1er juillet 2011
>> Sylvain Lavallée
– Vous vous rappelez cette discussion d’il y a presque un an?
– …
– Eh ben moi oui : on se demandait alors quelle place on doit accorder à l’émotion dans une critique d’une œuvre d’art, s’il n’est pas contradictoire de pleurer devant un mélodrame que l’on trouve pourtant médiocre, à quel point notre appréciation d’une œuvre est liée à notre expérience de celle-ci, etc.
– …
– Bon, peu importe, je voulais seulement dire que je ne peux plus aujourd’hui tenir le même dialogue : l’an dernier, ça reflétait ce qui me passait par la tête, ça faisait part d’un doute, d’un questionnement que je n’arrivais pas à résoudre, et voilà que maintenant je veux revenir sur le sujet en me disant que je pourrais réutiliser la même forme, mais je me rends compte que ça ne marche pas, que je devrais inventer un faux contradicteur qui ne serait qu’un faire-valoir, alors à quoi bon?
– …?
– Certitude, je n’irais pas jusque-là, le mot est un peu fort (est-ce que je suis certain de quoi que ce soit?), mais ce n’est pas si exagéré non plus, alors si j’avais à faire part de ma certitude, je la formulerais ainsi : dans le fond, on s’en crisse-tu?
– …?
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, le sujet n’est pas sans pertinence, mais on arrivait à une sorte d’assentiment à la fin de ce dialogue, même s’il restait implicite, et dans le fond presque tout était là, dans cet accord, le reste ce n’étaient que de fausses questions, une manière de contourner une idée sans jamais vouloir l’effleurer, car il y avait alors chez moi une résistance, jusqu’à très récemment en fait, une croyance dont je ne voulais pas me dessaisir, qui restait sous-jacente, jamais clairement articulée je crois, mais qui m’empêchait de vraiment étreindre ce que j’essayais d’articuler. Je ne parle pas que de ce dialogue, il y a aussi plusieurs idées que j’ai répétées souvent de texte en texte sans les porter jusqu’au bout, notamment celle de la critique comme expérience d’une œuvre, plus ou moins le fil conducteur de tous mes billets, mais dans le fond je n’y croyais pas tout à fait puisque je gardais la conviction qu’il était possible que cette expérience soit fausse, ou disons plutôt qu’elle ne soit pas appropriée, ce qui bien sûr n’… Non, ça ne marche pas, je vais m’y prendre autrement, par le début plutôt que la fin, vous me comprendrez mieux.
– …
– (Rires) Oui, on peut dire ça… Mais, vous savez, j’ai toujours fonctionné un peu ainsi, parfois j’essaie de le montrer plus clairement, parfois je préfère les sous-entendus, en tout cas c’est toujours là, d’une manière ou d’une autre. Et sous ses airs de blague, votre commentaire me permet de partir là où je le voulais : on se défait difficilement de l’influence de nos premiers professeurs, et je suis rentré en dilettante dans la philosophie par la porte de Bertrand Russell, un philosophe analytique dont les écrits plus accessibles (je n’ai jamais osé toucher à ses livres de mathématique et de logique) m’ont à une certaine époque grandement marqués et je crois que je ne pourrai jamais me défaire tout à fait de son influence. Plus spécifiquement, pour ce dont il est question ici, je pense à certaines idées exprimées par exemple dans son essai Pragmatism, une critique de la notion de vérité telle que définie par le pragmatisme, une descente en règle d’un texte célèbre de William James, The Will to Believe, Russell ne pouvant accepter que pour James le caractère déterminant la qualité d’une vérité soit la satisfaction, c’est-à-dire que pour le pragmatique jamesien il suffirait qu’une idée me soit satisfaisante pour qu’elle soit vraie, subjectivisme aigu s’il en est un, s’apparentant à cette idée que toutes les opinions sont bonnes, ce à quoi s’attaque précisément Russell, que je paraphrase ici : si A croit que C existe et que B croit que C n’existe pas, A et B sont tous les deux dans le vrai tant que leur croyance est satisfaisante pour eux, peu importe que C existe réellement ou non, un non-sens évident menant au fascisme et à toutes les formes d’oppression, le dialogue étant inutile puisqu’il devient logiquement impossible de régler un débat autrement qu’en tuant son adversaire, lui qui tiendra ses « fausses » (de mon point de vue) croyances pour « vraies » tant qu’elles lui seront satisfaisantes, et je ne vois pas comment je pourrais prouver à quelqu’un que ce qu’il trouve satisfaisant ne l’est pas, alors je ne peux que le torturer pour lui faire oublier sa satisfaction… Dans d’autres textes, je ne saurais dire où exactement, Russell admet qu’il est impossible de prouver qu’il se trouve bel et bien une réalité existant hors de soi, elle ne peut se résumer qu’à la perception que nous avons de celle-ci, mais nous sommes bien obligé d’en stipuler l’existence si nous ne voulons pas vivre comme un autiste narcissique, c’est-à-dire que, disons-le ainsi, la condition minimale pour qu’une communauté soit possible, c’est que nous puissions nous accorder sur l’identité de cette table qu’il y a là, entre nous deux, même si nos perceptions divergent, même si je ne peux jamais savoir si vous êtes réel ou un produit de mon imagination, et à partir de cette obligation pour Russell de supposer une réalité et une vérité objective j’effectuais à tort un transfert dans le domaine de l’art, où en réalité ce que dit James apparaît peut-être moins con…
– …!
– Non, non, j’exagère, j’aime bien James, en fait je suis maintenant plus près de lui que de Russell, disons simplement que j’avais besoin de supposer l’existence d’une vérité objective en art pour permettre le débat et la discussion sur une base commune, pour ne pas que l’on puisse dire n’importe quoi sur n’importe quel film, pour ne pas que A et B soient également dans le vrai lorsque A croit qu’un film C est bon et que B croit que non, même si d’autre part j’essayais d’effacer le plus possible la pertinence de déterminer qui, entre A et B, serait dans le « faux », comme dans ce dialogue cité plus haut où je disais entre autres que je ne peux pas blâmer quelqu’un de pleurer sur un film de matante, que je n’ai pas le droit de lui retirer son émotion, de la déclarer invalide, mais ça devient difficile à soutenir si nous supposons que ce film est soit bon ou mauvais, et l’appellation « de matante » n’étant pas ce qu’il y a de plus laudatif, il est sous-entendu que les larmes surviennent malgré que le film soit mauvais, et je m’en sortais ensuite en disant que ce n’est pas si grave, que nous pouvons pleurer pour des raisons personnelles, qui n’ont rien à voir avec la « réussite » d’un film, ce qui me permettait d’être juste à moitié méprisant, en disant « t’inquiète, matante, nous pleurons tous pour rien, mais ce film, quand même, quelle merde! » J’allais ensuite jusqu’à affirmer qu’il est illusoire de prétendre pouvoir déterminer quelle serait cette vérité artistique, comme pour se faire subitement humble devant toutes ces matantes que j’ai indignées, mais alors quelle est la différence entre une vérité que nous ne pouvons pas connaître et une vérité qui n’existe pas? James me dirait certainement qu’il n’y en a pas et j’ai bien envie de l’écouter, car contrairement à ce que j’ai pu croire, cela n’empêche pas la discussion, cela ne rend pas toutes les opinions valides : comme je l’ai répété tant de fois, mettre en mot notre expérience, voilà l’essentiel, et donc on se fout éperdument de savoir qui a « tort » ou « raison », seul le discours importe, lui qui devrait refléter le dialogue que nous avons tenu avec l’œuvre elle-même, celle-ci n’existant pas en dehors de l’expérience qu’elle suscite, et à moins de croire qu’il y a de fausses expériences, ou des réactions invalides à une œuvre d’art…
– …?
– Je me le demande aussi, mais un ami, récemment, m’a suggéré ceci : ce n’est pas parce que c’est pratique, ce n’est pas parce que ça nous permet de faire des listes nous disant que Citizen Kane est meilleur que Mannequin (1987), au cas où nous aurions encore des doutes, ce n’est pas parce que tous partagent la même résistance que j’ai décrite, du moins je ne le crois pas, il me semble plus probable que ça sert surtout à solliciter l’assentiment des autres, nous n’aimons pas vivre dans la solitude d’une opinion idiosyncrasique, et nous pouvons plus facilement convaincre les autres en s’exclamant « quel bon film! » plutôt que « j’aime tant ce film! » puisque dans le premier cas ceux qui ne sont pas d’accord ont tort alors que dans le second il n’y a qu’une différence de sentiment personnel (à bien y penser, ma résistance était peut-être aussi celle-là, et non celle que j’ai décrite, la prétention à l’objectivité ne servant que de subterfuge), mais en réalité ces deux affirmations sont équivalentes, un bon film est un film que j’aime, et je considère que j’ai « raison » tant que je crois être en mesure de le défendre – ce qui me fait penser, dans ce dialogue de l’an dernier, je parlais d’Antonioni, mon exemple, toujours le même, de réalisateurs canonisés par l’histoire qui me laisse pourtant indifférent, et je disais que je pouvais reconnaître son importance dans l’histoire du cinéma tout en constatant qu’il ne me touche pas, mais il aurait été plus juste de dire que je n’arrive pas à exprimer de façon adéquate ce qui m’indiffère chez lui et tant que je ne peux pas le faire, je dois laisser la place aux arguments de ses défenseurs, qui m’apparaissent de toute façon bien plus convaincants que ce que j’ai à dire, je ne peux donc pas dire que je n’aime pas les « bons » films d’Antonioni, mais plutôt que je ne parviens pas à communiquer suffisamment bien mon expérience pour considérer mon opinion valide, et de même Citizen Kane a le droit de trôner au panthéon du septième art puisqu’il s’est écrit suffisamment de grandes choses sur ce film pour le justifier, il faudrait émettre un nombre considérable d’expériences négatives étayées pour parvenir à lui couper efficacement la tête, mais en même temps, l’affirmation « Citizen Kane est meilleur que Mannequin (1987 – vous saviez que c’est un remake?) » ne vaut rien en soi, même si les listes de meilleurs films me disent que c’est une évidence (on pourrait dire d’ailleurs que ces fameuses listes de « meilleurs films » valent autant que la qualité des discussions qu’elles suscitent). De toute façon, je nie seulement qu’il existe quelque chose comme un « bon » film absolu, je ne nie pas qu’il y a bel et bien un film qui défile devant nous, suffisamment identique pour tous les spectateurs, une fondation commune relativement stable, la seule requise en fait pour permettre le dialogue, puisqu’une critique est plus ou moins valable selon son aptitude à rendre compte de cet objet public qu’est le film, ce qui rend l’idée de la critique comme expérience de l’œuvre d’autant plus précieuse, le critique ne pouvant plus juger de haut avec son semblant d’objectivité ce qui marche et ne marche pas, dire que l’interprétation est bonne et la mise en scène paresseuse ne servant à rien à moins de posséder un savoir parfait sur ce qui constitue un « bon » film, le critique doit plutôt se plonger dans l’œuvre et la décrire de l’intérieur, à partir de ce qu’elle lui fait ressentir, en termes d’émotions et d’idées, la dichotomie émotion / intellect, maintenue dans le dialogue de l’an dernier, étant somme toute assez stupide, puisqu’il n’y a pas de telle séparation dans l’expérience (James nous le dirait bien d’ailleurs, lui qui a défini le courant de conscience en psychologie, cet enchevêtrement de nos états défilant devant notre conscience tels un ruisseau sans fin, le travail du critique consistant très exactement à décrire ce qui se trouve dans ces eaux au moment de la projection d’un film, mélange indiscernable de sa perception de l’œuvre, de ses sentiments et de ses pensées, de son état physique, de tout ce qui peut bien passer dans sa tête à ce moment-là, ou par rétrospection, une œuvre pouvant nous hanter en dehors de la salle, continuer à circuler en nous, accompagnée de ces grappes d’idées qu’elle charrie dans son sillage…)
– …?
– Vous avez sans doute raison, il s’agit peut-être d’une évidence que j’ai l’impression de découvrir pour la première fois; trouvez-moi stupide, alors, de l’avoir tant occultée, mais de l’exprimer ainsi me permet de l’avoir devant les yeux et de régler définitivement certaines questions : par exemple sur cette fameuse hiérarchie décrite il y a peu, toutes ces catégories de « films d’auteur », « films commerciaux », « films de répertoire », ces mots sur lesquels je suis revenu souvent pour en nier la réalité, ou plutôt pour contester leur connotation qualitative, qui devient insignifiante, littéralement, dès que nous supposons l’impossibilité de déterminer ce qui constitue un vrai bon film, des dénominations aussi générales que « films commerciaux » n’étant jamais circonscrites, ces expressions servant de raccourcis se substituant maladroitement à une véritable description des œuvres, ce qui paraît bien court lorsque nous avons comme seul critère d’évaluation le discours sur l’œuvre, mais je dirais surtout que de considérer chimérique toute possibilité de vérité esthétique rend les comparaisons encombrantes puisque nous ne pouvons que confronter des discours et des expériences, des points de vue subjectifs théoriquement illimités, chaque visionnement apportant une expérience différente, un même individu ne pouvant donc avoir une vision fixe d’une œuvre, alors imaginez les différences entre chaque individu, un sol bien peu solide pour y faire reposer une échelle… malgré, à bien y penser, que le contexte demeure essentiel, le contexte historique de l’œuvre comme le contexte dans lequel nous y sommes confrontés, et il y a là un élément comparatif indéniable… je veux dire plutôt qu’il est inutile de chercher à discerner si l’expérience d’un film de Belà Tarr m’est plus satisfaisante (James revient en douce) que l’expérience d’un film de Steven Spielberg, par exemple, deux cinéastes qui me sont chers pour des raisons si différentes que je ne comprends pas comment il est possible d’en mettre un au-dessus de l’autre, ce qui devrait logiquement être le cas s’il faut croire qu’il existe de « bons » films, le cinéma n’est peut-être qu’un vaste horizon plat qu’il nous faut embrasser dans son étendue… car je crois que le cinéma est en soi un acte philosophique, se présenter dans une salle obscure pour regarder défiler des images sur un écran permet, par la nature même de l’image photographique, par cette représentation du monde et d’hommes en action, de réfléchir à notre relation au monde de manière particulière, peu importe la qualité de (ou notre degré de satisfaction devant) ces images mouvantes, ce qui ne veut pas dire que tous les films sont également pertinents, mais c’est cette idée qui m’attire avant tout au cinéma, et elle se trouve partout, …
– …!
– (Rires) Ok.
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