier, des festivals qui sont souvent aussi lointains que peu ouverts au public, comme c’est le cas à Cannes, sinon les places sont quand même bien limitées, avec comme résultat que dans ces occasions festives la critique n’écrit plus que pour la critique ou le cinéphile ardent, et on se demande bien ce que peut penser le spectateur moyen de tout ça, celui qui entend parler de ces films de festival de loin : on lui assure qu’ils sont excellents, ces films, c’est la crème de la crème à Cannes, mais hélas! il ne pourra pas les voir, en tout cas pas dans une salle, surtout s’il habite hors de la ville, et en plus il n’est pas le bienvenue sur la Croisette, sauf pour lorgner les vedettes, alors se fait sentir une petite odeur délicate d’élitisme et finalement le spectateur moyen se demande bien qu’est-ce qu’il en a à foutre de ces films qui ne jouent pas dans un cinéma près de chez lui (et on sait bien que c’est suspect le straight-to-video, normalement c’est réservé pour Steven Seagal et Dolph Lundgren, qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir en commun avec quelqu’un qui s’appelle Hou Hsiao-hsien?)

On pourrait blâmer ces méchants studios américains qui prennent toute la place, ces distributeurs peu aventureux, ces cinéphiles trop bien vissés dans leurs fauteuils de salon, mais peu importe le ou les coupable(s), ce brave cinéma d’auteur est présentement condamné à vivre en huis clos, seul avec lui-même, et on sait bien que cette solitude n’est pas très bonne pour le cinéma, car même s’il se manifeste dans la pénombre il a besoin d’être vu, mais malheureusement ce brave cinéma d’auteur n’a que rarement la possibilité ou le droit de faire sa petite excursion près du grand public, et alors là, croyez-moi, quand il le fait, il s’agit de tout un événement, et les critiques subitement en ont de l’influence, ils débordent de persuasion, ils subjuguent, ils magnétisent, ils séduisent, ils manipulent, ils inspirent et ils s’en vantent, on ne parle plus que de ça, qui aurait prédit un tel succès! les tomates étaient pourtant fraîches! que de rodomontades, on ne compte plus les forfanteries quand les critiques réussissent à mettre ainsi sous les yeux de tous la courageuse brebis qui s’est échappé de son enclos festivalier, et ne faites pas comme si vous ne saviez pas de quoi je parle, on les connaît bien ces succès inattendus qui doivent tout à la critique qui l’ont soutenue, ces Incendies et ces Dieux et des Hommes, des petits miracles dit-on, et en réalité il est vrai que l’entreprise est noble, qu’en ces moments trop rares la critique accomplit enfin son rôle de passeur – mais pas tout à fait, car il ne suffit pas qu’on voit ces films, il faut soutenir à les réfléchir, et il n’est pas dit que tous ceux qui ont vu Incendies ont été amenés à le refléchir décemment grâce à la critique, je préfère encore qu’un de mes textes sur une grosse sortie américaine sustente un éventuel lecteur dans son approche de l’œuvre qu’un article sur un obscur film contemplatif asiatique invite quelqu’un à aller le voir mais qu’il en ressort par ma faute aussi vide qu’il est rentré –, mais ces exceptions si exceptionnelles ne font que rendre d’autant plus visible l’abysse séparant les auteurs des spectateurs, une rencontre qui ne pourra jamais avoir lieu et que personne n’encourage vraiment, le cinéma d’auteur lui-même pas plus que les autres d’ailleurs, mais il faut le comprendre, le pauvre cinéma d’auteur, il ne sort plus, il a perdu l’habitude de se montrer en public, alors il se présente ainsi, tout nu, sans apprêts, avec toute l’austérité dont il est capable, avec le moins de mots possibles, il est si timide (ces satanés mots trop théâtraux ou littéraires, si on pouvait s’en passer), et sans une note de musique, car Dieu qu’ils sont silencieux les auteurs, ils ne parlent pas, ils préfèrent laisser les spectateurs penser par eux-mêmes, en tout cas c’est ce qu’ils disent pour se distinguer des lourdauds Américains qui ne nous laissent pas respirer avec leurs scénarios minutés et leur morale placardée, alors les auteurs se taisent, ça fait différent, ils ne font que montrer, mais il est si triste ainsi, le cinéma, il ne sait plus séduire…

Tout ça ne serait pas si facheux si les critiques étaient au moins capables de le défendre ce cinéma, enfin celui qui mérite d’être défendu, ce que j’avais déjà écrit l’an dernier : combien de critiques ont découragé à l’avance des spectateurs qui auraient pu être intéressés par l’œuvre palmée d’Apichatpong Weerasethakul en disant qu’elle est trop ardue, trop pour cinéphile « hard-core », qu’il faut se laisser gagner et user de patience, etc., des commentaires d’autant plus surprenants que ces critiques disaient avoir aimé le film, ce qui semble d’ailleurs indiquer, pour user d’un peu plus de mauvaise foi, qu’ils considèrent qu’ils font partie d’une élite sachant apprécier ces films si difficiles que le commun des mortels, lui, ne saurait appréhender, ce qui confirme notre impression que le cinéma d’auteur est plutôt un cinéma de critique, mais bon, à Cannes, on n’a pas le temps, ça explique les errements critiques, on écrit entre deux projections, on clavarde rapidement une réaction et on passe à autre chose, le critique n’est jamais moins critique et autant publiciste qu’à Cannes, il nous rapporte des nouvelles du cinéma mondial, il nous dit comment se porte le dernier Allen ou le dernier Van Sant, mais on se demande bien à quoi ça rime tout ça, on les voit ainsi tournoyer de salles en salles lancer des dithyrambes en moins de 140 caractères (pas le temps pour plus), piquer des colères, partir des scandales, se désoler de l’absence de l’un et de la présence de l’autre, de vrais gamins, on dirait qu’ils s’ennuient tant ils ont besoin de faire du bruit pour rien, et plus on essaie de comprendre, moins tout ça ne fait sens, le cinéma semble enfermé dans sa tour d’ivoire cannoise à laquelle seule l’élite médiatique à accès, heureusement elle nous entrouvre gentiment la porte pour qu’on voie un peu ce qui s’y passe, on y jette un œil, on est curieux quand même, un peu jaloux, on ne se le cachera pas, mais alors on commence à se demander où est le cinéma dans tout ça, vous savez cet art démocratique, accessible à tous, cette bonne vieille attraction foraine, en tout cas moi j’y vois les festivités, la foire, par cette porte entrebaîllée, et même des films, mais j’ai beau scruter, il s’est évaporé, pas de trace de cinéma, j’en ai bien peur.

Bon festival!

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