9 mars 2012
>> Sylvain Lavallée
Restons encore un peu dans le domaine du virtuel : j’écrivais la semaine dernière que les jeux vidéo sont l’expérience du possible et que le possible est plus présent que jamais dans la société contemporaine. Le vidéoludisme est certainement le domaine où ce possible est le mieux représenté, quoique représenté n’est pas tout à fait le bon terme puisque dans un jeu ce possible est pour ainsi dire vécu, dans la mesure où le joueur peut toujours y accéder et l’actualiser, il y a une véritable interaction entre le possible et le joueur, sans distance entre l’un et l’autre, d’où l’intérêt de ce média, miroir fidèle de ce nouveau monde numérique. Le possible contemporain est aussi représenté dans les autres arts, certes, il n’est pas l’apanage du vidéoludisme, mais dans un art plus traditionnel comme le cinéma ou la littérature il ne peut l’être que de façon indirecte, ceux-ci ne peuvent représenter qu’une image du possible plutôt que du possible lui-même, nous ne pouvons qu’en être spectateur. Je lisais récemment Retromania : Pop Culture’s Addiction To Its Own Past de Simon Reynolds, un essai sur la musique contemporaine et sa relation obsessive avec les formes musicales du passé. Reynolds n’articule pas son point de vue de la même manière que je le fais ici, il ne parle pas explicitement du possible, mais ce qu’il décrit rejoint largement ce propos, notamment lorsqu’il parle de notre usage des nouvelles technologies et de la manière que celles-ci influencent la musique. Après les jeux vidéo donc, détour cette semaine par la musique pour mieux revenir ensuite au cinéma.
Pour Reynolds, la musique pop a toujours été une expression fidèle de son temps, la nostalgie nous étrenne aisément lorsque nous écoutons du rock psychédélique de la fin des années 60 ou de la new wave du début des années 80, même, d’ailleurs, si nous n’avons pas vécu ces époques, puisque cette musique est indissociable des conditions sociales qui l’ont vu naître, elle exprime une vision du monde autant qu’une vision de la musique, elle a une raison d’être au-delà d’elle même. Qui plus est, la pop était largement lancée vers l’avant, les nouveaux mouvements musicaux surgissaient généralement en rupture avec la musique qui leur était contemporaine, le post punk par exemple qui détruisait tout pour mieux recommencer (pour paraphraser un autre livre de Reynolds, Rip It Up And Start Again). Bien sûr, la musique ne s’est pas toujours dirigée que vers le futur : l’une des plus profondes secousses que la pop a subite, c’est ce cri de No future que les punks lançaient au milieu des années 70, s’opposant entre autres à la virtuosité du prog en retournant vers une forme plus primaire de rock, au rockabilly des années 50 et au rock de garage sauvage des années 60, un passé que l’on ne faisait pas que copier, mais qui était certainement constitutif. De même, nombre de mouvements musicaux dans les années 80 prônaient un retour vers les années 60, du Paisley Underground de L.A. au psychédélisme de Spacemen 3 ou Jesus and Mary Chain, en passant par la jangle pop ou le refus des synthétiseurs d’un groupe comme the Smiths, mais pour tous ces exemples il ne s’agissait rarement que d’un repli vers le passé, celui-ci était plutôt retravaillé et réactualisé, réapproprié au présent.
Cette obsession envers le passé n’a donc rien de nouveau, mais elle était autrefois contrebalancée par un large pan de la musique qui regardait plus directement vers l’avant, alors que depuis le nouveau millénaire il est à peu près impossible d’identifier un nouveau genre musical qui ferait fi du passé, ou en tout cas qui serait plus préoccupé par le présent et le futur, et qui serait aux 00’s ce que le glam rock a été au 70’s ou le rave au 90’s. Il y a bien quelques singularités présentement, Animal Collective par exemple, mais pas de large mouvement esthétique et culturel, comme le furent les révolutions du hip-hop, du punk ou du rave. À quoi avons-nous eu droit alors dans les dernières années en musique? À une série sans fin de revival (toutes les décennies précédentes ont été remises à la mode à un moment ou un autre dans les dix dernières années) et à du recyclage sous toutes ses formes (mash-up, sampling, l’émergence des groupes hommage reproduisant à la note près les spectacles de groupes-cultes, la combinaison de plus en plus hétéroclite de genres musicaux en apparence opposés, le retour sur scène de plusieurs groupes à la retraite, les rééditions incessantes des grands classiques, etc.) On se demande alors, à l’instar de Reynolds, de quelle musique du nouveau millénaire nous serons nostalgiques dans trente ans. Ou plutôt, comme on copie de moins en moins le passé lointain, mais surtout le passé récent, celui que l’on a soi-même vécu (la mode est pour les années 80 ces temps-ci), de quoi serons-nous nostalgiques dans cinq ans? Pouvons-nous être nostalgiques d’une musique qui ne fait que recycler d’anciennes formes, qui n’existe qu’en relation avec la musique et si peu avec le monde? Mais cette formulation n’est pas exacte, elle induit en erreur : la musique n’a pas cessé d’être un reflet de son temps au tournant du millénaire, au contraire, elle l’est plus que jamais, mais le temps, lui, est chose du passé, il s’est dissout, comme je le notais la semaine dernière. Si nous sommes obnubilés par le passé, c’est d’abord parce que nous pouvons le faire, parce qu’il nous est facilement accessible, il est à portée de clic sur la toile, il peut se rendre en quelques secondes à nos oreilles. Et si nous sommes fascinés par le passé récent (contrairement à la Renaissance par exemple, qui était tournée vers la lointaine Grèce antique), c’est aussi parce que c’est lui qui est accessible, qui est archivé par toutes ces caméras et ces micros, puis diffusé gratuitement sur le web, que ce soit de façon plus légale (youtube ou grooveshark) ou illicite (les torrents). En écrivant sur the Girl With the Dragon Tattoo, je parlais de ce numérique effaçant les frontières du temps, de Lisbeth Salander qui n’était pas encombrée par les trente ans la séparant du meurtre qu’elle doit élucider, et c’est exactement ce dont la musique actuelle témoigne aussi : je peux dès l’instant aller sur youtube et avoir accès à une part importante de la musique des cinquante dernières années (plus ancienne aussi, mais ça devient plus ardu), je ne suis plus limité par des considérations aussi triviales que le temps ou l’espace, alors les musiciens ne voient pas dans le passé de leur art des formes révolues, cette musique du passé leur est toujours actuelle, en partie parce qu’elle est aussi accessible que la musique contemporaine. Pour un artiste en 2012, utiliser une forme du passé n’est pas un geste passéiste ou nostalgique, le rockabilly est aussi actuel que le dubstep.
Cette accessibilité de la musique est un phénomène très récent, commençant avec l’arrivée du DC et explosant avec la révolution numérique. Le vinyle avait déjà transformé la musique en produit de consommation, l’arrivée du support physique a permis de transférer sur un objet concret, commercialisable, l’expérience de la musique, autrefois réservée à la salle de concert, on passait d’un événement unique, irreproductible et intangible à un produit de masse possédable, mais les vinyles avaient encore des tirages limités, une fois les premières éditions épuisées cela pouvait prendre plusieurs années avant qu’un nouveau pressing apparaissent sur les tablettes des vendeurs, et il s’agissait d’un traitement de faveur réservé aux albums considérés essentiels ou très populaires. Comme il est beaucoup plus facile et moins dispendieux de produire des DC, rapidement nombre d’albums disparus de la circulation sont réapparus sur le marché (en plus d’un nombre incalculable de rééditions) à partir des années 80, mais surtout dans les années 90, alors que le marché du DC a véritablement pris son envol. Donc, jusqu’au milieu des années 80 environ, le seul passé accessible était celui que l’on avait vécu, mais comme la majorité des nouveaux musiciens étaient de jeunes adultes, voire des adolescents, leur connaissance du passé ne pouvait être que très partielle, elle provenait essentiellement de la radio et de la discothèque de leurs parents. Pour un jeune homme commençant à gratter la guitare au milieu des années 70, la musique de la décennie précédente représentait une tout autre époque, une rupture amplifiée par la difficulté d’approfondir ce passé, ces jeunes musiciens partaient pratiquement de zéro, d’où ce constant mouvement vers l’avant dans la musique, se renouvelant par le fait même qu’elle disparaissait à mesure qu’elle était produite. Pas étonnant alors que cette musique exprimait le présent, que la pop accompagnait une époque comme une bonne bande-son un film. Pour un jeune homme commençant à bidouiller sur son ordinateur aujourd’hui, les Beach Boys, les Sex Pistols, Depeche Mode ou Massive Attack lui sont autant contemporains que Jay-Z ou Lady Gaga, la bande-son des années 2000 n’est pas composée uniquement de la musique de cette décennie, mais aussi de tout ce qui précède. Et pour ce jeune musicien, toute cette musique ne représente qu’un gigantesque possible, toujours à portée de mains, un passé qu’il ne peut pas ignorer.
Je le disais en introduction, outre les jeux vidéo, le possible n’est représenté qu’indirectement par les arts traditionnels, c’est-à-dire que la relation entre la musique contemporaine et ce possible n’est qu’un miroir de la relation entre notre moi et le possible découlant de notre usage des nouvelles technologies. Par exemple, j’écris ceci en écoutant le dernier disque de the Men, Open Your Heart, un combo à la base blues-rock incorporant du krautrock, du punk, du country, du shoegaze et j’en passe, il est impossible de parler de cet album sans mentionner ses multiples influences (on pense rapidement à ce qu’il y avait sur l’étiquette SST dans les années 80, Hüsker Dü, Sonic Youth et compagnie). Je dois dire que j’aime beaucoup, et en fait la qualité de la musique n’est pas en question dans cette discussion (non, je n’essaie pas de dire de façon plus sophistiquée que c’était don’ ben mieux dans le temps), mais j’aurais de la difficulté à définir l’identité d’un tel groupe, en dehors de cette relation au passé. Pour the Men, ce passé est un possible que l’on sent toujours peser sur eux, ils mélangent différents styles, mais il y a quelque chose d’un peu arbitraire, ils font ici du krautrock mais ils auraient tout aussi bien pu faire du trash métal. J’imagine qu’ils se justifieraient en disant qu’ils font la musique qu’ils aiment, qu’ils enregistrent un son qu’ils leur semblent trop absent aujourd’hui, un discours que l’on entend souvent même s’il n’a aucun sens puisque tous les sons sont également présents de nos jours. Oui, certains sont mieux représentés que d’autres, par l’industrie surtout, mais avec le web? Je peux aller télécharger, légalement ou non, le premier album des Replacements, et j’y retrouverais aussitôt la même énergie que sur ce Open Your Heart, ces deux albums me sont également accessibles, alors pourquoi écouter le dérivé si je peux avoir aussi facilement l’original? Je caricature un peu, the Men ne sont pas qu’une copie des Replacements (déjà fort référentiels eux-mêmes, avec des chansons comme Alex Chilton), mais il reste que je peux cerner ce qu’était le groupe de Paul Westerberg, il avait une identité propre au-delà de la littérature musicale qu’il citait, ce que j’aurais plus de difficulté à trouver chez the Men, même si leur son est cohérent malgré l’éclectisme (leurs noms, déjà, en dit beaucoup sur leur anonymat); dans la musique contemporaine, baignant dans le possible, il y a un effacement du moi, de l’identité, au sein du virtuel.
Kierkegaard, pour revenir à lui, décrit le moi dans sa relation entre le possible et la nécessité, il nous dit que l’homme se promène en traînant dans sa poche une quantité de possible dans lequel il peut piger à tout moment pour le rendre réel, ce mouvement constant entre la nécessité et le possible étant ce qui constitue le moi. En quelque sorte, nous sommes définis autant par ce que nous sommes que par ce que nous pouvons être, et l’une ou l’autre extrême, l’absolue nécessité ou l’absolu possible, sont des formes de désespoirs. Que se passe-t-il alors dans une société comme la nôtre où le possible est démultiplié par les nouvelles technologies? « Les possibles deviennent bien de plus en plus intenses, mais sans cesser d’en être, sans devenir du réel, où il n’y a en effet d’intensité que s’il y a passage du possible au réel. À peine l’instant révèle-t-il un possible qu’il en surgit un autre, finalement ces fantasmagories défilent si vite que tout nous semble possible, et nous touchons alors à cet instant extrême du moi, où lui-même n’est plus qu’un mirage. Ce qui lui manque maintenant, c’est du réel, comme l’exprime aussi le langage ordinaire lorsqu’on dit que quelqu’un est sorti du réel. […]Un moi qui se regarde dans son propre possible n’est guère qu’à demi vrai; car, dans ce possible-là, il est bien loin encore d’être lui-même, ou ne l’est qu’à moitié. » (Traité du désespoir) Comme je l’écrivais la semaine dernière, la technologie nous permet d’être toujours potentiellement ailleurs, par le cellulaire entre autres, l’Internet, les divers iBidules, par tous ces écrans dont l’accumulation dilue le présent. Il n’est pas nécessaire que ma télévision et mon ordinateur soient ouverts pour que je sois envahi par ce possible, le temps ne cesse pas d’exister seulement lorsque j’explore youtube, l’existence même de ces technologies ouvre le possible, que je les utilise ou non. On connaît tous l’histoire de ce gars qui interrompt une conversation dans un café pour parler au cellulaire, un exemple évident d’un homme se trouvant à deux endroits en même temps, mais en réalité il importe peu que ce cellulaire soit ouvert ou fermé, le seul fait d’en posséder un multiplie le possible. C’est-à-dire qu’il ne faudrait pas confondre cette idée du possible avec le discours usuel sur ce réel disparaissant sous l’image et le simulacre, puisque cette multiplication du possible précède cette fameuse carte ayant recouvert le territoire : nous vivons dans le virtuel, le potentiel, parce qu’il y a autour de nous tout ce possible, et non parce qu’on ne sait plus faire la différence entre le réel et son image. L’image n’est pas un problème en soi, nous entretenons un rapport très riche avec la fiction (je n’écrirais pas sur l’art si je ne le pensais pas), et même, je crois, avec une image d’une image, on pourrait même avancer l’idée que ce que je nomme le « moi » n’est qu’une fiction, alors ce n’est pas l’omniprésence des images qui nous éloigne du réel, mais les possibilités qu’elles offrent. Remarquons au passage que cela rejoint ce que j’écrivais sur le corps dans les Investigations cinématographiques et ma rétrospective 2011 : comme notre corps n’a d’utilité qu’au présent, il devient de plus en plus obscur, inexpressif, alors il disparaît aussi de nos écrans parce qu’on ne sait plus le représenter. Au sein du possible, le corps devient insignifiant, lui qui tient du réel et de la nécessité, qui ne peut s’exprimer que dans le temps.
Évidemment, notre moi ne s’efface pas dès que nous tenons un cellulaire dans notre main, mais notre moi a devant tous ces possibles la même relation qu’il y a entre the Men et le passé de la musique rock : the Men peuvent passer indifféremment du country-rock (Candy) au krautrock (Oscillation) au hardcore (Cube), comme s’il n’y avait rien qui séparait ces genres, alors qu’à l’origine ils sont pourtant des expressions de réels fort différents. En fait, tout point de vue contemporain sur ces genres ne peut être que superficiel puisqu’ils sont détachés de la réalité qui les a engendrés, on ne sait pas trop ce que représente le hardcore pour the Men, ce n’est qu’une esthétique, alors que pour Bad Brains ou Black Flag, le hardcore était aussi une éthique. C’est ce que je voulais dire plus tôt lorsque j’écrivais qu’il est un peu arbitraire que the Men joue du hardcore ou du trash métal, leur musique n’est pas ancrée dans le réel mais dans une certaine idée qu’ils se font de la musique qu’ils aiment, collectionnant ainsi les genres au point de se créer une identité si éclatée qu’elle en devient informe. Il y a quelques années, j’aimais bien me vanter de l’éclectisme de mes goûts musicaux (alors qu’ils ne l’étaient pas tant que ça), pensant qu’il y avait une richesse dans cette ouverture d’esprit. Aujourd’hui, mes goûts sont plus variés que jamais, si je mets mon iPod en mode aléatoire je peux passer de Françoise Hardy à Mastodon, de A Tribe Called Quest à the Adverts, en passant par Hank Williams, Ornette Coleman ou Fennesz, mais maintenant je regarde cette supposée ouverture de manière inquiète : de tous ces styles, je n’ai qu’une connaissance très partielle, superficielle, et même s’il y a bien quelques genres que je connais mieux, auxquels je m’identifie plus, je me demande souvent en quoi ceux-ci me représentent vraiment, d’autant plus que mon attachement à la musique est avant tout esthétique (je m’identifie plus à un son que j’aime qu’à la philosophie qu’il implique). De plus, cet éclectisme est devenu monnaie courante, je ne pense pas que mon iPod soit si singulier, ou plutôt, il y a probablement très peu de iPod contenant exactement les mêmes albums, mais il doit en avoir beaucoup qui sont aussi hétéroclites que le mien, et malgré ce que tente de me faire croire Apple en mettant des I (Je) devant tous leurs machins, je ne crois pas que ma diversité soit plus personnelle que celle d’un autre (en tout cas elle est autant superficielle), nous sommes tous différents de la même façon… En somme, je dois me renvoyer la même question que je pose à the Men: qui suis-je? (Évidemment, mon identité ne tient pas qu’à ma relation à la musique, mais on pourrait constater ce même écartèlement du moi dans bien des domaines.)
Tous ces genres ne sont pour moi que des possibles, et malheureusement je ne peux pas réellement les actualiser, je pourrais bien me lancer demain dans un trip de street punk, je pourrais tenter d’embrasser cette culture, mais en réalité je ne peux la regarder que de loin, je ne pourrai jamais vivre cette musique comme elle était vécue au début des années 80, au moment où elle était pleinement signifiante. De toute façon, je ne crois pas que je le ferais parce que je sais qu’il y a bien d’autres choses que le street punk en musique, et je devrais me couper de tous ces possibles si je décidais de concentrer mon attention sur un genre aussi précis, alors je garde toutes les avenues ouvertes au cas où je manquerais quelque chose d’essentiel ailleurs, en me disant que peut-être qu’en surfant sur le hip-hop je trouverai un jour quelque chose qui m’est plus précieux que je le croyais au premier abord, ou encore parce que je suis accroc au plaisir immédiat de la découverte, même si la plupart du temps je ne fais que redécouvrir ce que je connaissais déjà; ainsi, malgré qu’elle me soit accessible, il y a toujours cette distance disons éthique entre moi et la musique du passé, ce qui m’empêche de m’y engager totalement pour la transformer en nécessité (un peu comme je décrivais le jeu Skyrim la semaine dernière, dans lequel je peux jouer un mage-guerrier-voleur-forgeron-rebelle-régicide-marié sans qu’aucune de ses fonctions ne soit signifiante dans l’espace du jeu). De plus, les communautés musicales sont de moins en moins présentes et leurs frontières de plus en plus malléables, je ne vois pas d’équivalent aujourd’hui à une communauté comme celle accompagnant le street punk, ou celle du grunge, pour prendre un exemple moins marginal, alors j’aurais bien de la difficulté à vivre la musique contemporaine puisqu’elle est détachée d’un réel sur lequel elle ne semble avoir aucun effet, la musique reflète toujours le monde mais n’arrive plus à l’influencer. Ce qui ressemble le plus à une nouvelle communauté présentement, ce sont les hipsters, mais ce terme est utilisé de façon péjorative et pratiquement personne ne s’identifie volontiers comme un hipster. D’ailleurs, comme le remarque Reynolds, les personnes correspondant le plus à la description usuelle d’un hipster seront les premiers à ridiculiser ce qui tient du hipsterisme, alors il est difficile de parler d’une communauté dans un tel cas (le terme ratisse aussi très large, le hipster sera associé à plusieurs styles de musique, pourvu qu’ils soient indépendants et couverts par Pitchfork).
Pour décrire l’état de la musique contemporaine, Reynolds propose le terme hyper-stasis : « It describes situations in which potent musical intellects engage in a restless shuttling back and forth within a grid-space of influences and sources, striving frenetically to locate exit routes to the beyond. » À l’ère analogique, du point de vue d’un individu, le temps bougeait lentement, mais au niveau culturel on semblait se diriger vers l’avant; à l’ère numérique, lorsque l’on regarde de près, il y a un mouvement perpétuel, incessant, mais dès que l’on prend du recul on a l’impression au contraire que la culture s’est arrêtée, comme si l’on circulait uniquement au travers de ce que l’on sait déjà, explorant frénétiquement des connaissances acquises, qu’au pire l’on répète et qu’au mieux l’on reconfigure, sans jamais oser se lancer vers l’inconnu (Reynolds remarque d’ailleurs qu’il n’y a plus de vision du futur aujourd’hui, on n’a aucune nouvelle utopie pour remplacer ces rêves de voitures volantes et de robots-serviteurs qui se sont effondrés lorsque l’on a franchi le millénaire en conduisant toujours des voitures à l’essence; logiquement, il ne peut pas y avoir de futur s’il n’y a plus de temps). Pour poursuivre notre lien avec les jeux vidéo, remarquons que Reynolds trouve aussi une telle résonnance avec ce média, lorsqu’il compare « this aesthetic quality of anxious unrest to games players trying to get to the next level », le vidéoludisme offrant donc une parfaite extension de l’atmosphère contemporaine. Dès lors, cette idée d’hyper-stasis peut très bien décrire aussi l’individu moderne : éclaté, multipliant les mises en scène, le moi bouge et court de possible en possible, un mouvement circulaire qui ne s’arrête jamais, qui écartèle le moi et le fragmente jusqu’à l’indifférencier, et cette frénésie avec laquelle nous multiplions les images de soi trahit une angoisse profonde, ce désespoir du possible de Kierkegaard, un état virtuel que nous cherchons à fuir en explorant tous ces possibles dans l’espoir d’y trouver enfin une issue vers le réel, une quête bien inutile tant qu’elle ne prendra pas le temps de s’arrêter pour se permettre de poser un pied vers l’avant…
Enfin, il ne faut pas se méprendre: malgré mon titre apocalyptique et le ton trop pessimiste de cet article, tout n’est pas si pourri au royaume du virtuel. Mais ça, c’est une autre histoire.
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