LAISSER PARLER LE COMÉDIEN

Élie Castiel
ENTREVUE

À Montréal, pour la présentation d’Andromaque 10-⁴³ au Théâtre Denise-Pelletier, Denis Lavant nous a gracieusement accordé cette entrevue. Sur scène, nous découvrons un comédien fidèle à sa mécanique du jeu. En personne, nous sommes devant un intellectuel avec une philsophie de vie hors-norme, en accord avec les idées progressistes qui changent le monde et la façon de le comprendre.

Vous avez participé à près de 90 films. Est-ce que votre présence atypique, loin du héros mythique ou romantique en est pour quelque chose ?

En fait, je n’ai jamais compté le nombre de films auxquels j’ai participé. Pour moi, il y a environ 10 films qui comptent, là ou je me sens partie prenante. Côté physique, c’est important d’impressionner par son visage. Mais je dois avouer que c’est en premier lieu au théâtre que j’ai débuté ma carrière de comédien ; dans le théâtre expressif, de rue. J’ai toujours été attisé par le burlesque, le théâtre forain. Le cinéma, je ne comptais pas du tout. Mon entrée dans ce milieu, c’est surtout avec Leos Carax qu’elle s’est amorcée. J’ai poursuivi avec des cinéastes comme Claire Denis et Harmony Korine. Mon entrée dans le monde du cinéma mis à part quelques courts métrages, s’est effectuée avec Boy Meets Girl. J’ai passé un casting sans m’attendre à rien. Et j’ai eu la surprise de constater que ma candidature était retenue. Leo et moi avons appris à nous connaître de film en film. On s’est en quelque sorte découvert l’un et l’autre. Il a sans doute perçu mes capacités de comédien et les a utilisées en activité maximale. C’est ainsi que ça été dans le cas des Amants du Pont-Neuf et Mauvais Sang.

En effet, vos personnages sont des anti-héros, des êtres hors-normes, d’où leur éclatante singularité.
Oui, c’est bien vrai. Mais ces personnages ne sont pas totalement étrangers à ma manière de vivre, à ma personnalité. J’ai tendance à attirer des réalisateurs qui ont un propos anticonformiste, qu’il s’agisse de Korine, Carax ou Denis, des cinéastes-poètes, avec des univers très denses. Et soudain, le comédien arrive avec son propre potentiel décalé, pas inscrit dans la société, dans les valeurs traditionnels du monde d’aujourd’hui. Je me définis poètiquement dans mon comportement, dans ma manière de penser et d’appréhender le monde. La rencontre avec ces réalisateurs m’a amené à aller plus loin dans cette vision de la vie. Notamment avec Leos, qui a une perception des choses et de l’existence d’une grande lucidité.

Les très nombreux courts métrages, était-ce pour faire plaisir aux copains ?
Non, pas du tout. Je considère que le court métrage est un exercice parfaitement honorable. C’est comme la nouvelle en littérature.Certes, ce n’est pas une activité qui entre dans le commerce, mais elle sert de tremplin pour les réalisateurs de demain. En fait, je me permets de le répéter, les trois-quarts de mon temps sont consacrés au théâtre, à la scène. Et puis le court métrage, comme c’est une question de 2-3 jours à une semaine de tournage, je peux l’inscrire à l’intérieur de ma principale occupation.

Il y a devant la caméra et sur scène, face à un public. Les deux situations diffèrent de par leur nature.
Oui, sans doute, côté technique. Mais pour le comédien, c’est le même engagement. Pour la scène, on répète, on expérimente, on se trompe et on recommence avant de se produire, en principe, sans se tromper. Au cinéma, on cherche tous les jours comme s’il s’agissait d’un work-in-progress où l’on est constamment en perpétuelle remise en question quant aux divers éléments du film, qui se précisent de jour en jour. Ce qui est passionnant au théâtre, c’est de tracer la trajectoire, de passer par plusieurs moments émotionnels et de construire la véritable voie à suivre, en direct, face au public. Mais faire un aller-retour entre le théâtre et le cinéma, c’est aussi de constater que l’un enrichit l’autre. Dans les deux cas, il faut aller cherche l’authenticité. C’est cela aussi la marque du comédien.

Andromaque 10-⁴³ libère le texte racinien, mais se permet un contexte moderne. N’est-ce pas risqué ?
Je trouve sincèrement que c’est un projet tout à fait cohérent. Le but du metteur en scène est qu’à partir du texte de Racine, il puisse extraire les éléments qui se rapportent à aujourd’hui. La guerre de Troie est un conflit qui a duré une dizaine d’années et qui a été extrêment destructeur. Mais avec le temps, c’est devenu un événement abstrait, à la limite, romantique. Le fait de faire retentir cette activité destructrice dans le monde actuel, je trouve que c’est important si on tient à avoir un engagement politique et social. Et ça nous pousse, nous les comédiens à être situés dans le concret, le vivant, même lorsqu’il est question de vers qui datent d’un certain temps.

Dans la pièce, votre mécanique du jeu est particulière. Elle évoque parfois le réflexe d’interprétation dans certains de vos films.
C’ est tout à fait conscient. Sur scène, j’ai une propension à m’exprimer aussi par le corps. C’est un support de jeu et en même temps, ça fait partie des indictations du metteur en scène. Ce n’est nullement chorégraphié de façon précise. Pyrhus, par exemple, c’est un ancien soldat qui a participé violemment à la fin et à la mise à sac de Troie. Il ressort de cette expérience traumatisé physiquement et psychologiquement, au point qu’il est soudainement pris par ce désir incontrôlable de vouloir épouser Andromaque. Il n’est plus en mesure de maîtriser son corps et son esprit qui le lachent. Le conflit prend alors une tournure de drame pyrrhusien.

Mais l’utilisation des nouvelles technologies, n’est-ce pas pousser trop loin pour faire actuel ?
Non, pas vraiment. Nous sommes constamment agressés d’images en mouvement. Les fictions et les réalités s’entrechoquent sans cesse et font partie intégrante de notre quotidien. À un moment donné, elles se banalisent et deviennent des décors. Dans ce contexte, je trouve qu’avoir recours aux nouvelles technologies tient bon se confirment dans ce contexte précis.