13 janvier 2012
Aborder un film de Jean-Luc Godard c’est, depuis toujours, accepter d’être emporté dans une expérience intellectuelle exigeante et rigoureuse dont le sens n’est pas tant dans l’aboutissement du fil narratif évoqué à grands traits par un semblant de scénario, que dans l’exaltation d’une démarche esthétique qui cherche à se faire le véhicule d’une intention politique et morale. Et que cette démarche aboutisse à une expérience cinématographique «réussie» ou non demeure, somme toute, très secondaire.
>> Carlo Mandolini
Le dernier Godard, fort attendu, est un essai cinématographique déroutant, parfois irritant, et étrangement magnifique. Film Socialisme se présente comme une expérimentation insolite. Une expérimentation issue de l’esprit créateur bouillonnant d’un auteur qui donne l’impression de se refermer de plus en plus sur lui-même, quitte à mépriser le spectateur qui, partenaire pourtant incontournable de la relation-cinéma, attend que l’auteur fasse un pas en sa direction. Geste que Godard, évidemment, ne fera pas.
Cela dit, le film existe et, malgré son aspect insaisissable, fuyant, Film Socialisme laisse une forte empreinte. Et peu importe notre disposition envers JLG, on ne peut rester insensible à la qualité envoûtante et hypnotique de cette « symphonie » (le terme est de Godard) dissonante et dissidente, où s’entrechoquent sons, images fixes et images animées dans un maelstrom fulgurant qui provoque le spectateur et le force à se faire lui-même penseur.
Godard a toujours voulu faire parler d’abord les images. Et les images ici parlent fort, amplifiées, comme chez Eisenstein, par un montage résolument idéologique qui bouscule tout sur son passage et qui va au-delà du simple assemblage narratif des plans.
En fait, plutôt que de contribuer à la création d’un cadre narratif homogène, ces images évoquent plutôt des fragments de récits qui existent quelque part dans la mémoire collective (la mythologie, l’histoire du monde, l’histoire du cinéma) et qui, selon Godard, peinent à se faire entendre dans la cacophonie contemporaine. Mis à mal par la postmodernité, ces récits qui nous parviennent en lambeaux, comme les morceaux lacérés d’une épave qui reviendraient du large.
Illustration de cette conscience fragmentaire, Film Socialisme refuse donc de se «donner» sous une forme achevée, essentiellement parce que, selon Godard, tout est à détruire — ou à reconstruire. Godard parle de ce film comme d’une « symphonie en trois mouvements », donc forcément inachevée, qui s’intéresse aux points de rupture qui, proclamés par une voix off, sont « plus significatifs encore que les structures profondes de la vie ».
Le film se présente en trois parties qui s’imbriquent les unes dans les autres, mais qui marquent tout de même la volonté d’ouvrir trois fronts qui mènent à des voies de recherche différentes (ou, justement, trois points de rupture dans le métarécit). Dans la première partie, nous sommes conviés à bord d’un immense et clinquant navire de croisière qui vogue en Méditerranée. À son bord, il y a la masse de passagers qui consomme, sans se poser de question, nourriture, alcool et succès populaires américains (notamment le Material Girl de Madonna). Mais il y a aussi, incognito parmi cette masse, des personnages énigmatiques qui, au contraire, s’interrogent – en plusieurs langues (le film n’est pas sous-titré) – sur la décolonisation, l’occupation, la question palestinienne et sur l’argent qui, comme l’eau, « devrait être un bien public » (d’où le socialisme du titre ?).
Ces personnages sont des symboles, plus que des actants classiques d’un récit. Ils sont philosophes (Alain Badiou), artistes (Patti Smith), criminels de guerre, diplomates, agents de la police secrète, etc. On comprend alors rapidement que ce navire devient une métaphore d’une « pauvre Europe » à la dérive, « corrompue par la souffrance et humiliée par la liberté ». Et s’il n’y a pas d’iceberg sur la route du navire-Europe, on entend tout de même une voix off (celle du capitaine ?) dire, en italien : « Abbandonare la nave ! » (abandonner le navire).
Le malaise de Godard est palpable. Ce film-requiem, plus que film-militant, illustre le malaise de l’intellectuel observant avec désespoir l’appauvrissement de la culture contemporaine. L’illustration la plus fulgurante de ce constat est illustrée par cette scène où l’un des personnages évoque la toute première image photographiée en Palestine. Mais avant de voir cette image, Godard impose (interpose) le plan d’une employée du navire qui photographie « à outrance » les passagers-clients. Inutile d’en rajouter sur la question du sens et de la valeur de l’image dans notre société où celle-ci, numérisée, métamorphosée, surmultipliée, ne veut plus dire grand-chose.
C’est pourtant cette même image numérique qui, dès les premiers instants du film, frappe par son impressionnante beauté. On a ici l’impression que Godard a voulu dans un premier temps nous amadouer, nous charmer. Mais rapidement ces images « haut de gamme » sont allègrement et systématiquement déconstruites, salies, décomposées. Décomposées dans leur dimension plastique et électronique, mais aussi dans le rapport qu’elles entretiennent les unes avec les autres, c’est-à-dire par un montage dont la nature est essentiellement idéologique. Comme chez Eisenstein, à qui Godard rend ici hommage (encore une fois), le sens vient de l’affrontement des images.
La deuxième partie, intitulée Nos humanités, plus nébuleuse, interroge dans une esthétique proche du patchwork les récits fondateurs occidentaux. Ces récits sont à la fois mythologiques (le retour d’Ulysse), culturels (la mise à mort du taureau dans la corrida), historiques (l’entrée des Américains à Naples durant la Deuxième Guerre mondiale), spirituels (l’iconographie religieuse égyptienne), politiques (les conflits armés européens ou la crise palestinienne) ou artistiques (la place de la peinture de la Renaissance italienne dans l’imaginaire collectif français ou l’évocation de la très célèbre scène de l’escalier d’Odessa de Potemkine).
Godard semble ici insinuer que notre époque a oublié le sens des récits fondateurs, ou qu’elle ne sait plus les raconter. Dans une scène où une guide touristique s’adresse, en russe, à des touristes massés au pied du célèbre escalier à Odessa, une voix off s’interpose : « À mon avis, elle dit n’importe quoi ».
La très godardienne dernière partie du film, intitulée Quo Vadis Europa, montre quant à elle l’affrontement idéologique entre deux enfants (une adolescente et un gamin) et leurs parents. « Pourquoi vous ne nous aimez pas ? » demande le père. La réponse ne vient jamais vraiment, mais on devine qu’elle raconterait les désillusions politiques de Godard (l’adolescente lit Illusions perdues de Balzac). Déjà dans la première partie du film, le rapport entre les adultes et les enfants était déjà problématique. Ici, il s’incarne dans un tribunal symbolique où les enfants, inquisiteurs, mènent le jeu et font parler leurs parents en exigeant des récits et éventuellement des réponses… qui ne viendront jamais.
La désormais mythique stratégie de déconstruction godardienne — qui s’amorce dès l’ambiguïté grammaticale du titre — est donc ici toujours de mise et son intention demeure fondamentalement la même : forcer un regard nouveau sur le cinéma et sur le monde. Regard nouveau qui passe d’abord par une réflexion sur la nature et le sens des images. Et si la forme de cet essai cinématographique n’est pas absolument nouvelle, ni chez Godard ni ailleurs (n’y a-t-il pas, dans cette main posée sur la fenêtre, une évocation du cinéma de Maya Deren ?), elle a néanmoins une résonnance troublante avec les actuels printemps arabes et les crises financières européennes.
Les idées nous séparent mais les rêves nous rassemblent, a dit Godard. Finalement, Film Socialisme est donc peut-être un film rêvé. Et comme pour le rêve, qui est essentiellement un appel à la réflexion plus qu’une entité narrative fermée, il n’y a qu’une clé qui puisse le décoder… la nôtre.
ESSAI | Suisse / France 2010 – DVD : 2011 – Durée : 101 minutes | Réal. : Jean-Luc Godard – Scén. : Jean-Luc Godard – Images : Fabrice Aragno, Paul Grivas – Mont. : Jean-Luc Godard – Int. : Catherine Tanvier, Christian Sinniger, Jean-Marc Stehlé, Agatha Couture, Eye Haïdara, Marie-Christine Bergier, Nadège Beausson-Diagne – Suppléments : Entretien de Godard avec quelques journalistes > Montage d’extraits de films > – Audio : allemand, anglais, français, hébreu – Sous-titres : français — Dist. : Métropole| Sortie : Depuis le 21 juin 2011
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